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CORPUS DES VOYAGEURS À ALEXANDRIE - Oueded SENNOUNE - Liste des récits dans l'ordre chronologique des voyages
254 récits de voyageurs, 251 voyageurs

6e siècle

ANONYME DE PLAISANCE (560-570)

Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, II/3, Leyde, 1932.
Cette relation a été attribuée à Antonin de Plaisance, saint patron de cette ville. Mais il semblerait que l’auteur de ce texte soit inconnu. Celestina Milani, dans le titre de son ouvrage, propose de dater ce récit aux alentours de 560-570.1

p. 389 verso :
« En descendant à travers l’Égypte, nous vînmes dans la ville d’Alepi 2, chez saint Mennas, qui pratique dans ce pays de grandes vertus. Ensuite, en naviguant à travers un lac, nous vînmes à Alexandrie. Dans ce lac, nous vîmes une multitude de crocodiles. Alexandrie est une belle cité, dont la population est futile, mais reçoit aimablement les étrangers ; il y a parmi elle de nombreuses hérésies. C’est là que dort de son dernier sommeil, Athanase, évêque de cette ville, qui, au temps de Constance, fils de l’empereur Constantin, fils d’Hélène, lutta pour la foi du Christ contre Arius, prêtre hérétique de cette même cité, et s’exposa ainsi très souvent à des dangers mortels. C’est également là que reposent saint Fauste, saint Épimaque et saint Antoine ou saint Maur, et les corps d’autres saints.


1 Anonyme de Plaisance, Itinerarium Antonini Placentini. Un viaggio in Terra Santa del 560-570 d. C., par C. Milani, Milan, 1977.
2 Dans le texte latin : Athlefi.

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Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

7e siècle

MORIENO ROMANO (VIIe siècle)

Lumbroso, G., Descrittori Italiani dell’Egitto e di Alessandria, Reale Accademia dei Lincei CCLXXVI, Rome,1879, p. 429-615.
Morieno, originaire de Rome, est un philosophe moine du VIIe siècle, qui choisit de s’exiler à Alexandrie pour recevoir l’enseignement d’Adfar comme il l’écrit dans son court récit. Il est considéré comme l’un des meilleurs auteurs alchimistes. Deux ouvrages de Morieno nous sont parvenus : Librum de composicione alchymiae et De distinctione Mercurii aquarum.3 Robert de Chester a été le premier à traduire le texte de Morieno de l'arabe en latin en 1144.
p. 432 :
« Un homme, beaucoup d'années après la passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, trouva le livre. Or cet homme était originaire d'Alexandrie. C’est pourquoi on l'appelait Adfar d'Alexandrie. Cet homme divin donna beaucoup de préceptes de cette science ; celle-ci s'était divulguée sous son nom dans toutes les parties de notre région. Lorsque je séjournais à Rome, le nom de cet homme, avec la réputation de Sa science, me parvint pour ainsi dire, à tire d'aile. À cette époque-là, en effet, j'étais établi à Rome (dont j'étais aussi originaire). D'ailleurs j'étais alors un jeune homme en cours d'étude, et pour la doctrine chrétien depuis mon plus jeune âge, du fait de mes deux parents. Aussi, quand j'entendis le nom et la réputation de cet homme, je quittai à la hâte parents avec patrie, et ne donnai guère de repos à mes membres que je n’en aie gagné Alexandrie. Je suis donc entré dans la ville, et j'ai marché par ses rues et ses chemins en hôte nouveau, jusqu'à trouver la maison de cet homme. Enfin je demeurai avec lui, et je me montrai à lui si aimable qu'il me dit les secrets de toute la divinité universelle. Puis Adfar mourut, et quelques jours après son décès, je quittai Alexandrie et gagnai Jérusalem, dans le territoire de laquelle je choisis un lieu désert où je puisse mener une vie conforme à ma foi et à ma profession. »4


3 Jöcher, Ch. G., Allgemeines Gelehrten-Lexikon, vol. 3, Leipzig, 1751, p. 156.
4 Traduction : G. Favrelle.

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ARCULFE (avant 688)

Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, III/1, Leyde, 1930.
À son retour de voyage, le pèlerin Arculfe aurait été jeté par une tempête sur les côtes de la Grande-Bretagne. L’abbé Adamnan, qui le recueille, a rédigé un récit d’après ses conversations : Libri di situ Terrae. D’après son éditeur, Arculfe serait un évêque gaulois.5 Ces données biographiques sont les seules qui nous soient parvenues, mais on peut supposer qu’il est évêque régionnaire, c’est-à-dire un missionnaire évangélique, puisqu’il ne fait mention nulle part de l’église qu’il gouverne.6

p. 491 :
« Relation d’Arculfe sur les saints lieux écrite par saint Adamnan. Alexandrie, le fleuve le Nil et ses crocodiles.
Cette grande cité, autrefois la métropole de l’Égypte, se nommait jadis en hébreu No. C’est une ville très peuplée, laquelle d’après son célèbre fondateur Alexandre, roi des Macédoniens, est connue chez tous les peuples sous le nom d’Alexandrie ; elle reçut ainsi de cette construction sa grandeur en tant que cité et son nom. Arculfe, au sujet de ce qu’il raconte de sa situation, ne diffère en rien de ce que nous avons déjà appris par nos lectures.
Descendant de Jérusalem, et commençant sa navigation à partir de Joppé, il eut quarante jours de voyage jusqu’à Alexandrie, dont le prophète Nahum parle brièvement quand il dit : « L’eau l’entoure de toutes parts ; sa richesse, c’est la mer ; ses murailles, ce sont les flots. » En effet, elle est ceinte du côté du sud par les bouches du Nil, et du côté du nord par la plage. Sa position étant ainsi définie, on voit clairement que, située sur le Nil et la mer, elle est entourée de toutes parts par les eaux et qu’elle se trouve interposée comme une barrière entre l’Égypte et la grande Mer. C’est une ville dont le port est mauvais et elle est d’un accès difficile pour qui vient de la haute mer ; son port est plus difficile que les autres, parce qu’il est, absolument comme un corps humain, plus large à sa tête, qui est la rade, mais plus étroit à son goulet, là où il reçoit le mouvement de la mer et des vaisseaux, et par lequel se trouvent donnés au port quelques secours pour respirer. Aussitôt que l’on est échappé du goulet et de l’entrée du port, la mer, tout comme le reste de la forme du corps humain, se développe tant en longueur qu’en largeur.
À droite du port, se trouve une petite île, sur laquelle il y a une très haute tour, que les Grecs et les Latins ont également appelé le Phare, par suite de son usage ; parce que ceux qui naviguent l’aperçoivent de loin, de telle sorte que dans la nuit, avant qu’ils n’arrivent sur les approches du port, ils connaissent par la lumière des flammes, que la terre est voisine et toute proche d’eux, de manière à ce que, trompés par les ténèbres, ils ne tombent pas sur les rochers, et afin qu’ils puissent trouver le chenal du goulet. Il y a là des fonctionnaires, qui ont l’office, en entassant des brandons et des amas de bois, d’entretenir le feu, dont le rôle est ainsi d’annoncer et de montrer la terre, de faire voir à celui qui entre, l’étroitesse des chenaux du port, les sillons des ondes, et les sinuosités du goulet, afin que la carène fragile ne touche les écueils, et n’aille heurter, en cherchant à pénétrer dans le port, les rochers couverts par les flots. C’est pourquoi il faut incliner un peu la course en droite ligne du navire, pour qu’il n’aille pas donner sur les rochers invisibles qui sont dans ces parages, et tomber en péril.
En effet, le chenal qui donne accès dans le port est plus étroit que la partie latérale de droite, tandis que l’accès du port est plus large dans sa partie de gauche. En effet, autour de l’île, on a jeté des môles d’une grandeur immense, afin que ses fondements, assaillis par l’assaut incessant de la mer en furie, ne cèdent, et ne soient désagrégés par la violence des vents. De là vient, sans aucun doute, que ce chenal, qui, dans toute sa longueur, passe entre les rochers rudes et des môles interrompus, soit constamment agité, et ses flots bouleversés, que dans toute sa traversée, l’entrée des navires soit pleine de périls. La grandeur du port s’étend en dimension à trente stades. Quoique la tempête soit la plus violente, le port, dans son intérieur, est très sûr pour le mouillage, parce qu’il écarte loin de lui les flots de la mer, par le moyen de ces chenaux que nous avons mentionnés ci-dessus et de la barrière constituée par l’île ; en effet, par ces mêmes chenaux du littoral qui rendent l’accès si difficile, la rade immense de tout le port est garantie des tempêtes et protégée contre les froids…
Il (Arculfe) commença à entrer dans la ville (d’Alexandrie) à la troisième heure, au mois d’octobre, se promenant à travers toute la longueur da la cité ; ce fut à peine s’il put parvenir à l’extrémité de sa longueur avant l’heure du crépuscule. Cette ville est entourée par une longue enceinte de murs qui sont fortifiés par des tours se suivant à de courts intervalles, lesquels murs s’élèvent tout à son alentour, sur les bords du fleuve et sur la rive de la mer dont la plage est incurvée. Les personnes qui arrivent du côté de l’Égypte, et qui entrent dans Alexandrie, rencontrent dans la partie de la ville qui est voisine de sa limite septentrionale, une église de dimensions immenses, dans laquelle, dans la terre, gît, inhumé, Marc l’Évangéliste ; on montre son sépulcre devant l’autel, dans la partie orientale de cette église, qui est construite sous la forme d’un rectangle, surmonté d’un monument commémoratif construit en blocs de marbre.
Telles sont les choses que nous savons sur Alexandrie, qui avant qu’Alexandre le Grand l’eût construite, en l’amplifiant considérablement, était nommée No, comme nous l’avons dit plus haut. L’embouchure du fleuve Nil, qui est adjacente à cette ville, et que l’on nomme l’embouchure de Canope, sépare, comme cela a été dit précédemment l’Asie de l’Égypte et de la Libye. Les Égyptiens, à cause de l’inondation du fleuve Nil, construisent de hautes digues autour de ses rives ; si ces digues, par l’effet de la négligence de ceux qui ont la charge de les garder, ou de leur trop petit nombre, viennent à être rompues par l’irruption des eaux, les flots du fleuve n’irriguent point les champs situés en contre-bas, mais les ruinent et les dévastent.
C’est pour cette raison que le plus grand nombre de ceux qui cultivent les plaines de l’Égypte, suivant ce que rapporte saint Arculfe, qui, voyageant en Égypte, a souvent navigué sur ce flot, habitent dans des maisons qui s’élèvent au-dessus des eaux, et qui sont construites sur un tablier de poutres.
Les crocodiles, comme le mentionne Arculfe, sont des animaux quadrupèdes aquatiques, qui demeurent dans le Nil ; ils ne sont pas très grands, mais ils sont voraces, et d’une telle force que si l’un d’eux, par hasard, peut trouver un chenal, ou un âne, ou un bœuf broutant l’herbe tout près de la rive du fleuve, il bondit se précipitant hors des eaux d’un mouvement subit, et le saisissant à pleines dents par le pied, il l’entraîne sous les flots, et dévore l’animal tout entier. »


5 Delierneux, N., « Arculfe, sanctus episcopus gente Gallus : une existence historique discutable »,
Rev. belge philol. hist. 75/4, 1997, p. 911.
Dezobry, Ch. et Bachelet, Th., Dictionnaire général de biographie et d'histoire de mythologie, de géographie ancienne et moderne, Paris, 1880, p. 127.
6 Collectif, Histoire litéraire (sic) de la France où l’on traite…, t. III, Paris, 1735, p. 650.

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8e siècle

9e siècle

BERNARD LE MOINE (vers 870)

Deluz, C., « Itinéraire de Bernard, moine franc. Bernard le Moine, IXe siècle », dans D. Régnier-Bohler (éd.),Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XIIe-XVIe siècles, Paris, 1997.
Nous ne savons pas grand chose de l’auteur de ce récit sauf le fait qu’il est né en France comme il l'affirme lui-même7. Bien que les manuscrits affirment qu'il écrivit son Itinéraire en 970, le texte même nous fournit des preuves convaincantes que son pèlerinage se situe autour de 8708.

p. 920-921 :
« Nous sommes montés dans un des deux autres navires, où se trouvaient aussi le même nombre de captifs et, au bout de trente jours de navigation, nous avons été débarqués au port d’Alexandrie. Nous voulions descendre à terre, mais le chef des marins – ils étaient plus de soixante – nous en empêcha et, pour obtenir l’autorisation de débarquer, il fallut lui donner six aurei.
De là nous sommes allés nous présenter au prince d’Alexandrie, auquel nous avons montré la lettre que nous avait donnée le sultan. Mais elle ne nous servit à rien, bien qu’il eût dit qu’il reconnaissait les lettres du sultan. Il nous contraignit à lui verser chacun treize deniers et il nous donna des lettres de recommandation pour le maître de Babylone. Chez ces gens, la coutume veut que l’on accepte que pour son poids tout ce qui peut se peser, de sorte que six sous et six deniers de chez nous ne valent pour eux que trois sous et trois deniers.
Cette ville d’Alexandrie est située au bord de la mer. C’est là que saint Marc l’Évangéliste prêcha et occupa la charge d’évêque. Au-delà de la porte orientale, se trouve le monastère de ce saint, avec des moines, près de l’église où il fut d’abord enseveli. Mais des Vénitiens vinrent par mer, prirent furtivement le corps à l’insu des gardiens et l’emportèrent dans leur île. À la sortie de la porte occidentale, il y a un monastère dit des Quarante Saints, où demeurent aussi des moines. Le port est au nord de la ville. Au midi se trouve l’embouchure du Gyron ou du Nil, qui arrose l’Égypte et traverse la ville, avant de se jeter en mer dans ce port. »


7 Tobler, T., Descriptiones Terrae Sanctae, Leipzig, 1874, p. 85.

8 Deluz, C., « Itinéraire de Bernard, moine franc. Bernard le Moine, IXe siècle », dans D. Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XIIe-XVIe siècles, Paris, 1997, p. 916.

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YA‘KŪBĪ (dernier quart du IXe siècle)

AḤMAD B. ABĪ YAQŪB

Ya`kūbī, Les Pays, par G. Wiet, Le Caire, 1937.

Né à Bagdad qu’il quitte dans son jeune âge pour se rendre en Arménie, Ya`kūbī appartient à une famille dont l’un des membres, affranchi du khalife abbasside Al-Mansour, est gouverneur d’Arménie, puis d’Égypte.
Jusqu’en 873, il réside en Arménie dans le Khorasan et rédige un ouvrage d’histoire. Par la suite, il entreprend de longs voyages qui le mènent de l’Inde jusqu’au Maghreb où il se met à écrire en 889 un ouvrage géographique intitulé Kitāb al-Buldān (Le Livre des Pays). Nous ne connaissons pas exactement ses activités. Nous savons qu’il est fonctionnaire un temps en Égypte. Sa vie est celle d’un curieux qui emploie son temps à s’instruire, à parcourir le monde musulman et à écrire. Il meurt après 905.9

p. 185 :

« ‘Amr conquit les districts d’Égypte par traité, à l’exception d’Alexandrie : il dut assiéger la garnison d’Alexandrie pendant trois ans et ne s’en empara qu’en l’année 23 (644). Il s’y acharna parce qu’il n’y avait dans le pays aucune autre ville qui pût lui être comparée sous le rapport de la solidité, de l’étendue et de l’abondance des approvisionnements. »

p. 196-197 :

« Alexandrie, grande et splendide cité, dont on ne peut décrire l'étendue et la beauté, [est] très riche en monuments antiques. Parmi ses prodigieux édifices, on compte le phare, situé au bord de la mer, à l'entrée du grand port, c'est une tour solide et bien construite, haute de 175 coudées, au sommet de laquelle se trouve un foyer où l'on allume des feux lorsque les vigies aperçoivent des navires loin au large. Il y a aussi les deux obélisques en pierres bigarrées, reposant sur des écrevisses de cuivre, et recouvertes d'inscriptions anciennes. Les autres Antiquités et merveilles sont très nombreuses. Un canal amène l'eau douce du Nil et se jette dans la mer.
D’Alexandrie dépendent un certain nombre de cantons.
Les uns ne se trouvent pas sur le littoral, mais bordent des canaux dérivés du Nil : ce sont les cantons de Buhaira, Masil, Mallidis, sur le canal d’Alexandrie qui pénètre la cité ; les cantons de Tarnut, Kartasa, Kharbita, qui sont également sur le canal ; les cantons de Sa, Shabas, Haiyiz, Badakun, Shirak, situés sur un canal dérivé du Nil, qu’on appelle canal de Nastaru ; d’autres cantons dépendent encore d’Alexandrie, ceux de Mariout, plein d’arbres et de vignes, et dont les fruits sont renommés, de Libye et de Marakiya, tous deux sur le littoral, dont les villages les plus voisins d’Alexandrie sont habités par des Banu Mudlidj, fraction des Kinana, mais la population de ces deux cantons est en majorité berbère : outre les villages, il s’y trouve des forteresses. »


9 Blachère, R., Extraits des principaux géographes arabes du Moyen Âge, Paris, Beyrouth, 1932, p. 116.

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10e siècle

IBN RUSTA (903-913)

ABŪ ‘ALĪ AḤMAD B. ‘UMAR B. RUSTA

Ibn Rusta, Ibn Rusteh. Les Atours précieux, par G. Wiet, Le Caire, 1955.

Nous savons seulement qu’il naît à Ispahan et qu’il fait un voyage dans le Hedjaz en 903, c’est probablement à ce moment-là qu’il visite Alexandrie. Sa description d’Alexandrie se trouve dans le Kitāb al-A‘lāk al-nafīsa (Les Atours précieux) dont seul le septième tome de cet ouvrage est conservé.10

p. 132-133 :

Le narrateur ajoute que ses compagnons et lui se rendirent à Alexandrie par la voie du fleuve, montée sur les bateaux qui sont utilisés sur le Nil. Ils descendirent le fleuve pendant quelques jours et arrivèrent à Alexandrie. C’est une ville agréable, très prospère : ce sont ici les marches extrêmes de l’Islam sur la Méditerranée. Il vit là un endroit qu’on appelle les Colonnes de Salomon, où se trouvait son palais résidentiel. Les corps de bâtiments et les murs se sont effondrés et il ne subsiste plus que des colonnes, qui ne supportent aucune toiture. On trouve encore la porte d’entrée, dont les deux battants, les jambages et le seuil sont des blocs monolithes taillés dans le roc. Cette porte est pure et lisse comme un miroir car on y voit s’y refléter les nuages du ciel et la teinte verte de la mer : elle est toute marbrée de points versicolores. Il examina une de ces colonnes : sa circonférence était si large que deux hommes ne pourraient l’étreindre.
Elle penche d’un côté, sans qu’on la touche. Il resta un long moment à la considérer, puis prenant un morceau de bois, il s’assit au pied : lorsque la colonne se pencha il introduisit le bois en dessous, mais ne put le retirer. Il prêta attention aux autres colonnes, mais aucune autre ne remuait. Il remarqua là une coupole, appelée la Coupole Verte, qu’on lui dit avoir été la Coupole du Pharaon : elle était soutenue par 16 colonnes monolithes, taillées dans le roc, recouvertes de bas-reliefs, statues et motifs divers, en partie effacés. Cet endroit se nomme la Porte de Pharaon.
Près de la colonnade il vit deux obélisques cubiques, lisses, dressés sur des scorpions en laiton ou en cuivre, sur lesquels se lisent des inscriptions incompréhensibles : on prétend que ce sont des formules talismaniques. Il apprit plus tard qu’on avait allumé du feu sous ces scorpions, ce qui les avait fait fondre, et les obélisques étaient tombés.
Sur le littoral il y a des fortins, dont les vagues de la mer viennent baigner les murs ; on les nomme mahras.

Route de Fustat à Alexandrie

On descend en bateau et, après un parcours de 30 parasanges, on parvient aux remparts d’Alexandrie : on voit défiler, à droite et à gauche, des palmeraies, des jardins et des villages. Par une jetée en pierres de taille, qui s’avance sur la mer sur une longueur d’une centaine de pas, on arrive au Phare d’Alexandrie. Ce Phare célèbre est posé sur quatre crabes en verre. Sa hauteur est de 300 degrés et, à chaque degré, une lucarne est ouverte sur la mer. Selon d’autres sources, cette hauteur est de 300 coudées royales, ce qui équivaut à 450 coudées manuelles. En entrant à Alexandrie par la porte de l’Est, on rencontre une coupole verte, qui repose sur 16 colonnes de marbre. Elle marque le centre de la cité et a été construite par Alexandre : la mer est à droite de cette coupole, à gauche de laquelle s’étend des plantations de sycomores et des vignobles. En face se trouve un marché : en y pénétrant vers la droite, on chemine pendant environ une parasange dans un local en marbre, pavé et lambrissé de marbre, si bien qu’il est infiniment rare qu’on y salisse ses vêtements. »


10 Maqbul Ahmad, S., « Ibn Rusta », EI2 III, Leyde, Paris, 1990, p. 944-945.

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IBN ḤAWQĀL (milieu Xe siècle)

ABŪ L- QĀSIM MUḤAMMAD B. `ALĪ AL-NASĪBĪ

Ibn Ḥawqāl, La configuration de la terre, par J. H. Kramers et G. Wiet, Paris, 2001.

Ibn Ḥawqāl serait né soit à Naṣībīn11 soit à Bagdad. Selon les manuscrits, le titre mentionne « de Niṣībīn » ou « de Bagdad ». Tout ce ce que l’on connaît à son sujet est tiré de son ouvrage dans lequel il écrit qu’il se trouve en 932 à Madā’in, au sud de Bagdad, et qu’il est présent à Bagdad en 937. Il avance également qu’il débute son voyage le 15 mai 943 à partir de la capitale abbasside alors qu’il est dans la fleur de l’âge.12 Ses péripéties, qui s’étalent sur une trentaine d’années, le conduisent en Afrique du Nord, en Espagne, aux confins méridionaux du Sahara, en Égypte, en Syrie, à Arḍ al-Ǧazīra (Haute Mésopotamie), aux régions septentrionales de l’islam et en Sicile. André Miquel affirme qu’il serait l’un des meilleurs représentants, avec son comtemporain Al-Muqaddasī, de la géographie fondée sur le voyage et l’observation directe et que l’on peut avancer que ses occupations seraient celles, entre autres, d’un commerçant-missionnaire.13

p. 148-149 (tome I) :

« Une des villes célèbres du pays, dont les Antiquités sont des merveilles, est Alexandrie, située sur une langue de terre, au bord de la mer Méditerranée. On y voit des antiquités bien apparentes et des monuments authentiques de ces anciens habitants, témoignages éloquents de royauté et de puissance, et qui font connaître sa domination sur les autres pays, sa grandeur, sa supériorité glorieuse, et qui constitue un avertissement et un exemple. Ce sont de gros blocs de pierre, preuves tangibles de civilisation : il y a là d’immenses colonnes et toutes sortes de dalles de marbre, dont une seule ne peut être remuée que par des milliers de travailleurs, et qui sont hissées entre ciel et terre à une hauteur de cent coudées, chaque bloc reposant sur les chapiteaux des colonnes. La circonférence d’une de ces colonnes est de quinze à vingt coudées, alors que le bloc qu’il porte est un cube de dix coudées de côté. Le tout est décoré avec des nuances étonnantes et des couleurs prodigieuses.
Si l’on pouvait interroger ces débris sur ceux qui les ont construits et habités, on les entendrait raconter à leur sujet des histoires impressionnantes.
La ville possède des rues pavées de diverses espèces de marbre, de pierres multicolores. Dans les églises on trouve des colonnes qui, par leur polissage parfait et par la beauté de leur coloris, paraissent être faites d’émeraude verte, ou, d’onyx tantôt jaune, tantôt rouge. Les plus importants de ces édifices ont été édifiés sur des colonnes dont les blocs ont été scellés à l’aide de tiges de fer invisibles ; il en est qui s’élèvent sur des pilastres en cuivre, et le tout a été mis en place à l’aide de mélanges chimiques, pour que le temps n’altère rien. Au pied de chaque colonne, il y a trois ou quatre crabes en cuivre, et au sommet, la colonne est couverte de différentes figures, connues ou inconnues. C’est dans cet édifice que (p. 149) se trouve le Phare célèbre, bâti en pierres solidement agencées et jointoyées avec du plomb. Ce Phare n’a rein de comparable sur toute la terre, ou même qui en approche, par sa forme, sa structure, ses propriétés merveilleuses, et symboliques, dans lesquelles est contenu un avertissement divin évident, et qui permettent de conclure à l’existence d’un ancien royaume puissant, gouverné par un prince d’une grande autorité et d’une omnipotence indéniable. C’est là ce Phare dont la réputation s’est répandue à travers le monde, dans le grand public comme chez les savants spécialisés, qui, d’un commun accord, assurent que son fondateur l’a construit pour observer le firmament et pour acquérir par ce moyen des notions astronomiques : c’est par là qu’il a dominé cette science et a obtenu la connaissance de la voûte céleste. Il obtint cette réussite, dont profitèrent ses successeurs, grâce à l’espace libre, au ciel ouvert de tous côtés qui l’entoure, à l’absence presque complète de vapeurs s’élevant dans la plaine, car si chaque pièce de terre a une dose de nuages proportionnée à ses dimensions, les environs du Phare ne sont nullement baignés par des brouillards. Sa hauteur était autrefois de plus de trois cents coudées, mais une coupole immense est tombée, qui coiffait le sommet de l’édifice depuis des temps immémoriaux. Contrairement aux histoires absurdes forgées et aux stupidités débitées par des hâbleurs, cette coupole n’avait pas été construite pour abriter un miroir dans lequel on pouvait voir tout ce qui pénétrait dans la mer Méditerranée, dromons porteurs de troupes, ou navires de combat. Des gens prétendent que le Phare et les Pyramides ont été fondés par le même souverain, mais d’autres rapportent des traditions différentes. »


11 Cette ville faisait partie de la contrée appelée Arḍ al-Ǧazīra, au nord de l’Irak. Actuellement, elle se trouve en Turquie sous le nom de Nisibis.

12 Kramers, J. H., Wiet, G., Ibn Hauqal. Configuration de la terre, tome 1, Paris, 1964, p. XI.
Garcin, J.-C., « Ibn Hawqal, l’Orient et le Maghreb », dans ROMM 35, 1983, p. 79. Jean-Claude Garcin émet l’hypothèse que la famille de cet auteur serait de Niṣībīn et que celui-ci serait né à Bagdad.

13 Miquel, A., « Ibn Ḥawḳāl », EI2 III, Leyde, Paris, 1990, p. 810.
Miquel, A., La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du 11e siècle, tome 1, Paris, 2001, p. 299-309.

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AL-MAS‘ŪDĪ (milieu du Xe siècle)

ABŪ L-ḤASAN `ALI B. AL-ḤUSAYN

Al-Mas`ūdī, Maçoudi. Les Prairies d’or, par C. Barbier de Meynard et A. Pavet de Courteille, Paris, 1861- 1877.

Al-Mas`ūdī naît à Bagdad vers 893 et meurt probablement à Fostat en 956. Il passe sa jeunesse à Bagdad où il suit les cours de grandes célébrités de l’époque. Bien que l’on ne connaisse pas sa profession, on sait qu’il effectue de longs voyages à l’intérieur et à l’extérieur du monde musulman. André Miquel14 émet l’hypothèse qu’il aurait pu être un émissaire des ismaéliens. En 915, il visite la Perse, l’Inde et peut-être Ceylan et la Chine. En 916, il rentre dans son pays. Puis de 918 à 928, il voyage en Irak, en Syrie et peut-être en Arabie. Vers 932, il visite les provinces de la Caspienne et l’Arménie. À partir de 941, il réside en Égypte où il rédige en 943, Kitāb Murūǧ al-Ḏahab (Livre des Prairies d’or). On sait qu’il visite Alexandrie et la Haute-Égypte. C’est à Fostat qu’il paraît avoir passé ses dernières années à revoir ses ouvrages et à en écrire de nouveaux, particulièrement Kitāb al-Tanbih wa-l-išrāf (Livre de l’avertissement et des révisions), achevé en 956. Par ailleurs, il est l’auteur de 36 ouvrages, mais seuls les deux cités ci-dessus nous sont parvenus.15

p. 209-210 (tome I) :

« Le Nil se partage ensuite en plusieurs branches qui se dirigent sur Tinnis, Damiette et Rosette, jusqu’à Alexandrie, et se décharge dans la Méditerranée ; il forme plusieurs lacs dans ces parages. Cependant le Nil s’est retiré du territoire d’Alexandrie avant la crue de la présente année (332 de l’hégire). Je me trouvais à Antioche et sur les frontières de la Syrie, lorsque je reçus la nouvelle que le fleuve venait d’atteindre dix-huit coudées ; mais je ne pus savoir si l’eau avait pénétré ou non dans le canal d’Alexandrie.
(p. 210) Alexandre, fils de Philippe de Macédoine, bâtit cette ville sur ce bras du Nil ; la plus grande partie du fleuve pénétrait dans ce canal et arrosait les campagnes d’Alexandrie et de Mariout (Maréotis). Le pays de Mariout, en particulier, était cultivé avec le plus grand soin, et offrait une suite non interrompue de jardins jusqu’à Barkah, dans le Maghreb. Les bâtiments qui descendaient le Nil arrivés jusqu’aux marchés d’Alexandrie, dont les quais étaient formés de dalles et de blocs de marbre. Plus tard des éboulements ont bouché ce canal et empêché l’eau d’y entrer ; d’autres obstacles encore n’ont pas permis, dit-on de nettoyer le canal et de donner un libre cours à l’eau ; mais nous ne pouvons admettre tous ces détails dans un livre qui n’est qu’un résumé. Depuis lors les habitants boivent de l’eau du puits, car ils sont à une journée environ du fleuve. On trouvera plus bas, dans le chapitre consacré à Alexandrie, d’autres détails sur cette ville et sa fondation. »

p. 296-297 (tome II) :

« Pour en revenir à ce prince [César], il fit la conquête de la Syrie, de l’Égypte et d’Alexandrie. C’est lui qui fit disparaître le dernier des souverains d’Alexandrie et de Macédoine, formant le royaume d’Égypte ; car nous avons fait remarquer plus haut que ceux qui gouvernaient la Macédoine et Alexandrie étaient tous désignés sous le nom de Ptolémée. Auguste s’empara des trésors des rois d’Alexandrie et de Macédoine, et les transporta à Rome. »

p. 420-440 (tome II) :

« Plusieurs savants rapportent qu’Alexandre le Macédonien, après avoir consolidé son autorité dans son pays, se mit à la recherche d’une contrée salubre, fertile et bien arrosée. En arrivant sur l’emplacement d’Alexandrie, il y trouva les vestiges d’un vaste édifice et un grand nombre de colonnes de marbre. Au centre s’élevait une haute colonne portant l’inscription suivante tracée en caractères mosned, c’est-à-dire dans l’écriture primitive de Himyar et des rois de Ad : « Moi Cheddad, fils de Ad, fils de Cheddad, fils de Ad, dont le bras a protégé la terre, j’ai taillé de grandes colonnes dans les montagnes et les carrières, j’ai bâti Irem aux piliers qui n’a pas d’égale au monde. Puis j’ai voulu bâtir ici une ville semblable à Irem et y réunir tous les hommes nobles et généreux, l’élite des tribus et des nations, parce que ce pays est exempt de dangers, et à l’abri des atteintes de la fortune, des désastres et des fléaux. Mais j’ai rencontré celui qui m’a contraint de me hâter et de renoncer à mon projet, en me suscitant des obstacles qui ont prolongé mes soucis et mes craintes et abrégé mon sommeil et mon repos. Alors j’ai quitté avec sécurité ma demeure, non pas en fuyant devant un roi superbe ou une armée nombreuse, ni en cédant à la crainte ou à la honte, mais parce que le terme de la durée (de ma vie) était arrivé et que tout doit s’effacer devant le pouvoir du Dieu glorieux et tout-puissant. Vous qui verrez ces vestiges, vous qui connaîtrez mon histoire, ma longue existence, la sûreté de mes vues, ma fermeté et ma prudence, ne vous laissez pas séduire, après moi par la fortune. » L’inscription offrait de longues sentences sur le néant de ce monde et le danger de céder à ses illusions et de placer en lui sa confiance. Alexandre s’arrêta pour méditer ces paroles et en faire son profit. Il rassembla ensuite des ouvriers de tous les pays, et fit le tracé de ses fondations, qui s’étendirent à plusieurs milles en long et en large. Il réunit des blocs de pierre et de marbre. Ses navires lui apportèrent différentes sortes de marbres et de pierres provenant de la Sicile, de l’Ifrikyah, de Crète et des confins de la Méditerranée, là où cette mer débouche de l’Océan. Il en reçut aussi de l’île de Rhodes. Cette île est située en face d’Alexandrie, à la distance d’une nuit de navigation, c’est là que commence le pays des Francs. Aujourd’hui, en 332 de l’hégire, Rhodes est un arsenal où les Grecs construisent leurs vaisseaux de guerre ; elle est habitée en partie par les Grecs, et leur flotte sillonne les eaux d’Alexandrie et les autres parages de l’Égypte ; ils y abordent et font des prisonniers qu’ils réduisent en esclavage.
Sur l’ordre d’Alexandre, les ouvriers se placèrent autour du tracé des murailles. De distance en distance, des pieux furent fixés en terre, et l’on y attacha des cordes entrelacées dont l’extrémité venait aboutir à une colonne de marbre, devant la tente du roi. Alexandre fit placer au sommet de cette colonne une grosse cloche au timbre sonore, puis il donna ses ordres aux conducteurs des travaux. Dès que la cloche retentirait et mettrait en mouvement les cordes, au bout desquelles on avait attaché des cloches plus petites, ils devaient commander aux ouvriers de jeter les fondations en même temps et sur toute la ligne du tracé. Il voulait par ce moyen qu’une heure et un horoscope fortuné fixés par lui présidassent à l’inauguration des travaux. Un jour qu’il épiait l’arrivée de l’heure propice à l’observation de l’horoscope, il se sentit la tête lourde et s’endormit. Un corbeau vint se poser au sommet de la colonne sur la grosse cloche, et la fit sonner.
Les cordes s’agitèrent et mirent en branle les petites cloches, grâce à un procédé qu’on avait emprunté à la science et aux lois de la mécanique. Les ouvriers, voyant les cordes vibrer et entendant le son de ces cloches, jetèrent tous ensemble les fondations, et firent retentirent l’air de leurs actions de grâces et de leurs prières. Alexandre se réveilla et fut très étonné en apprenant la cause de ces rumeurs. Il dit alors : « J’avais voulu une chose, Dieu en a voulu une autre ; il rejette ce qui est contraire à sa volonté. Je désirais assurer la durée de cette ville, Dieu a décidé qu’elle périrait et disparaîtrait bientôt, après avoir appartenu à différents rois. » Cependant la construction d’Alexandrie était commencée et les fondements en étaient posés, lorsque à la faveur de la nuit, des animaux sortirent du fond de la mer et détruisirent tout ce qui avait été fait. Le lendemain Alexandre tira de cet événement les plus fâcheux pronostics. « Voilà, s’écria-t-il, le commencement de sa décadence, et déjà se vérifient les décrets de Dieu sur sa ruine prochaine ! »
À mesure que la construction avançait, et malgré la présence des gardiens chargés de repousser les animaux lorsqu’ils sortaient de l’eau, tous les matins l’ouvrage de la veille se trouvait détruit. Alexandre fut saisi d’inquiétude à ce spectacle ; il médita sur ce qu’il y avait à faire et chercha le moyen d’éloigner de la ville une pareille calamité. Une nuit pendant qu’il réfléchissait, dans la solitude, sur tous ces événements, un stratagème se présenta à son esprit. Le lendemain matin il appela des ouvriers et se fit construire un coffre en bois long de dix coudées, sur cinq coudées de large. Tout autour de ce coffre, et à l’intérieur, on posa des plaques de verre et l’on appliqua sur le bois des couches de poix, de résine et d’autres enduits de nature à empêcher l’eau de pénétrer à l’intérieur ; on réserva aussi une place pour y attacher des cordes. Alexandre y entra alors avec deux de ces secrétaires, dessinateurs habiles, et ordonna qu’on fermât l’ouverture du coffre et qu’on la bouchât avec les mêmes enduits. Deux grands vaisseaux gagnèrent le large. Des poids en fer et en plomb et de lourdes pierres avaient été attachés à la partie inférieure du coffre pour l’entraîner au fond de l’eau, parce que étant rempli d’air, il aurait flotté à la surface sans pouvoir gagner le fond. Puis on l’attacha avec des câbles entre les deux bâtiments que des planches mises en travers empêchaient de se séparer l’un de l’autre, on laissa filer les câbles, et le coffre descendit jusqu’au fond de la mer. Grâce à la transparence du verre et à la limpidité de l’eau, Alexandre et ses deux compagnons virent des animaux marins et des espèces de démons ayant une forme humaine et la tête semblable à celles des bêtes féroces.
Les uns tenaient des haches, les autres des scies ou des marteaux, et ils ressemblaient aux ouvriers avec ses outils analogues aux leurs. Alexandre et ses compagnons tracèrent sur le papier et dessinèrent exactement tous ces monstres, en reproduisant leur aspect hideux, leur stature et leurs formes variées. Puis ils agitèrent les cordes, et, à ce signal, le coffre fut hissé par l’équipage des deux bâtiments. Alexandre en sortit et retourna à Alexandrie. Là, il ordonna aux ouvriers qui travaillaient le fer, le cuivre et la pierre, de reproduire ces animaux d’après les dessins qu’il avait apportés. Ces figures étant terminées, il les fit placer sur des blocs le long du rivage ; puis on reprit la construction de la ville. La nuit venue, lorsque les monstres marins sortirent de l’eau et se trouvèrent en face de leur propre image placée sur le bord de la mer, ils regagnèrent aussitôt le large et ne se montrèrent plus.
Une fois Alexandrie et ses fortifications terminées, le roi fit mettre cette inscription sur les portes de la ville : « Voici Alexandrie ; je voulais la bâtir sur les bases de la sécurité et du salut, assurer son bonheur, sa félicité et sa durée ; mais Dieu le tout-puissant, le roi des cieux et de la terre, le destructeur des peuples, en a décidé autrement. J’ai construit cette ville sur des fondements solides ; j’ai fortifié ses murailles. Dieu m’a donné la science et la sagesse en toutes choses, et m’a aplani les voies. Aucune de mes entreprises ici-bas n’a échoué, tout ce que j’ai souhaité m’a été accordé par la grâce de ce Dieu glorieux et la bonté qu’il m’a témoignée pour réaliser le bonheur de ces serviteurs qui ont vécu dans mon siècle. Gloire à Dieu, maîtres des mondes, il n’y a pas d’autre Dieu que lui, le souverain de l’univers ! » la suite de cette inscription annonçait tous les événements futurs concernant Alexandrie, sa postérité, sa ruine et en général tout ce qui l’attendait dans l’avenir, jusqu’à la fin du monde.
Alexandrie était bâtie en gradins, et au-dessous de ces maisons s’étendaient des voûtes cintrées. Un cavalier armé de sa lance pouvait, sans être gêné par l’espace, faire le tour de ces voûtes et de ces souterrains. On y avait pratiqué des ouvertures et des soupiraux pour laisser pénétrer l’air et la lumière. Pendant la nuit, la ville était éclairée, sans le secours de flambeaux et par le seul éclat de ses marbres. Les marchés, les rues et les ruelles étaient voûtés, et les passants y trouvaient un abri contre la pluie. Son enceinte se composait de sept murailles en pierres de différentes couleurs et séparées par des fossés ; entre chaque fossé et la muraille voisine s’élevait un retranchement. Souvent on suspendait au-dessus de la ville des voiles en soie verte pour protéger les yeux contre la blancheur éclatante du marbre. Quand Alexandrie fut bâtie et peuplée, les monstres et les animaux marins reparurent pendant la nuit, s’il faut en croire les conteurs égyptiens et alexandrins, de sorte que chaque matin on constatait un vide considérable dans la population. Alexandre plaça alors des talismans sur des colonnes nommées el-Mesal, lesquelles existent encore. Chacune de ces colonnes est en forme de flèche, elle a quatre-vingt coudées de haut et repose sur un piédestal d’airain. Alexandre fit placer à la base des images, des statues et des inscriptions, en ayant soin de choisir le moment où quelques degrés de la sphère céleste s’étaient abaissés et rapprochés de la terre. En effet ceux qui appliquent l’étude de l’astronomie et de la sphère céleste aux talismans prétendent que lorsque certains degrés de la sphère s’élèvent et que d’autres s’inclinent, ce qui a lieu dans une période déterminée, égale à six cents ans environ, les talismans exercent sur la terre leur action tutélaire et défensive. Ce fait est avancé par plusieurs auteurs de tables et d’observations astronomiques, et il se trouve dans les ouvrages qui traitent de cette science. Leurs théories sur les mystères de la sphère céleste, l’opinion de ceux qui considèrent cette influence comme la plus bénigne des forces universelles, et d’autres opinions analogues ne peuvent trouver place ici. Mais les explications relatives aux degrés de la sphère sont rapportées dans les ouvrages des plus savants astronomes modernes, tels que Abou Machar de Balkh, el-Khârezmi, Mohammed, fils de Kethir el-Fergani, Machallah, Habech, el-Yezidi, Mohammed, fils de Djabir el-Boutani, dans sa grande Table astronomique, Tabit, fils de Korrah, et d’autres savants qui ont traité de la sphère céleste et des constellations.
Au rapport de la plupart des historiens originaires de l’Égypte et d’Alexandrie, le phare d’Alexandrie fut bâti par Alexandre, fils de Philippe de Macédoine, dans les circonstances rapportées ci-dessus au sujet de la fondation de cette ville. D’après d’autres auteurs, ce fut la vieille reine Deloukeh qui le bâti et en fit un poste d’observation destiné à surveiller les mouvements de l’ennemi. D’autres en attribuent l’origine au dixième Pharaon, dont il a été parlé précédemment. Enfin d’autres auteurs assurent que c’est au fondateur de Rome qu’Alexandrie, le phare et les pyramides doivent leur existence ; dans cette hypothèse, le nom d’Alexandrie viendrait seulement de la célébrité d’Alexandre dont les armes subjuguèrent la plus grande partie du monde. À l’appui de cette opinion, on cite plusieurs faits. Alexandre, dit-on par exemple, n’avait pas besoin de faire de ce phare un poste d’observation, puisqu’il ne redoutait aucune attaque par mer, et que nul souverain étranger n’aurait osé envahir ses États et marcher sur sa capitale. On ajoute que le véritable auteur du phare le bâtit sur un piédestal de verre en forme d’écrevisse, qui reposait sur le fond de la mer, à l’extrémité de cette langue de terre qui se détache du continent (île de Pharos). Il couronna le faîte de l’édifice de statues de bronze et d’autre métal. Une de ces statues avait l’indicateur de la main droite constamment tourné vers le point où se trouvait le soleil ; s’il était au milieu de sa course, le doigt en indiquait la position ; s’il disparaissait de l’horizon, la main de la statue s’abaissait, et décrivait ainsi la révolution de l’astre. Une autre statue tournait vers la mer, dès que l’ennemi était à la distance d’une nuit de navigation. Quand il arrivait à portée de la vue, un son effrayant et qu’on entendait à deux ou trois milles de là sortait de la statue.
Les habitants, avertis ainsi de l’approche de l’ennemi, pouvaient en surveiller les mouvements. Une troisième statue indiquait toutes les heures du jour et de la nuit par un son harmonieux, et qui variait avec chaque heure.
Sous le règne d’el-Walid, fils d’Abd el Mélik, fils de Merwan, le roi de Byzance envoya en mission secrète un de ses eunuques favoris. Ce serviteur, doué d’une prudence et d’une astuce consommées, parvint sain et sauf, grâce à d’habiles manoeuvres, jusqu’à la frontière musulmane, lui et les gens de sa suite. Conduit en présence d’el-Walid, il lui apprit qu’il était un des courtisans du roi grec, et que ce roi, dans un mouvement de colère et sur des soupçons mal fondés, ayant voulu le mettre à mort, il avait quitté la cour. Cet étranger manifesta le désir de devenir musulman et fit sa profession de foi entre les mains d’el-Walid. Peu à peu il capta les bonnes grâces de ce prince, et lui révéla l’existence de trésors cachés à Damas et dans d’autres localités de la Syrie, d’après des indications précises fournies par certains livres qu’il avait apportés. Lorsque la vue de ces trésors et de ces bijoux eut redoublé la curiosité et la convoitise d’el-Walid, l’eunuque lui dit un jour : « Prince des croyants, il y a ici même des trésors, des pierres précieuses et d’autres objets de prix cachés par les anciens rois. » Et sur les instances d’el-Walid, il ajouta : « C’est sous le phare d’Alexandrie que sont enfouis les trésors de la terre. Sachez, en effet, que lorsque Alexandre s’empara des biens et des pierres précieuses qui avaient appartenu à Cheddad, fils de Ad, ou à d’autres rois arabes en Égypte et en Syrie, il fit construire des caves et des chambres souterraines, surmontées de voûtes et d’arcades. C’est là qu’il déposa tous ses trésors, lingots, valeurs monnayées et pierres fines. Au-dessus de ces souterrains il bâtit le phare, qui n’avait pas moins de mille coudées de haut, et plaça au faîte le miroir et un poste de veilleurs. Dès que l’ennemi se montrait au large, ils criaient pour avertir les postes voisins et donnaient, à l’aide de signaux, l’éveil aux plus éloignés. De cette façon les habitants étaient avertis, ils couraient à la défense de la ville et déjouaient les tentatives de l’ennemi. » En conséquence el-Walid fit partir cet eunuque avec des soldats et quelques courtisans dévoués ; ils démolirent le phare jusqu’à la moitié de sa hauteur, et détruisirent le miroir. Cette manoeuvre de destruction indigna les habitants d’Alexandrie et des autres villes, car ils comprirent que c’était une ruse et une manoeuvre perfide dont ils seraient les victimes. Voyant que ces rumeurs se propageaient et qu’elles ne tarderaient pas à venir jusqu’à el-Walid, l’eunuque, dont le but était atteint, s’échappa pendant la nuit et s’éloigna sur un bâtiment que des gens apostés par lui tenaient tout prêt à partir. Ainsi s’accomplit son stratagème, et depuis lors le phare est resté à demi ruiné, jusqu’à la présente année 332 de l’hégire.
Il y avait dans les parages voisins d’Alexandrie une pêcherie pour les fragments de pierres précieuses qu’on retirait de la mer et dont on faisait des chatons de bagues ; on y trouvait toutes sortes de pierres fines comme le kerken, l’adrak et l’esbadédjechm. On a prétendu qu’elles ornaient les vases dont se servait Alexandre dans ses festins, et qu’après sa mort sa mère les fit briser et jeter dans l’eau en cet endroit.
D’autres racontent qu’Alexandre réunit ces bijoux et les jeta à dessein dans la mer, afin que les abords du phare ne fussent jamais déserts. Car les pierres précieuses, qu’elles soient dans le sein de la mine ou au fond de la mer, doivent être en tout temps l’objet des recherches de l’homme, et le lieu qui les recèle est toujours un centre d’agglomération. De toutes les pierres qu’on pêche aux alentours du phare, celles qu’on retire le plus souvent sont de l’espèce dite esbadédjechm.
J’ai vu plusieurs lapidaires et artisans qui travaillent les pierres nommées occidentales façonner l’esbadédjechm et en faire des chatons de bague et d’autres bijoux. Il en est de même des chatons nommés bakalemoun (pour bakalemoun camaléon), qui offrent à l’oeil des nuances chatoyantes et variées entre le rouge, le vert, le jaune, etc. Nous en avons parlé précédemment. Le chatoiement résulte de l’éclat et de la limpidité de la pierre, et aussi de l’angle sous lequel l’oeil la considère. Dans la pierre nommée bakalemoun, le chatoiement rappelle les reflets multiples que présentent la queue et les ailes des paons, mais chez le mâle seulement. J’ai vu dans l’Inde quelques-uns de ces oiseaux dont le plumage offrait au regard des nuances innombrables et qu’on ne saurait comparer à aucune couleur connue. Ces nuances se succédaient l’une à l’autre et variaient suivant la grosseur de l’oiseau, sa taille et la longueur de ses plumes. Les paons sont d’une beauté remarquable dans l’Inde, mais, lorsqu’on les portes en pays musulmans et qu’ils pondent loin de leur pays natal, les petits deviennent chétifs ; leur plumage se ternit et perd ses couleurs variées, et ils n’ont plus qu’une vague ressemblance avec les paons indiens. Ceci doit s’entendre des mâles et non des femelles. On peut en dire autant de l’oranger et du citronnier rond, qui furent apportés de l’Inde, postérieurement à l’an 300, et semés d’abord dans l’Oman. De là on les planta à Basrah, en Irak et en Syrie ; ils devinrent très communs dans les maisons de Tarsous et d’autres villes frontières de la Syrie, à Antioche, sur les côtes de Syrie, en Palestine et en Égypte, contrées où ils étaient inconnus auparavant. Mais ils perdirent l’odeur pénétrante et suave ainsi que l’éclat qu’ils avaient dans l’Inde, n’étant plus dans les conditions de climat, de terroir et d’eau qui sont particulières à ce pays.
On croit que le miroir placé au sommet du phare ne devait son origine qu’aux attaques dirigées par les rois grecs, successeurs d’Alexandre, contre les rois d’Alexandrie et d’Égypte. Les maîtres d’Alexandrie se servaient de ce miroir pour reconnaître les ennemis qui venaient par mer. En outre, quiconque pénétrait dans le phare, sans en connaître l’accès et les issues, se perdait dans cette foule de chambres, d’étages et de passages inextricables. On raconte aussi que, durant le règne d’el-Moktadi, lorsque l’armée des Maures entra dans Alexandrie sous la conduite du maître de l’occident (Sahib el-Magreb), une troupe de cavaliers pénétra dans le phare et s’y égara dans un dédale de rues qui aboutissaient à des couloirs étroits au-dessus de l’écrevisse de verre ; il y avait là des ouvertures donnant sur la mer et par où ils tombèrent avec leurs chevaux. Ainsi qu’on le sut plus tard, le nombre des victimes fut considérable. Suivant une autre version du haut d’une plate-forme qui s’étendait devant le phare. Cet emplacement est occupé aujourd’hui par une mosquée où séjournent pendant l’été les volontaires égyptiens et d’autres contrées.
L’Égypte, Alexandrie, le Maghreb, l’Espagne, Rome et en général tous les pays situés à l’orient et au couchant au nord et au midi, referment plusieurs localités intéressantes, des monuments et des ruines remarquables, et des propriétés locales dont l’influence se fait sentir sur leurs habitants. Les détails que nous avons donnés dans nos autres ouvrages sur les merveilles du monde, les êtres qui habitent le continent et la mer, etc. nous dispensent d’y revenir ici. »


14 Miquel, A., La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, Paris, 1967, p. 205-206.

15 Pellat, Ch., « Al-Mas`ūdī », EI2 IV, Leyde, Paris, 1978, p. 773-778.
Quatremère, É. « Notice sur la vie et les ouvrages de Masoudi », JournAs VII, 1839, p. 5-31.

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AL-MUQADDASĪ (avant 985)

ŠAMS AL-DĪN ABŪ `ABD ALLĀH MUḤAMMAD B. AḤMAD B. ABĪ BAKR AL-BANNĀ’ AL-AMĪ

Miquel, A., « L’Égypte vue par un géographe arabe du IV/Xe siècle : Al-Muqqaddassi », AnIsl 11, 1972, p. 109-139.

Sa vie est fort mal connue, nous savons qu’il était Palestinien et qu’il serait mort aux alentours de 990. Il fit deux pèlerinages à La Mecque en 967 et en 978. Il prit la décision de composer ce livre à Shiraz en 985.16

p. 115 :

« Al-Iskandariyya (Alexandrie) est un chef-lieu magnifique, dominé par une redoutable forteresse, sur le bord de la mer du Rum : pays noble, riche en hommes vertueux et pieux. On y boit l'eau du Nil : aux jours de sa crue, un canal la porte jusque chez l'habitant, où elle vient emplir les réservoirs. Alexandrie qui est syrienne (samiyya) par son climat et ses coutumes, bénéficie de pluies abondantes et rassemble les produits les plus contrastés ; elle a un canton important, des fruits et des raisins excellents ; elle est agréable et propre, bâtie en pierre marine ; c'est une mine de marbre. Elle a deux grandes mosquées. Aux citernes, on voit des portes, que l'on ferme la nuit pour empêcher les voleurs de monter par là. Les autres cités sont prospères et agréables : leurs territoires produisent la caroube, l'olive, l'amande, les exploitations suivant [les règles de] la culture sèche. C'est à Alexandrie que le Nil se déverse dans la mer du Rum. Cité de Du l-Qarnayn, elle a un extraordinaire chef-lieu. »

p. 131 :

« …le Nil arrive aussi jusqu'à Alexandrie17 et y entre par un conduit de fer ; les gens, alors, emplissent leurs réservoirs ; après quoi, l'eau se retire. »

p. 132 :

« A Alexandrie, il est un poisson rayé, du nom de sarb (saupe ?), dont la chair consommée produit des hallucinations18, sauf chez qui est habitué à boire du vin, auquel cas elle ne produit aucun mal. »

p. 135 :

« Le phare d'Alexandrie a ses fondations enfoncées dans une presqu'île ; on y accède par un chemin étroit, fait de grosses pierres, parfaitement aménagées. L'eau vient battre le phare du côté ouest, tout comme elle fait à la forteresse de la ville, à cette différence près que le phare est sur une [presqu']île. Le phare se compose de trois cents pièces, dont certaines peuvent être atteintes à cheval, et toutes avec [l'aide d']un guide. Le phare domine toutes les cités de la mer ; il avait, dit-on, un miroir où se voyait tout vaisseau faisant voile à partir de n'importe quel rivage. Un préposé y demeurait en permanence, de nuit et de jour aux aguets ; quand un navire lui apparaissait, il informait le gouverneur et lâchait les pigeons19 sur la côte pour que les gens se tinssent prêts. Ces chiens de Byzantins dépêchèrent un des leurs qui, à force de ruses et de simagrées, réussit à se faire nommer préposé : il put alors entreprendre de [détruire] le phare et même, disent certains, le détruisit et le précipita dans la mer. Dans le Livre des Talismans, il est dit que le phare fut bâti pour [servir de] talisman et éviter à la terre d'Égypte d'être submergée par l'eau de la mer ; et c'est pourquoi ces chiens de Byzantins intriguèrent afin de détruire le sommet, mais sans succès. »

p. 138 :

« J'ai vu, sur le rivage de Tinnis, un employé d'octroi en faction, et l'on m'a assuré que ce poste rapportait mille dinars par jour. Il y en a de semblables, fort nombreux, sur les rives du haut Nil et sur les côtes d'Alexandrie, et d'autres encore, à Alexandrie, pour les bateaux [venant de] l'ouest, ou à al-Farama, pour ceux du Sam. »

p. 139 :

« …par eau, d'al-Farama à Tinnis : une étape ; puis une pour Dimyat, une pour al-Mahallat al-kabira, et deux pour Alexandrie. »
«D'Alexandrie à ar-Rafi'a : une étape. »
«D'Alexandrie à al-Gadira : une étape. »


16 Miquel, A., « Al-Muḳaddasi », EI2 VII, Leyde, New York, Paris, 1993, p. 492-493.

17 Littéralement : « au chef lieu [de la région] d'Alexandrie ». Note de A. Miquel.

18 Manamat wahsa : des rêves sauvages. Note de A. Miquel.

19 Littéralement : les oiseaux. Note de A. Miquel.

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11e siècle

NĀṢIR L-ḪUSRAW (1047-1050)

ABŪ MU`ĪN NĀṢIR B. ḪUSRAW B. ḤĀRIṮ AL-QUBĀḎIYĀNĪ

Nāṣir l-Ḫusraw, Sefer Nameh. Relation du voyage de Nassiri Khosrau en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Arabie et en Perse, pendant les années de l’hégire 437-444 (1035-1042), par Ch. Schefer, Paris, 1881.

Nāṣir l-Ḫusraw (1004-1072/1078), poète et prosateur persan, voyageur et philosophe, appartient à une famille de propriétaires terriens et de fonctionnaires de Kubadhiyani. Il travaille comme fonctionnaire à Marw tout en poursuivant ses études. Il s’intéresse à la philosophie, aux sciences, aux mathématiques et à la poésie. En 1045, accompagné de son frère et d’un domestique, il part pour un voyage qui dure sept ans. Il explique sa décision par un rêve. Après avoir accompli le pèlerinage, il se rend en Égypte et arrive au Caire en 1047 où il reste trois ans, se familiarisant avec la doctrine ismaélienne. Il quitte cette ville en 1050 et se rend à La Mecque puis à Balkh où il arrive en 1052. Là commence la phase suivante de sa vie où il se charge de prêcher.20

p. 119-120 :

« On compte trente fersengs21 de Misr à Alexandrie qui se trouve sur le bord de la mer de Roum non loin de la rive du Nil. On transporte de cette ville à Misr22, sur des barques, une quantité considérable de fruits.
Je vis à Alexandrie un phare qui était en bon état de conservation. On avait jadis placé au sommet un miroir ardent qui incendiait les navires grecs venant de Constantinople, lorsqu’ils se trouvaient en face de lui. Les Grecs firent de nombreuses tentatives et eurent recours à divers stratagèmes pour détruire ce miroir. À la fin, ils envoyèrent un homme qui réussit à le briser.
A l’époque où Hakim bi Amr Illah régnait en Égypte, un individu se présenta devant lui et prit l’engagement de réparer ce miroir et de le remettre en son état primitif. Hakim bi amr illah lui répondit qu’il n’y voyait pas de nécessité, parce qu’à cette époque les Grecs payaient tous les ans un tribut en or et en marchandises ; ils se conduisent, disait-il, de cette façon que nos troupes (p. 120) n’ont pas à marcher contre eux et les deux pays jouissent d’une paix profonde.
L'eau que l'on boit à Alexandrie est de l'eau de pluie. La plaine qui entoure la ville est jonchée de colonnes de pierre gisant à terre et qui ressemblent à celles dont j’ai parlé précédemment. »


20 Nanji, A., « Nāṣir l-Ḫusraw », EI2 VII, Leyde, New York, Paris, 1993, p. 1007-1009.

21 Le parasange, unité de distance perse, correspond à environ 5,6 km. Ce qui revient à 168 km entre le Caire et Alexandrie.

22 Le Caire.

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ABŪ BAKR B. AL-‘ARABĪ (1092 et 1100)

Abū Bakr b. al-‘Arabī, Ma‘a al-qāḍī abī Bakr b. al-‘Arabī, par Sa’īd A‘rab, Beyrouth, 1987.

Abū Bakr b. al-‘Arabī23, originaire de Séville (1076-1148), est issu d’une grande famille de dignitaires abbadites. En 1092, il décide d’effectuer un voyage en Orient en compagnie de son père, jurisconsulte, en raison de la détérioration de la situation au moment de la chute des Abbadites et de l'installation du gouvernement almoravide. Alors que le père est motivé par le pèlerinage, Abū Bakr souhaite davantage s’instruire au cours de cette expérience puisqu’il affirme : « Si tu as l'intention d'effectuer le pèlerinage, réalise ton voeu, moi je ne suis désireux d'aborder ce pays que pour y apprendre la science qui s’y trouve. Je considère cela comme un congé scientifique et un moyen d'accéder aux divers degrés de la connaissance »24. Les deux voyageurs passent par Alexandrie, à l’aller, en 1092, et au retour, en 1100, date à laquelle le père meurt dans cette ville. Entre temps, Abū Bakr réside à Jérusalem, Damas et Bagdad pour y étudier sous la direction, entre autres, d’Abū Ḥāmid al-Ġazālī. Il accomplit le pèlerinage à La Mecque en 1096. Après dix ans de voyage, il regagne Séville en 1102 où il s’installe pour y donner des consultations juridiques, enseigner le Droit et les Fondements de la religion, pratiquer l'exégèse coranique. Ses cours ne manquent pas d’attirer de très nombreux disciples.
Sa Riḥla s’intitule : Tartīb al-riḥla li-l-tarġib fī-l-milla (La mise en ordre du voyage pour réveiller le désir dans la religion).25

p. 17-18 et 65-70.

« Ibn al-‘Arabī en Orient

En Égypte
Le jeune homme et le cheikh26 descendirent à Alexandrie, puis continuèrent leur chemin au Caire. Ils ne (p. 18) s’arrêtèrent pas longtemps dans ce beau port qui fourmillait d’exportateurs et d’importateurs, car ils avaient dans leur esprit une autre intention bien précise ! Le destin leur réserva un autre rendez-vous ; ils y séjourneront plus longtemps, et peut-être l’un des deux y restera pour toujours.
Leur arrivée au Caire était vers la fin de rabī‘ le second de l’an 48527, mais les conditions qui prévalaient en Égypte à cette époque ont changé le regard du jeune homme sur la ville, qui se tourna vers une autre direction.
Le pouvoir à ce moment-là était entre les mains d’Al-Mustanṣir abī Tamīm Ma‘ad. La propagande fatimide touchait à son comble. Les oulémas étaient complètement indolents et les lettrés ne levaient aucunement la voix. Ibn Al-‘Arabī nous raconte à ce propos : « nous y trouvâmes un groupe d’oulémas et parmi eux des muḥaddiṯ28, des savants et des mutakallimūn29 dont la nonchalance s’était emparée d’eux. Ils [le groupe d’oulémas] étaient tellement engourdis et délaissés par les gens qu’on n’indiquait à quiconque où ils se trouvaient. Ils ne se prononçaient pas sur la science et ne s’attribuaient aucune connaissance dans aucun art. La littérature s’était appauvrie... »



Ses cheikhs
Malgré le marasme scientifique en Égypte décrit par Ibn al-‘Arabi, il y avait des oulémas chez lesquels Abū Bakr puisa son savoir. À leur tête, était le juge Abū al-Ḥasan al-Ḫula‘ī, le transmetteur (musnad) de l’Égypte et le cheikh suprême du chaféisme de son temps. Il s’était retiré dans le petit cimetière de Qarāfa près du sanctuaire de l’imam Al-Šāfiʿī. Ibn al-‘Arabi a dit à son propos : « le cheikh qui vit retiré, a des récits sublimes, et a beaucoup d’avantages… »
Il [Abū Bakr b. al-‘Arabī] a assisté à quelques cours du cheikh Abī al-Ḥasan b. abī Dāwūd al-Fārisī (p. 19) à Fusṭāṭ. Il a écouté Abī al-Ḥasan b. Mušarraf, Mahdī al-Warrāq, Abī ʿAbd Allāh al-ʿUṯmānī, Al-Salāmī, Al- ‘Abdarī, et Muḥammad b. Qāsim al-Kātib. Il a appris d’eux des questions sur les sciences du kalām. Il s’exerça en dialectique, débattit avec les Chiites et les fatalistes. Il dit dans la description de ces communautés (Ṭawā’if) que c’est : « …une foule gagnée par la mauvaise croyance, qui se développe sans sevrage avec le lait de l’entêtement, et que le désespoir s’en est saisit – ce à quoi on peut ajouter la corruption… ».
Il a fréquenté les cours des récitateurs et fut émerveillé par leurs lectures.
(p. 65) À Alexandrie
Ibn Al-‘Arabi entra à Alexandrie au début de l’an 49230 et descendit chez son maître spirituel (ustāḏ) Abī Bakr al-Ṭurṭūšī dont l’itinéraire avait pris fin dans cette ville frontière devenue une seconde patrie pour lui et où il obtint une place de choix. Cet homme avait ravivé la doctrine sunnite dans ce pays et avait combattu les hérésies et l’égarement. Il était franc dans la justice et n’avait peur en Dieu d’encourir les reproches de désapprobation. Ibn al-‘Arabī n’était pas nouveau dans cette ville, il y était passé huit ans auparavant. Il avait connu son maître spirituel (ustāḏ) à Jérusalem et avait passé auprès de lui plus de trois ans, s’abreuvant de sa science abondante. Al-Ṭurṭūšī traitait le jeune Ibn al-‘Arabī non seulement comme un disciple, mais aussi comme un ami. Il lui enseignait et le consultait, se faisait assister et lui venait en aide. Ainsi, les liens d’affection se consolidèrent entre eux. Ils ont vécu en amis proches pendant plus de six ans, Ibn al-‘Arabī fut grandement influencé par son maître spirituel Al-Ṭurṭūšī dans son comportement et dans tous les autres domaines.
(p. 66) « …C’est au cours de mon voyage retour que j’ai rencontré l’ascète de ce temps-là, exempt de haine, possédant de solides sciences toutes difficiles et implicites. Lors de ma seconde visite à la ville frontière d’Alexandrie, j’ai séjourné avec lui [Al-Ṭurṭūšī], conversant sur les finalités des questions et examinant tout ce qui se racontait ici et là… »
Ibn al-‘Arabī parle beaucoup son maître spirituel Al-Ṭurṭūšī, il ne le mentionne que couplé de vénération et de respect, et le décrit en lui attribuant science et vertu, continence et application en ce qui le concerne.
Il ne fait aucun doute qu’Ibn al-‘Arabī a été en contact avec d’autres maîtres spirituels dont il a bénéficié et qui ont bénéficié de lui.

Deux évènements :
Il arriva à Ibn al-‘Arabī d’être choqué, durant son séjour à Alexandrie, par deux évènements graves qui l’ont marqué.
1) La conquête de Jérusalem par les croisés et les massacres atroces qu’ils ont commis dans les contrées saintes, les martyres de nombre de ses cheikhs et ses connaissances, dont son maître spirituel Al-Ḥāfiẓ Makkī b. ‘Abd al-Salām al-Rumaylī.
Comme il est dit, l’histoire se répète avec son lot de bien et de mal. Ainsi le monde fut secoué par ce tragique événement. Les regards se tournèrent vers Bagdad où les foules se rassemblèrent autour du palais (p. 67) des califes, les recrues vinrent de toutes directions et recoins, les prédicateurs discoururent, les poètes déplorèrent la tragédie des musulmans en Palestine et à Jérusalem. Mais le calife de Bagdad, qui était devenu comme une marionnette entre les mains des princes seldjoukides, n’a pas levé le petit doigt.
Quelle ironie du destin que celui d’un calife, dont les foules viennent jusqu’à son domaine depuis les confins de l’occident pour demander aide et secours, et qui se trouve incapable de repousser le mal loin de lui et d’éloigner les intrus de ses lieux… !
En fait, ce sont les Seldjoukides et les princes des communautés (ṭawā’if) d’Andalousie qui ont ouvert la porte du mal à l’Islam en orient et en occident. Ils ont effacé la crainte des musulmans des coeurs de leurs ennemis en raison de leur appétit pour leurs intérêts personnels et leurs querelles jusqu’à s’entretuer pour le siège du pouvoir. Que les traîtres sont nombreux en tout temps et en tout lieu !
Mais l’Histoire n’oubliera pas leur traîtrise et perfidie, elle les évoquera avec diffamation et honte à jamais. Elle se souviendra avec fierté et orgueil de tous les fidèles héros, tels que Ṣalāḥ al-dīn al-Ayyūbī et Yūsuf b. Tāšafīn qui donnèrent aux Croisés une dure leçon qui restera un symbole de l’héroïsme islamique pendant des générations… !
Nous attendons des descendants d’Ibn Tāšafīn et Ṣalāḥ al-dīn qu’ils vengent leur honneur et qu’ils réveillent le démon de la guerre une deuxième fois contre les agresseurs et usurpateurs. Ce qui n’est pas difficile au vu de l’ardeur des fidèles !
2) Le second événement [qui marqua Abū Bakr est] la mort de son père, compagnon de voyage, confident en terre étrangère et bras droit lors des moments sombres : « …Il était avec moi un [homme] sévère dont je ne craignais pas le bâton, un cheval dont je n’attendais pas l’effondrement, un père dans l’ordre et un frère dans la compagnie. Il se faisait assister et prêtait assistance. Il abreuvait de conseils avec l’eau [d’une source] intarissable… ». Sa mort eut lieu au mois de muḥarram de l’an 49331. Il semblerait qu’avec la mort de ce père, cette lueur d’espoir qu’il convoitait se soit éteinte car ils [Abū Bakr et son père] travaillaient côte à côte pour la réaliser et l’atteindre. Ainsi en est-il : le navire qui le conduisait s’écrasa, son pilote se noya dans les profondeurs !
(p. 68) Peut-être est-ce cela qui fit vivre Ibn al-‘Arabī à l’écart de la vie des gens et un certain temps auprès des adorateurs et des ascètes dans les maḥris-s32 et les ribāṭ-s33.
Un voile dense couvre le séjour d’Ibn al-‘Arabī à Alexandrie, les sources en gardent la bouche close. Les informations que nous conservons sont minces, elles présentent à peine les aspects de cette période vécue par Ibn al-‘Arabī dans cette ville frontière paisible.
Tout ce que nous savons est, premièrement, qu’il a vécu à la ville frontière d’Alexandrie un certain temps comme il le précise en voulant se mêler aux gens dans leur vie de labeur, en s’habituant à la dureté et à la rugosité de la vie, à la patience sur les épreuves, et en se consacrant au culte et à la pureté de l'âme : « …Nous séjournions au à la ville frontière d’Alexandrie durant des jours et nous avions parmi nos amis un forgeron qui faisait sa prière du matin avec nous et louait Dieu jusqu’au lever du soleil. Ensuite, celui-ci se rendait à son travail et dès qu’il entendait l’appel à la prière du midi, il laissait son enclume, allait faire ses ablutions et venait à la mosquée pour prier. Puis il continuait ses prières et ses louanges jusqu’à la prière de l’après-midi. Après quoi, il rentrait chez lui pour ses besoins quotidiens… »
[Tout ce que nous savons est,] deuxièmement, qu’il [Abū Bakr] était chargé de l’enseignement dans le maḥris d’Ibn al-Šawāa’ où il a probablement logé. Ce maḥris donnait sur la mer, et les cinq prières y avaient lieu. Les maḥris-s et les mosquées étaient nombreux à la ville frontière d’Alexandrie ! « …Il – en parlant du cheikh Al-Ṭurṭūšī – était venu chez moi au maḥris d’Ibn al-Šawāa’ à la ville frontière, lieu de mon enseignement, à l’heure de la prière du midi. Il entra dans la mosquée du maḥris susmentionné, et avança jusqu’au premier rang – moi j’étais assis à l’arrière, du côté des fenêtres donnant sur la mer pour respirer l’air frais tellement il faisait chaud. Au même rang, il y avait Abū Ṯamna, chef et caïd de la mer, et quelques-uns de ses amis attendant la prière, et observant les bateaux en bas du port… ».
Troisièmement, [nous savons que] il se rendait, probablement, de temps à autre, dans les bibliothèques d’Alexandrie afin d’y trouver (p. 69) d’anciennes oeuvres originales qui pourraient ne pas se trouver ailleurs. Quatrièmement, parmi ses observations dans cette ville frontière d’Alexandrie, [nous savons que] si les gens perdent un des leurs, ils lui font une statue en bois et la place dans leur maison. Ils la couvrent de ses bijoux si c’était une femme et ils ferment la porte sur elle. S’il arrive un malheur à quelqu’un de la famille, on ouvre la porte de la pièce où est la statue, on s’assied à côté d’elle en pleurant et en l’invoquant. Au fur et à mesure, les gens les ont adoré en complément des idoles en métal et en pierre.
Cinquièmement, parmi leurs habitudes, ils [les Alexandrins] n’ont personne dans ce pays qui porte les cercueils, mais ils font paraître le mort sur la route et disent : « Portez [et vous serez] portés ». Alors les gens se dirigent vers lui [le défunt] jusqu’à se resserrer autour. Mais si les oulémas meurent, ils ne sont portés que par leurs amis : « …Un de nos amis de la ville frontière d’Alexandrie est mort – peut-être faisait-il allusion à son père – je l’ai porté moi-même avec Al-Ṭurṭūšī – que Dieu accueille son âme… ».
Sixièmement, il [Abū Bakr] nous parle des prises de position de son cheikh l’imam Al-Ṭurṭūšī pour raviver la sunna et exterminer les hérésies jusqu’au point de s’exposer à la mort en défiant les tyrans et les despotes – il est connu ainsi. Combien de fois a-t-il souffert des tribulations et des horreurs en suivant cette voie, néanmoins il patienta et s’en remit à Dieu ! : « …Il entra dans la mosquée et se mit à prier, il leva ses mains en se prosternant, et en relevant sa tête. Alors Abū Ṯamna, le chef de la mer, dit à ses amis : “Ne voyez-vous pas comment ce levantin est entré dans notre mosquée ? Levez-vous et allez le tuer, jetez-le à la mer, personne ne vous verra.” Mon coeur sortit de mes côtes et je dis : “Gloire à Dieu, il s’agit d’Al-Ṭurṭūšī, faqīh de notre temps !” Ils me répondirent : “Pourquoi lève-t-il ses mains ?” Je dis : “Ainsi faisait le Prophète, que la paix soit sur lui.” Puis je continuai à les faire taire et à les calmer jusqu’à ce qu’il [Al-Ṭurṭūšī] eut fini sa prière, je partis avec lui jusqu’à son logement dans le maḥris. Il [Al-Ṭurṭūšī] vit le changement sur mon visage qui lui déplut. Il me demanda [la raison] et je l’informai. Il se mit à rire (p. 70) et dit : “Que ne ferai-je pour être tué pour Sa sunna.”34


23 Robson, J., « Ibn al-‘Arabī », EI2 III, Leyde, Paris, 1990, p. 729.

24 Lagardère, V., « Abû Bakr R. Al ‘Arabi, grand cadi de Seville », ROMM 40, 1985, p. 92.

25 Au sujet du récit de voyage de cet auteur, voir Y. Dejugnat, « À l’ombre de la fitna, l’émergence d’un discours du voyage. À propos du Tartîb al-rihla d’Abû Bakr ibn al-‘Arabî (m. 1148) », Médiévales 60, 2011, 85-101.

26 Abū Bakr et son père.

27 Début juin 1092.

28 Spécialistes du ḥadiṯ (tradition orale)

29 Relatif à la science du kalām (parole).

30 Entre décembre 1099 et janvier 1100.

31 Novembre 1100.

32 Se référer à J.-M. Martin (dir.), Castrum 7. Zones côtières littorales dans le monde Méditerranéen au Moyen Âge : défense, peuplement, mise en valeur, Actes du colloque à Rome, 23-26 octobre 1996, Rome, Madrid, 2001, p. 154 : le maḥris (maḥāris au pluriel) est une institution moins importante que le ribāṭ (rubṭ au pluriel).

33 Chabbi, J., « Ribāṭ », EI2 VIII, Leyde, 1995, p. 510-524. Institution militaire et religieuse. Une sorte de couvent fortifié.

34 Traduction : F. Naïm Rochdy, S. Renaud, O. Sennoune.

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12e siècle

ABŪ ḤĀMID AL-ĠARNĀṬĪ (1117 et 1121)

MUḤAMMAD B. `ABD AL-RAḤMĀN B. SULAYMĀN AL-MĀZĪNĪ AL-QAYSĪ

Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī, De Grenade à Bagdad. La relation de voyage d'Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī (1080-1168) ou Al-Mu‘rib ʿan baʿḍ ʿajāʼib al-Maġrib, par J.-Ch. Ducène, Paris, 2006.

Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī naît à Grenade en 1080. Nous savons qu’il se trouve à deux reprises à Alexandrie, une en 1117 et la seconde en 1121. Voyageur infatigable, on le retrouve, pour commencer, à Damas et à Bagdad où il suit des cours et donne des leçons de hadith. Par la suite, il voyage en Perse, dans la région de la Volga, de Bactres, et en Hongrie. Puis en 1160, il revient à Bagdad où il est accueilli par le vizir Yaḥyā b. Hubayra pour lequel il compose l’ouvrage Al-Mu‘rib ʿan baʿḍ ʿajāʼib al-Maġrib (Exposition claire de quelques merveilles de l’Occident). Deux ans plus tard, en 1162, étant à Mossoul, il rédige le Tuḥfat al-Albād sur les instances du pieux et savant cheikh Mu’in al-Ḥaḍir al-Ardabilī. Il meurt à Damas en 1169-1170.35

p. 56-58 :

« Alexandrie et ses merveilles
C’est une ville immense avec beaucoup de bâtiments tant en surface que sous sol. J’y découvris d’ailleurs des lieux voûtés souterrains. Leur hauteur était de vingt coudées pour une largeur de huit. Ils avaient été édifiés dans une pierre taillée qui n’avait pas de pareille en matière en matière de construction. Cette voûte allait du début de la ville jusqu’à son extrémité. Sous terre, il y en a beaucoup d’autres semblables en largeur et en longueur qui communiquent entre elles.
À l’extérieur de la ville, se trouve le Phare d’Alexandrie, qui est l’une des merveilles du monde. Sa base est carrée et construite de pierres équarries ; au-dessus se trouve une tour octogonale, elle-même surmontée d’une fine tour circulaire. Le premier élément a une longueur de quatre-vingt-dix coudées, la partie octogonale également et (p. 57) le petit en fait trente, comme sur l’image. À l’intérieur, il y a plus de mille pièces, grandes et petites. Les grandes sont dans les angles et les petites entre eux. Le vent d’est pénètre dans toutes les parties. On prétend qu’au faîte se trouvait un miroir où l’on voyait ce qui venait de la Méditerranée sur une distance de plusieurs jours et plusieurs nuits, à ce que l’on dit.
En dehors d’Alexandrie, il y a une colline construite de pierres taillées, qui supporte une salle d’audience édifiée par les djinns pour Salomon et reposant sur d’incomparables colonnes de marbre. Chaque colonne a un socle de marbre et est surmontée d’un chapiteau de la même pierre. Ils sont de griotte rouge piqueté de blanc et de noir, comme du jaspe yéménite mais plus beau. La hauteur de chaque colonne est de quatrevingts coudées pour une circonférence de huit. La salle possède une porte de marbre alors que la marche, le seuil et les deux montants sont également de ce marbre rouge, qui a la beauté du jaspe de première qualité. Il est lisse comme un miroir : quand on y regarde, on voit ce qui vient à pied, derrière soi, depuis Alexandrie. Cette salle est entourée de plus de trois cents colonnes monolithiques d’un même type. Les angles sont formés de [blocs] de marbre quadrangulaires. Chaque angle est délimité à l’extérieur, et à l’intérieur il possède deux pilastres taillés dans ce même marbre, selon cette image36. Au centre de la salle, il y a un pilier de marbre sur un socle de la même pierre, il a une (p. 58) hauteur de cent vingt coudées – estimé par l’ombre – pour une circonférence de quarante-cinq empans, selon ma main. Je le mesurai en effet à la main lorsque j’arrivai à Alexandrie en 515/1121.
Parmi toutes les colonnes orientales de ce bâtiment, il y en a une qui, selon les gens, bouge avec le mouvement du soleil. Quand il est à l’orient, elle penche à l’orient, quand il est à l’occident, elle incline vers l’occident, et quand il est immobile, elle l’est aussi. Cela est évident à sa base : lorsqu’elle penche vers l’est, sa partie inférieure monte vers l’ouest et s’éloigne de son assise au point qu’un homme (insān) peut mettre la main dessous et y introduire une pierre. Quand la colonne s’abaisse dessus, elle l’écrase, la réduisant en poussière. Elle s’élève vers l’est de la même manière. Les hommes y viennent assidûment. Elle fait partie des merveilles du monde.

À Alexandrie, il y a [aussi] une source pauvre en eau. Elle possède une sorte de coquillage. On le prend, on le cuit, on [le] mange et on boit son bouillon pour se prémunir de l’éléphantiasis. On emporte continuellement ces coquillages mais la source n’en tarit jamais.
Un canal [provenant] du Nil arrive à Alexandrie. Les habitants boivent de son eau et en remplissent des citernes dans leurs demeures. [D’ailleurs], l’eau de pluie et celle de la source se réunissent dans ces citernes. Dans cette ville, il n’y a que l’eau du Nil ou celle de la pluie ou encore celle de la source aux coquillages. L’eau n’y est pas en grande quantité et elle n’est pas bonne. »


35 Ferrand, G., « Toḥfat al-Albād de Abū Ḥāmid al-Andalusī al-Ġarnāṭī », JournAs CCVII, 1925, p. 14-22. Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī, De Grenade à Bagdad. La relation de voyage d'Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī (1080-1168) ou Al-Mu‘rib ʿan baʿḍ ʿajāʼib al-Maġrib, par J.-Ch. Ducène, Paris, 2006, p. 18-22.

36 Cette image est manquante dans tous les manuscrits conservés. Note de J.-Ch. Ducêne.

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AL-IDRĪSĪ (avant 1166)

ABŪ `ABD ALLĀH MUḤAMMAD B. MUḤAMMED B. `ABD ALLĀH B. IDRĪSĪ AL-`ALĪ BI-AMR ALLĀH

Al-Idrīsī, Edrisi. Description de l’Afrique et de l’Espagne, par R. Dozy et M. J. de Goeje, Leyde, 1968.

On a longtemps fait naître Al-Idrīsī à Ceuta (Maroc), mais d’après les recherches d’Henri Bresc et Annliese Nef, celui-ci aurait probablement vu le jour en Sicile. Il en est de même pour la date retenue de 1154 qui serait celle de l’achèvement de son ouvrage commandé par le roi de Sicile Roger II. En fait, cette oeuvre intitulée Kitāb Nuzhat al-muštāq fī ḫtirāq al-āfāq (Livre de divertissement pour celui qui désire parcourir le monde) n’aurait été terminée que sous ler règne de Guillaume 1er (1154-1166). Elle était accompagnée d’un grand planisphère en argent construit par l’auteur pour illustrer ses propos géographiques. Quant à la date de décès de l’auteur, Annliese Nef retient 1175-1176 plutôt que 1165 comme il est communément écrit pour des raisons obscures.37

p. 165-169 :

« Quant à Alexandrie, c'est une ville bâtie par Alexandre qui lui (p. 166) donna son nom. Elle est située sur les bords de la Méditerranée, et l’on y remarque d’étonnants vestiges et des monuments encore subsistants, qui attestent l’autorité et la puissance de celui qui les éleva, autant que sa prévoyance et son savoir. Cette ville est entourée de fortes murailles et de beaux vergers. Elle est vaste, très peuplée, commerçante et couverte de hauts et nombreux édifices. Ses rues sont larges et ses constructions solides ; les maisons y sont carrelées en marbre, et les voûtes inférieures des édifices [sont] soutenues par de fortes colonnes. Ses marchés sont vastes et ses campagnes productives.
Les eaux de la branche occidentale du Nil, qui coule vers cette ville, passent sous les voûtes des maisons, et ces voûtes sont contiguës les unes aux autres ; quant à la ville, elle est bien éclairée et parfaitement construite. On y remarque le phare fameux qui n'a pas son pareil au monde sous le rapport de la structure et sous celui de la solidité ; car, indépendamment de ce qu'il est fait en excellentes pierres de l'espèce dite caddzân, les assises de ces pierres sont scellées les unes contre les autres avec du plomb fondu, et les jointures sont tellement adhérentes que le tout est indissoluble, bien que les flots de la mer, du côté du nord, frappent continuellement cet édifice. La distance qui sépare le phare de la ville est, par mer, d'un mille, et par terre, de trois milles. Sa hauteur est de 300 coudées de la mesure dite rachâchi38, laquelle équivaut à trois empans, ce qui fait donc 100 brasses de haut, dont 96 jusqu'à la coupole, et 4 pour hauteur de la coupole. Du sol à la galerie du milieu, on compte exactement 70 brasses ; et de cette galerie au sommet du phare, 26. On y monte par un escalier large, construit dans l'intérieur, comme le sont ordinairement ceux qu'on pratique dans les tours des mosquées. Le premier escalier se termine vers le milieu du phare, et là l'édifice devient, par ses quatre côtés, plus étroit. Dans l'intérieur et sous l'escalier, on a construit des chambres. À partir de la galerie du milieu, le phare s'élève (p. 167) jusqu'à son sommet, en se rétrécissant de plus en plus, pas au-delà cependant qu'un homme n'en puisse toujours faire le tour en montant.
De cette même galerie on monte de nouveau, pour atteindre le sommet, par un escalier de dimensions plus étroites que celles de l'escalier inférieur. Le phare est percé, dans toutes ses parties, de fenêtres destinées à procurer du jour aux personnes qui montent, et afin qu'elles puissent placer convenablement leurs pieds en montant.
Cet édifice est singulièrement remarquable, tant à cause de sa hauteur qu'à cause de sa solidité ; il est très utile en ce qu'on y allume nuit et jour du feu pour servir de signal aux navigateurs durant la saison entière des villages ; les gens des navires reconnaissent ce feu et se dirigent en conséquence, car il est visible d'une journée maritime (100 milles) de distance. Durant la nuit, il apparaît comme une étoile brillante ; durant le jour on en distingue la fumée.
Alexandrie est située à l'extrémité d'un golfe et est entourée de plaines et de vastes déserts où il n'existe ni montagne, ni aucun objet propre à servir de point de reconnaissance. Si ce n'était le feu dont il vient d'être parlé, la majeure partie des vaisseaux qui se dirigent vers ce point s'égareraient dans leur route. On appelle ce feu fanousa39.

Auprès de cette ville, on voit encore les deux obélisques. Ce sont deux pierres de forme quadrangulaire, et plus minces à leur sommet qu'à leur base. La hauteur de l'un de ces obélisques est de 5 brasses ; et la largeur de chacune des faces de la base, de 10 empans, ce qui donne un total de 40 empans de circonférence. On y voit des inscriptions en caractères syriens. L'auteur du Livre des (p. 168) Merveilles rapporte que ces obélisques ont été taillés dans la montagne de Badim, à l'ouest du pays d'Égypte. On lit sur l'un d'eux ce qui suit : "Moi, Ya'mor ibn Chaddâd, j'ai bâti cette ville au temps où la décrépitude ne s'était pas encore répandue, où la mort subite n'était pas connue, où des cheveux blancs ne s'étaient pas montrés ; à une époque où les pierres étaient comme de l'argile, où les hommes ne savaient pas ce que c'est qu'un maître. J'ai élevé les colonnes de la ville ; j'ai fait couler ses canaux ; j'ai planté ses arbres ; j'ai voulu surpasser les rois qui y avaient résidé [avant moi] en y faisant construire des monuments admirables. J'ai donc envoyé Tsabout ibn Morra, l'Adite et Micdâm ibn o'l-Camar ibn abi Righâl, le Tsamoudite, à la montagne rouge de Bâdim. Ils en ont extrait deux pierres qu'ils ont apportées ici sur leur dos. Thabout (sic) eut une côte brisée, et je prononçais le voeu que je rachèterai sa vie même au prix de celle de tous les hommes de mon empire. Fatan ibn Djaroud, le Montacafite, m'érigea ces pierres pendant un jour de bonheur." Cet obélisque se voit près d'un angle de la ville, du côté de l'Orient ; l'autre est dans l'intérieur de la ville.
On dit que la salle d'audience de Salomon, fils de David qu'on voit au midi d'Alexandrie, fut construite par le même Ya'mor ibn Chaddâd. D'autres en attribuent la construction à Salomon. Les colonnes et les arcades de cet édifice subsistent encore de nos jours. Il forme un carré long ; à chaque extrémité sont seize colonnes, et sur les deux (p. 169) côtés longitudinaux, soixante-sept ; près de l'angle septentrional est une colonne, de très grandes dimensions portant un chapiteau et assise sur un entablement en marbre de forme carrée, dont la circonférence est de 80 empans, chaque côté ayant 20 empans de largeur sur 80 de hauteur.
La circonférence de cette colonne est de 40 empans, et sa hauteur, depuis sa base jusqu'à son chapiteau, est de 9 brasses. Ce chapiteau est sculpté, ciselé avec beaucoup d'art, et fixé d'une manière très solide. Du reste, cette colonne est isolée, et il n'est personne, soit d'Alexandrie, soit à Miçr, qui sache pourquoi elle fut mise en sa place isolément. Elle est de nos jours, très inclinée ; mais, d'après la solidité de sa construction elle paraît à l'abri du danger de tomber.
Alexandrie fait partie de l’Égypte et c’est l’une des villes capitales de ce pays. »

p. 193 :

« On pêche à Alexandrie une espèce de poisson rayé dont le goût est agréable, et qui s'appelle al-Arous. Celui qui mange de ce poisson cuit ou rôti, sans prendre en même temps du vin ou beaucoup de miel, est tourmenté par des rêves impurs. »


37 Al-Idrīsī, La Première géographie de l’Occident, par H. Bresc, A. Nef, Paris, 1999.
Nef, A., « Al-Idrīsī : un complément d’enquête biographique », dans H. Bresc, E. Tixier du Mesnil (dir.), Géographes et voyageurs au Moyen Âge, Nanterre, 2010, p. 53-66.

38 La suite de la phrase nous indique la valeur de cette mesure de longueur. L’empan étant égal à 22 ou 24 cm (l’espace qui se trouve entre les extrémités du pouce et du petit doigt écartés) et le rašāšī va de 66 à 72 cm. Note de O. V. Volkoff.

39 De l’arabe fanous, lanterne. Note de O. V. Volkoff.

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YŪSUF B. AL-ŠAYḪ (1165/1166)

AL-ḤAǦǦĀǦ YŪSUF MUḤAMMAD AL-BALAWĪ

Yūsuf b. al-Šayḫ, Al-Ḥaǧǧāǧ Yūsuf Muḥammad al-Balawī, Kitāb alif bā’, Beyrouth, 1985.

Né à Malaga en 1132, Yūsuf b. al-Šayḫ reçoit une éducation très studieuse qu’il acquiert auprès de maîtres mentionnés par son biographe Ibn al-‘Abbār40. Au cours de son passage à Alexandrie, il suit l’enseignement d’Al-Silafī41, théologien le plus célèbre de son temps dans tout l’Islam. Il a des occupations très variées. Il étudie par goût et enseigne seulement pour son entourage. Auteur de plusieurs livres, il compose surtout des poésies. L’étude, l’enseignement et la rédaction de ses oeuvres ne l’empêchent pas de voyager. En 1164/1165, il entreprend un pèlerinage à La Mecque et, en 1195, il participe à des incursions du sultan Al-Manṣūr, au Maroc. Son biographe nous informe également qu’il finance et construit de ses mains 25 mosquées, ainsi que plus de 50 puits.
Yūsuf b. al-Šayḫ rédige Kitāb alif bā’ au cours des trois dernières années de sa vie (m. en 1207). Craignant que la mort ne l’empêche d’assurer l’éducation de son jeune fils né en 1195, il décide d’écrire un répertoire encyclopédique de culture générale dans lequel il aborde l’arithmétique, la physique, la botanique, la zoologie, l’astrologie, les religions, l’onomastique, la philologie.42

p 536-541 (tome II) :

« Je vais donc évoquer ce que je vis à Alexandrie à propos des merveilles. À partir de ces nouvelles, j’ai établi ce tome pour distraire les esprits de la misère et divertir les âmes de la morosité. Chacun dépense selon ce que lui donne le Seigneur. Je commencerai par ce qui fut cité par l’auteur du Livre des Conquêtes.
Il écrivit que lorsque ‘Amr b. al-‘Aṣ conquit Alexandrie, (ce dernier) écrivit à ‘Umar b. al-Ḫaṭāb – que Dieu soit satisfait de lui ! – en ces termes : « j’ai pris une ville dont je ne décrirai que ce que j’ai acquis : 4000 constructions avec 4000 bains. » Il ajouta qu’il avait compté 12 000 épiceries qui vendent des légumes et qu’il y a 40 000 Juifs qui paient la capitation. Il y a 400 000 lieux de distractions pour les rois. Tous les Conseils contiennent des assemblées. On dit qu’il y avait à Alexandrie, parmi les bains comptés, 12 000 bains souterrains dont le plus petit se compose de 7000 pièces et chaque pièce est assez large pour une assemblée. Tel est le paragraphe.
Quand à moi, à mon arrivée à Alexandrie en 561 [1165], un informateur me rapporta qu’il y avait 4000 mosquées intra-muros, mais d’après un autre il y en aurait 6000, et qu’à l’extérieur, il y avait 1000 mosquées. Alexandrie est maintenant plusieurs fois plus petite que ce qu’elle était au début quand elle fut bâtie par Alexandre. De l’extérieur, à une distance d’environ un mille, j’observai à sa qibla une porte immense au-dessus d’une construction de porte entourée de ruines qui envahissaient la chaussée. On dit que ce lieu faisait partie autrefois de la ville.
(p. 537) En ce qui concerne son Phare, celui-ci est à une distance d’un mille ou plus de la ville, du côté sud. Il s’élève sur une petite île dans l’eau. Une jetée fut construite sur l’eau pour relier cette île à la terre ferme, longue de 600 coudées, voire plus, et large de 20 coudées. Sa hauteur est de 3 coudées au-dessus du niveau de la mer. Quand la mer s’agite, l’eau recouvre ce passage, mais la mer est calme grâce à l’île et aux pierres qui sont autour de ce lieu. Ainsi en y marchant, l’eau arrive jusqu’aux chevilles ou presque. Quand l’eau se retire, on y marche à sec.
Le Phare s’élève à l’extrémité de l’île. L’édifice est un carré de 45 pas de côté. La mer couvre la plateforme autour de cet édifice des côtés est et sud. Entre cette plateforme et le mur, il y a 12 coudées et sa hauteur à partir de l’eau jusqu’à l’air en a autant. Néanmoins, [la plateforme] est plus large du côté de la mer, en ce sens que la base de l’édifice, posée sur des pierres immergées, s’élève de la surface de la terre comme une montagne en se rétrécissant. Il reste entre [la plateforme] et le mur du Phare la mesure susmentionnée.
Sa jointure et sa construction sont solides. On a coulé du plomb dans les scellés en fer pour retenir les pierres ponces taillées qui sont plus longues et plus épaisses que le reste du Phare. Cette construction que je viens de décrire est récente ; ce côté a été sapé puis a été reconstruit.

Sur le mur donnant sur la mer, du côté sud, il apparaît une écriture d’un tracé ancien. Je ne sais ce qu’elle est, ce n’est pas écrit au calame, ce ne sont que des images et des formes en pierres dures et noires de taille haute, qui ont été incrustées dans la pierre ponce que la mer et son air ont rongé. Les lettres sont ressorties à cause de leur dureté. La hauteur du « alif » est plus grande qu’une coudée. La tête du « mim » ressort de l’édifice comme l’orifice d’une grande marmite. La plupart de ces lettres sont ainsi semblables.
La porte du Phare est élevée du sol, une rampe d’une longueur d’environ 100 pas a été construite. Sous la rampe se trouve une voûte d’arcs qui ressemble à un pont. Le cavalier pénètre sous ces arcs et en élevant la main, il n’atteint pas leurs sommets. Ces arcs sont au nombre de 16, les premiers sont petits, puis tout en avançant, ils s’élèvent jusqu’à toucher la porte, là où l’arc est le plus élevé.
Nous entrâmes par la porte et nous marchâmes environ 40 pas. Nous trouvâmes à notre gauche une porte fermée, sans savoir ce qu’il y avait à l’intérieur. Nous marchâmes environ 60 pas et nous trouvâmes une porte ouverte. Alors, nous passâmes d’une chambre à une autre jusqu’à la dix-huitième, sans compter le couloir où nous marchions. Ces chambres communiquent les unes avec les autres. À ce moment-là, nous nous aperçûmes que l’intérieur était inoccupé. Nous marchâmes 60 pas et nous comptâmes à gauche et à droite du couloir 14 chambres. Nous marchâmes 24 pas et nous trouvâmes 17 chambres. Nous marchâmes 55 pas et nous terminâmes [la visite du] premier niveau. Là, il n’y a pas de marches mais un sol montant légèrement qui tourne autour d’une roue (p. 538) immense. Vous trouvez à votre droite l’épaisseur d’un mur dont je ne connais pas la mesure et à votre gauche la roue dans laquelle se trouvent les chambres susmentionnées. Vous marchez comme dans un couloir, grand de 7 empans, surmonté d’un plafond de plaques de pierres. Nous vîmes, quand nous montâmes, un cavalier qui descendait et un autre qui montait jusqu’à ce qu’ils se rencontrassent sur le chemin sans qu’aucun des deux ne fût à l’étroit.
Après avoir fini (la visite du) premier niveau, nous prîmes sa mesure jusqu’au sol, à l’aide du cordeau ayant au bout une pierre, et nous trouvâmes 31 brasses. Le parapet du mur mesurait à peu près 1 brasse.
Au milieu, s’érigeait un faḥl43 octogonal dont chaque côté a 10 pas. Entre celui-ci et le parapet, il y a 15 empans. L’épaisseur du parapet est de 7 empans ou 9. Je doute sur ce chiffre [qui figure dans] l’original au moment où j’avais pris des notes là-bas. J’étais allé avec de l’encre, du papier et un cordeau pour ne rien oublier. Comme c’est étrange ! Dieu vous crée et crée ce que vous faites. Je penche plutôt pour un 9.
Le sommet de ce niveau est plus étroit que sa base. Nous entrâmes à l’intérieur, nous marchâmes 15 pas et nous trouvâmes 18 marches que nous montâmes. Puis nous arrivâmes au niveau médian, nous le mesurâmes avec le cordeau et nous trouvâmes à partir de lui jusqu’au premier niveau 15 brasses.
Au milieu de cet espace, se tenait le dernier faḥl circulaire dont l’épaisseur est de 40 pas. Entre celui-ci et le parapet, il y a 9,5 empans. Nous y entrâmes, nous montâmes 31 marches et nous arrivâmes au troisième niveau. Nous mesurâmes à partir de lui jusqu’au niveau médian et (nous trouvâmes) 4 brasses. Au milieu, il y avait une mosquée qui s’ouvrait sur quatre portes, en coupole. Elle s’élevait en plein air et (mesurait) environ 3 brasses et son épaisseur était de 20 pas. Devant elle, il y avait un parapet dont l’épaisseur était de 2 empans. De ce parapet jusqu’à la mosquée, il y avait 5 empans.
Toutes les chambres dans lesquelles nous pénétrâmes, sauf dans la première qui est fermée et dans laquelle on dit qu’il y a des lieux d’aération qui finissent dans la mer, sont au nombre de 67. La hauteur du Phare à partir de ce calcul est de 53 brasses, du sol jusqu’à l’eau de la mer 5 brasses, et sous l’eau, ce qui en est visible, il y a environ 1 brasse ou plus. Une pierre lancée du haut de l’édifice ne tombe pas sur le sol avant d’avoir touché le mur en raison de sa base spacieuse et de son sommet étroit.
Il fut bâti là pour permettre aux voyageurs qui arrivent par mer de repérer la ville grâce à lui. Au sommet du Phare, un feu est allumé pour que les marins ne s’égarent pas. Nous manquâmes de le voir, ainsi nous ne pûmes entrer dans la rade de la ville. Notre pilote n’y était jamais entré auparavant. Nous laissâmes (le Phare) derrière nous, puis le vent nous fit entrer dans un lieu qui n’avait pas de rade. Ensuite, après avoir été au bord du péril, Dieu nous sauva et la terre de la ville nous apparut. Nous entrâmes dans la ville le lendemain, nous fûmes en bonne santé. Que Dieu soit loué ! J’en ai fini avec la relation du Phare. Plus étrange est celle de la colonne44 qui est en dehors de la ville en direction de la qibla à environ un mille, sur un lieu élevé qui ressemble à une colline.
(p. 539) On dit que sur cette colline se trouve la mosquée de Sulaymān b. Dāwūd, que la paix soit sur eux.

Sa hauteur est de 223 pas et sa largeur est de 100 pas. Elle est entourée de 100 colonnes. Vers la qibla, il y a 15 colonnes, et autant du côté sud. À l’est, il y en a 35 et autant du côté ouest. L’épaisseur de chaque colonne est de 17 empans et sa hauteur est d’environ 50 empans. Entre 2 colonnes, il y a 18 empans.
L’épaisseur de la colonne fut mesurée avec le cordeau. Ensuite nous étendîmes le cordeau entre la colonne et la suivante et nous trouvâmes à peu près la même chose, moins 1 empan environ. Les quatre colonnes des angles furent sculptées dans la forme de deux colonnes avec un angle précis fait d’une seule pierre.
L’épaisseur de chacune de ces quatre colonnes est de 30 empans. Chaque colonne est de forme carrée à sa base et de forme arrondie dans sa hauteur. L’apparence de la colonne est d’une seule couleur identique aux colonnes. [La couleur] n’est pas un rouge foncé, mais tire légèrement vers le jaune. À chaque extrémité des colonnes, il y a un sommet jaune circulaire dans l’épaisseur de la colonne sauf que le sommet est plus large que la base. Cette mosquée en plein air ne possède pas de toit et il n’y en a jamais eu. Dieu seul sait ! La qibla de la mosquée possède un carrelage qui semble apparaître sur les colonnes, à l’exception des colonnes susmentionnées. Ces colonnes ressemblent à celles de notre ville ou sont plus épaisses. On y a construit un mihrab où prie quiconque s’y rendrait à pied parce que l’espace autour n’a plus de construction.
Le plus merveilleux est une colonne colossale qui se trouve devant l’alignement est, à l’intérieur de la mosquée. Entre cette colonne et cet alignement, on mesure 20 coudées. La base carrée est d’une seule pierre de la couleur susmentionnée. La hauteur de la base en plein air est de 16 empans et chaque côté mesure 20 empans. À son sommet, il y a une autre base identique dans son apparence, sa largeur et sa couleur. La moitié est carrée comme celle qui est dessous et l’autre moitié est circulaire comme celle qui est sur elle. La hauteur de cette autre base en plein air est de 8 empans. Les jointures tiennent avec du plomb.
On a fait à la perfection le façonnage de son arrondi et on y a sculpté un carré d’une finition parfaite. Par ailleurs, la colonne colossale est posée sur des bases dont l’épaisseur est de 38 empans. On ne connaît pas sa hauteur, cependant les enfants y viennent et y lancent des pierres pour jouer à celui qui jettera la pierre le plus haut. Je n’ai pas vu celui qui l’a atteint. Sur cette colonne, l’extrémité est composée d’une pierre qui tire vers le jaune et dont le sommet est plus large ; elle y est posée comme une assiette. On a fait à la perfection son sculpté et son ajour. Elle possède des branches au sommet qui regardent vers le sol et qui ressemblent à des plantes desséchées, elle est parfaite à l’extrême. Elle est faite dans une pierre dure et elle est de bonne facture. La colonne est d’une perfection sobre et pure. Je ne connais pas le sens de cette colonne isolée dans ce lieu, elle ne se trouve pas au milieu et aucun indice [n’en présume] une autre. On ne sait pas comment elle est venue là, ni comment elle a été érigée, il n’y a pas de colline aux alentours d’Alexandrie qui soit proche d’elle. On dit que les Djinns (p. 540) réalisèrent tout ceci pour Sulaymān – que la paix soit sur lui ! – ou bien que ce serait de l’époque de ‘Awūǧ et de ses compagnons. C’est une pierre qui restera pour l’éternité. Dieu seul sait. Yūsuf dit : en 602 [1205], je me rappelai à Malaga – que Dieu la garde – d’une anecdote sur cette colonne, après l’avoir vue il y a quarante ans, [que je tenais] d’un de mes amis pèlerins, parmi les hommes de mérite, qui raconta qu’un homme de confiance lui raconta ceci : un lanceur à Alexandrie commit un délit. Il se dirigea vers cette colonne, décocha une flèche, à laquelle était attaché un fil solide, au-dessus d’elle. La flèche alla au-dessus de la colonne tandis que le fil resta à son sommet. Un bout resta au sol, là où tomba la flèche, tandis que l’autre alla de l’autre côté à l’endroit d’où il tira. Alors il attacha à ce bout un autre fil plus solide auquel il fixa un cordon et, au bout de celui-ci, il noua une corde solide. Puis il tira le tout du côté où la flèche était tombée. Après quoi il fixa l’extrémité de la corde au bas de la colonne et il s’y agrippa de l’autre côté jusqu’à parvenir à son sommet où il y avait une cavité semblable à un bassin, remplie d’eau de pluie. Il y monta avec de la nourriture et y resta. Les gens rassemblés furent étonnés et ne comprirent pas quel artifice fut utilisé pour escalader jusqu’à cet endroit. Le wālī qui fut mis au courant s’en étonna et ordonna qu’on lui [le lanceur] pardonne. Le lanceur descendit tout assuré et leur expliqua l’artifice. Tel est son exposé. Dieu seul sait.
(Digression sur Bagdad)
Le récit revient sur la suite des nouvelles. Dans l’alignement [du côté] maritime de la colonne45 susmentionnée, [se trouve] la porte de la mosquée qui est aussi une merveille. Son montant est d’une seule pierre, sa façade, sur son côté droit quand vous y entrez comme sur son côté gauche, mesure 50 empans de haut et 7 empans de large. Le bord de la pierre est de 4,5 empans. À son côté, sur votre droite, il y a un autre montant fait d’une seule pierre comme le précédent. De même, sur la gauche, entre les deux montants, on mesure au sol 30 empans. Sur les deux montants, il y a un linteau d’une seule pierre qui tient le sommet des deux montants du côté de l’intérieur de la mosquée. Sur les deux autres montants qui se trouvent après l’espace, hors de la mosquée, il y a également un autre linteau d’une seule pierre, mais celui-ci est tombé et s’est cassé en trois morceaux. Le linteau cassé mesure 40 empans de long et 8 empans de large, son bord (p. 541) a également des moulures et des bas-reliefs comportant des rinceaux, des fleurs de lys et des sculptures merveilleuses. Dans une des parties du linteau, il y a, de part et d’autre, deux morceaux de bois sculptés, qui font l’émerveillement de ceux qui les voient ; [le linteau] est si poli que lorsqu’on le tape du creux de la main ou avec une pierre, on entend un son étrange. Devant ceci, à 20 pas, se tient un autre linteau en place, tandis que son pendant, de l’autre côté, est tombé et s’est cassé au milieu ; sa longueur est de 55 empans et sa largeur comme son bord est de 8 empans. Il semblerait qu’il y ait un mur intérieur devant la porte et sous celle-ci un immense vestibule, conservé à l’aide de la pierre ponce, ressemblant à une immense maison ; à l’intérieur, on entre dans une galerie souterraine située sous la mosquée. Je ne connais pas sa longueur ni où elle finit. On dit que toute la mosquée reposait sur des maisons et de petits passages qui apparaissent à partir des colonnes arrachées qu’on a découpées pour en faire des pierres de pavement et pour d’autres besoins. On a déplacé une grande quantité de pierres ponces à partir de ces colonnes pour rénover le Phare susmentionné ainsi que sa jetée. La terre sur la butte susmentionnée, à l’endroit où se trouve la mosquée citée, n’est pas naturelle, mais fut transportée là pour recouvrir ce qui avait été construit ainsi que les bases des colonnes et des pierres ponces. Dieu seul sait ! Quand je regardai ces merveilles et ces monuments, je fus émerveillé. Je pensai alors à ces peuples qui existaient avant nous, comme le peuple de ‘Ad, que définit ainsi la parole de Dieu-le-Puissant : « Ils sont comme la souche vide d’un palmier ». Quand je vois le travail de cette colonne et les autres merveilles, je me dis que le mérite qu’on leur attribue est peu. »46


40 Ibn al-`Abbār, Kitāb al-takmila li-Kitāb al-ṣila, Mayrit, 1886-1887, p. 738-739.

41 Gilliot, C., « al-Silafī », EI2 IX, Leyde, 1998, p. 630-632. Né à Ispahan en 1078, Al-Silafī fait ses études à Bagdad avant de voyager dans de nombreux pays afin de perfectionner sa culture. Il se fixe à Alexandrie en 1118 où il est nommé recteur de la madrasa qui porte son nom en 1151/1152. Il meurt en 1180.

42 Asin Palacios, M., « El Abecedario de Yûsuf Benaxeij el Malagueno », BRAH C, 1932, p. 195-228.

43 R. Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, t. 2, Leide, Paris, 1927, p. 244 : « On donne aussi le nom de faḥl à une boule qui surmonte une coupole ou la flèche d’un édifice. » Dans le cas présent, aucune de ces deux définitions ne convient. Mais on peut en conclure que ce terme désigne un élément d’architecture surmontant un édifice.

44 Le mot sāriyya (mât), employé dans le texte arabe, a été traduit par « colonne » qui n’est autre que le fameux monument faussement attribué à Pompée.

45 La colonne des mâts ou de Pompée.

46 Traduction : T. Daghsen, S. Renaud, O. Sennoune, H. Zyad.

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BENJAMIN DE TUDÈLE (1170-1171)

Tudèle, B. de, « Benjamin de Tudèle », dans H. Harboun (éd.), Les voyageurs juifs du Moyen Âge, XIIe siècle, Aix-en-Provence, 1986.

Benjamin est un rabbin né à Tudèle en Navarre au commencement du XIIe siècle. On ne connaît pas ses dates de naissance et de mort. Il entreprend un voyage en 1165-1166 et en revient en 1172. Il écrit sa relation en 1178.47

p. 135-136 :

« À deux journées de là est Alexandrie ou No Amon construite solidement par Alexandre le Grand qui l’a appelée de son nom. Les maisons, les palais, les murailles, tout y est joliment bâti.
Hors de la ville est l’école d'Aristote, précepteur d'Alexandre. C’est un bel et grand édifice où il y a une vingtaine d’écoles séparées les unes des autres par des colonnes de marbre. On y venait du monde entier pour étudier la science du philosophe Aristote.
La ville est construite sur une hauteur, sa partie basse est convexe, bâtie sur des ponts. Alexandre l’a construite avec beaucoup de sagesse.
Ses rues sont droites, et pleines de boutiques. Elles sont si longues qu’on peut y marcher à une distance d’un mille, de la Porte de Rachid à la Porte de la mer. Alexandre a construit une digue dans le port, dont la longueur mesure un mille, au milieu de la mer. Sur la digue, il fit une grande tour appelée le phare, en langue arabe : Manar Askandria. Au sommet de cette tour, il avait placé des miroirs en verre, d’où l’on pouvait voir vingt journées d’éloignement tous les vaisseaux qui venaient de Grèce ou de l’Occident pour faire la guerre ou pour nuire à la ville ; de sorte que, par ce moyen, ils étaient avertis de se sentir sur leur garde.
Un jour, longtemps après la mort d’Alexandre, un vaisseau aborda, commandé par un capitaine grec nommé Todoros versé en toute science. Les Grecs étaient, en ce temps-là, sous la domination de l’Égypte. Le capitaine apporta un grand présent au roi d’Égypte : de l’argent, de l’or, des vêtements de soie. Il jeta l’ancre devant le phare selon l’habitude des marchands qui s’y arrêtaient. Chaque jour, le gardien du phare et ses serviteurs allaient manger chez le capitaine, de sorte que celui-ci, ayant gagné les bonnes grâces du gardien du phare, allait et venait tous les jours librement chez lui. (p. 136) Un jour le capitaine organisa un festin en l’honneur du gardien du phare et de ces gens et l’enivra tellement, lui et ses subordonnés, qu’ils se mirent tous à dormir. Le capitaine et les marins se levèrent, montèrent au sommet de la tour, cassèrent les miroirs et s’en allèrent le jour même. Depuis ce temps, les chrétiens vinrent avec des barques, de gros vaisseaux et s’emparèrent des îles de la Crète et de Chypre, qui passèrent ainsi sous la domination des Grecs jusqu’à ce jour.
Le phare est encore aujourd’hui un point de repère à tous les navigateurs. Tous ceux qui se rendent par mer à Alexandrie, le voit sur une distance de cent milles. La nuit, le gardien allume une torche que les marins peuvent voir de loin.
On vient à Alexandrie de tout l’empire des Iduméens (chrétiens), de Valence, de Lombardie, de Toscane, de la Pouille, d’Amalfi, de Sicile, de Rakuphia, de Catalogne, d’Espagne, de la Calabre, de la Romagne, du Khazar48, de Patzimakie49, de Hongrie, de Bulgarie, de Rakosie50, de Croatie, de Slovanie, du Roussillon, d’Allemagne, de Saxe, du Danemark, d’Irlande, de Norvège, des Pays-bas, d’Écosse, d’Angleterre, du Pays de Galles, de Flandre, de Normandie, de France, du Poitou, d’Anjou, de Bourgogne, de Maurienne51, de Provence, de Gènes, de Pise, de Gascogne, de Navarre, d’Aragon. Pareillement aussi du côté de l’occident musulman, il en vient de l’Andalousie, de l’Algarve52, de l’Afrique, et de l’Arabie. Il en vient aussi du côté des Indes, de Savila53, et d’Abyssinie, de la Libye, du Yémen, de Sinéar (Mésopotamie) d’Al-Cham (Syrie), de Grèce et de Turquie.
Les marchands indiens y apportent toutes sortes d’aromates, que les chrétiens leur achètent. La ville abonde de marchands. Chaque nation y possède son propre comptoir.
Sur le bord de la mer, il y a un tombeau de marbre, sur lequel sont gravés toutes sortes d’oiseaux, toutes sortes d’animaux et l’effigie du mort, le tout avec des inscriptions (p. 137) anciennes. Personne ne connaît cette écriture. On dit qu’il s’agit vraisemblablement d’un roi ancien, avant le déluge. La longueur du tombeau est de quinze empans, et la largeur de six.
Il y a à Alexandrie environ trois mille juifs. »


47Carmoly, E. et Lelewel, J., Notice historique de Benjamin de Tudèle, suivie de l'examen géographique de ses voyages, Bruxelles, Leipzig, 1852, p. 6-9.

48 La Crimée. Toutes les notes de ce texte sont de O. V. Volkoff.

49 La Dacie (à peu près l’actuelle Roumanie).

50 Raguse en Croatie, actuellement Dubrovnik.

51 Partie de la Savoie connue lors de la conquête Burgonde au Ve s. sous le nom de Mauriana.

52 Algarve, province du Portugal.

53 En Somalie, au sud de Djibouti.

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AL-HARAWĪ (1174)

ABŪ L-ḤASAN `ALĪ B. ABĪ BAKR

Al-Harawī, Guide des lieux de pèlerinage, par J. Sourdel-Thomine, Damas, 1957.

Al-Harawī est un auteur syrien et célèbre ascète-pèlerin. Après une vie de voyages, il finit ses jours à Alep auprès du souverain ayyubide Al-Malik al-Ẓahir Ġazī qui le tient en haute estime et lui fait bâtir une madrasa du rite chaféite où il enseigne. Ce lieu abrite encore les restes de son tombeau. Ses biographes ne donnent pas trop de détails sur sa formation et ses activités, mais on sait qu’il naît à Mossoul54 et qu’il quitte cette ville pour mener une vie errante. Il se fait connaître comme prédicateur à Bagdad et Alep, et acquiert une réputation de mystique. Son ouvrage est entrepris sur les instances d’un fonctionnaire de Bagdad. Il meurt à Alep en 1215.55
Lorsqu’il est à Hébron, l’auteur donne la date de son voyage à Alexandrie.


p. 72 :

« Or à Alexandrie, en 570/1174, j’ai entendu le šayḫ Abū Ṭāhir Aḥmad b. Muḥammad as-Silafī56 rapporter une anecdote ».

p. 110- 117 :

La marche frontière d’Alexandrie

« Là, le cimetière que l’on appelle Gabbana Wa‘la (?)57 avec la tombe d’al-Miqdād b. al-Aswad al-Kindī, tombe que nous avons également visitée à Raqqa et dont il sera question plus loin, tandis qu’en réalité elle se trouve à Médine.
À Alexandrie encore, la tombe du prophète Irmyā’ dans le souterrain (ad-dīmās), l’oratoire [du bureau] des successions (masǧid al-Mawāriṯ) que l’on visite en pèlerinage, l’oratoire de Sāriya, et l’ancienne Grande-mosquée que l’on dit avoir été fondée par les Compagnons.
Il s’y trouve plus d’oratoires et de sanctuaires que je n’en ai vu nulle part ailleurs. Ibn Munqiḏ m’ayant dit qu’il y en avait douze mille, j’interrogeai à ce sujet le cadi-secrétaire qui m’affirma qu’al-Malik al-`Azīz `Uṯmān, après enquête, en avait trouvé vingt mille. Moi-même ne les ai pas comptés et Dieu sait ce qu’il y a de vrai dans cette affirmation.
Son système de canalisations est si merveilleux que, lors de la crue du Nil, la ville semble flotter comme un flacon de cristal qui aurait été posé sur l’eau et qu’il n’y ait pas d’autre part de maison où ne pénètre, grâce à la crue, l’eau dont elle a besoin. On marche à l’étage [des citernes], qui se trouvent au-dessous de la ville, aussi bien que dans les rues ; ces étages [souterrains] sont au nombre de trois et construits à la semblance d’un échiquier.
À Alexandrie également, le PHARE dont on dit qu’il se trouvait à l’intérieur de la ville : celle-ci avait en effet sept grandes rues (maḥaǧǧāt), qui furent mangées par la mer au point qu’il n’en resta plus qu’une seule, et elle s’étendait d’un endroit appelé Abu Sir jusqu’à Abu Qir ; on dit aussi que la tombe d’Alexandre est dans le Phare avec celle d’Aristote et Dieu sait ce qu’il y a de vrai dans cette affirmation.
L’auteur de cet ouvrage, `Alī b. abī Bakr al-Harawī, dit : Certes on a compté le Phare d’Alexandrie au nombre des merveilles lorsque s’y trouvait le miroir où, dit-on, se voyaient les barques mettant à la voile depuis une distance de plusieurs jours de route, si bien que l’on se préparait à aller à leur rencontre. On raconte aussi de ce miroir qu’il incendiait les navires et vraisemblablement de la manière suivante : le miroir embrasait à distance lorsque les rayons du soleil y tombaient à l’aplomb et que la mer aidait à leur effet, car les rayons du soleil reflétés par l’éclat du miroir, avec l’action jointe de la réverbération de la mer et de son étincellement, peuvent sans aucun doute mettre le feu. Les dimensions du miroir auraient été de soixante coudées, la hauteur du Phare, de trois cents, et Dieu sait la vérité.
En revanche le Phare ne fait plus aujourd’hui partie des merveilles, car ce n’est qu’une espèce de tour dressée au bord de l’eau à la manière d’une vigie. Mais c’est bien dans la ville de Constantinople que se trouvent les colonnes (al-manā’ir) vraiment extraordinaires. Il en est une, consolidée avec du plomb et du fer et située dans l’Hippodrome (al-Buḍrum), c’est-à-dire le champ de courses (al-maydān), qui s’incline sur son socle dans toutes les directions lorsque le vent souffle et qui broie les morceaux de poterie et les coquilles de noix que les gens introduisent [à sa base] ; au même endroit s’en trouve une autre, faite de cuivre et coulée d’une seule pièce, dans laquelle on ne peut rien faire entrer.

[Digression sur Constantinople]

Revenons aux lieux de pèlerinage et aux antiquités d’Alexandrie

Dans la grande rue (al-maḥaǧǧa) d’Alexandrie, en un lieu appelé al-Qamra (?), se trouve une colonne avec une représentation d’oiseau, qui tourne en même temps que le soleil. À Alexandrie également, la « colonne des colonnades », polie à la manière des pierres précieuses, et des colonnes qui l’entourent ; on dit que c’est là le portique que les Grecs avaient bâti et auquel ils faisaient allusion en citant dans leurs écrits les opinions des « Hommes du Portique » (Aṣḥrāb ar-Riwāq). Je mesurai moi-même cette colonne : le chiffre exact m’échappe maintenant, mais je crois qu’il s’agissait de soixante coudées et Dieu sait la vérité ; il me semble aussi que sa circonférence était de trente coudées et qu’il y avait au-dessous un socle cubique d’un seul morceau de granit.
À Alexandrie également, la Porte Verte (al-Bāb al-Aḫḍar) que l’on visite, la mosquée de la Repentance et de la Merci (masǧid at-Tawba wa-r-Raḥma), avec un important ribāṭ58, et la demeure d’Alexandre.
En dehors de la ville, l’église souterraine (kanīsat Asfal al-arḍ), d’une construction merveilleuse, et l’oratoire du Sculpteur (masǧid an-Naḥḥāt) à côté duquel se situent les tombes de martyrs dont on ignore les noms.
À Alexandrie encore on connaît le poisson-torpille (ar-ra`ād) : quiconque le prend sent sa main agitée de telles convulsions qu’il est obligé de le lâcher. »


54 Cette ville se trouvait à Arḍ al-Ǧazīra, au nord de l’Irak.

55 Sourdel-Thomine, J., « Al-Harawī al-Mawṣilī », EI2 III, Leyde, Paris, 1990, p. 182.

56 Au sujet de ce savant, voir la notice biographique de Yūsuf b. al-Šayḫ (1165/1166).

57 Il s’agit du cimetière également mentionné par Ibn Rušayd (1285), voyageur de ce corpus.

58 Chabbi, J., « Ribāṭ », EI2 VIII, Leyde, 1995, p. 510-524. Institution militaire et religieuse.

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GÉRARD BURCHARD (1175)

Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, III/4, Leyde, 1934.

L'évêque Burchard de Strasbourg est chargé d’une ambassade au Caire en 1175 par l'empereur allemand Frédéric Barberousse auprès de Saladin.59

Voir le texte de Thetmar (1217).

Feuillet 886 recto :

« Enfin, je pénétrai dans le port d’Alexandrie, dans lequel port a été érigée une grande tour construite de pierres, dans l’intention qu’elle indique le port aux navigateurs, parce que la terre d’Égypte est plate ; toute la nuit, un feu brûle sur cette tour, pour montrer le port à ceux qui s’en approchent, pour qu’ils ne périssent pas.
Alexandrie est une ville remarquable, ornée de monuments, de vergers, peuplée d’une immense multitude, habitée par des Sarrasins, des Juifs et des Chrétiens, qui se trouve régie par la puissance du roi de Babylone. Le premier état de cette ville, comme le fait est visible dans ses ruines, fut d’une très grande ampleur. Elle s’étendait, en effet, en long sur quatre milles, et, en largeur, sur un mille. Un bras, issu de l’Euphrate, venait la baigner sur un de ses côtés, et la Grande Mer défendait son accès de l’autre côté.
Maintenant, cette ville, resserrée le long de la mer, s’étend sur un vaste territoire à partir de ce susdit bras du Nil. Il faut aussi savoir que l’Euphrate et le Nil sont un seul et unique cours d’eau.
Dans Alexandrie, chaque race d’hommes observe en toute liberté les préceptes de sa loi. Cette ville est extrêmement salubre, et j’y ai, en conséquence, trouvé un grand nombre de vieillards centenaires. Cette cité est défendue par un mauvais mur et elle n’a pas de fossés. Il faut savoir que ce port dont nous venons de parler acquitte en fait de droit de douane, chaque année, cinquante mille pièces d’or, lesquelles font plus de huit mille marcs d’argent pur. Diverses races d’hommes fréquentent cette ville en y apportant les objets de leur négoce. Cette ville n’a point d’eau douce, autre que celle qu’elle recueille dans ces citernes, en un seul temps de l’année, par un aqueduc dérivé du Nil susdit.
Dans cette ville sont de nombreuses églises, parmi lesquelles l’église de saint Marc l’Évangéliste, qui est située en dehors des murs de la ville neuve, sur le bord de la mer ; j’y ai vu dix-sept sarcophages, qui sont remplis des ossements et du sang des martyrs, mais leurs noms sont ignorés. J’y ai vu aussi la chapelle dans laquelle le dit Évangéliste rédigea son Évangile, où il subit le martyre, et le lieu de sa sépulture, d’où son corps fut subrepticement enlevé par les Vénitiens. C’est dans cette église qu’est élu le Patriarche, qu’il est sacré, et qu’il reçoit la sépulture lorsqu’il est mort. Cette communauté des Chrétiens a en effet un Patriarche, qui relève de l’obédience de l’Église des Grecs.
Il y avait jadis dans cette même ville un très grand palais de Pharaon, qui était soutenu par d’immenses colonnes de marbre, et dont on aperçoit encore aujourd’hui les ruines.
J’ai vu près d’Alexandrie que les eaux du Nil étaient amenées du lit où elles coulent à travers un petit espace de terrain, dans un endroit où elles stagnent, et là, sans aucun travail ou artifice humain, elles se trouvent converties, au bout d’un certain laps de temps, en un sel très pur et excellent. »60


59 Dopp, P.-H., « Le Caire vu par les voyageurs occidentaux au Moyen Âge »,BSRGE XXIII, juin 1950, p. 123.
Rohricht, R., Geschilchte des Konigreiches Jerusalem, Amsterdam, 1966, p. 363.

60 Ce texte a également été traduit par Christian Cannuyer (Une description méconnue de l'Égypte au XIIe siècle, Gottinger Miszellen Gottingen 70, 1984, p. 13-18.)

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IBN JUBAYR (du 29 mars au 3 avril 1183)

ABŪ AL-ḤUSAYN MUḤAMMAD B. AḤMAD B. JUBAYR AL-KINĀNĪ

Charles-Dominique, P. (éd.), Voyageurs arabes, Ibn Faḍlān, Ibn Jubayr, Ibn Baṭṭūṭa et un auteur anonyme, Paris, 1995.

Ibn Jubayr naît à Valence en 1145 ou peut-être à Jativa (à 60 km de Valence) l’année précédente. Son père est secrétaire de chancellerie de la ville de Jativa. Ibn Jubayr ayant reçu une instruction complète, tant scientifique que littéraire est alors employé comme secrétaire auprès du gouverneur almohade de Grenade. On raconte que sous la pression du gouverneur, il boit sept coupes de vin et que, pour expier sa faute, il se résout à entreprendre le pèlerinage à La Mecque. Il meurt lors d’un troisième pèlerinage en 1217, sur le chemin du retour, à Alexandrie.61

p. 75-79 :

« Nous logeâmes à Alexandrie dans une hôtellerie dite des Dinandiers proche de la Savonnerie. »

Mois de dhû al-hijja de ladite année.

« Ce mois commença le dimanche, surlendemain de notre arrivée à Alexandrie. La première scène dont nous fûmes témoins, le jour de notre arrivée, est celle de la montée à bord des douaniers, au nom du gouverneur de la ville, pour inspecter toute la cargaison.
Tous les passagers musulmans, l’un après l’autre, comparurent : on enregistra leur nom, leur signalement et leur pays d’origine. Chacun fut interrogé sur les marchandises qu’il transportait et les espèces qu’il possédait, pour percevoir la zakât62, sans chercher à savoir si le délai d’une année s’était écoulé ou non, depuis qu’il en était le détenteur. La plupart des passagers n’avaient entrepris ce voyage que pour accomplir l’obligation du pèlerinage et n’avaient emporté que des provisions de route. Cependant, ils furent obligés de payer la zakât sur ces provisions, sans qu’on cherche à savoir si un an s’était écoulé depuis leur acquisition.
On fit débarquer Ahmad ben Hassân, un des nôtres, pour lui demander des nouvelles du Maghreb et l’interroger sur la cargaison du navire. On l’amena d’abord, sous bonne escorte chez le gouverneur, puis chez le cadi, les agents de la douane, un groupe de gens de l’entourage du gouverneur ; chacun l’interrogea et enregistra ses paroles. Enfin on le libéra. Puis on ordonna aux musulmans de débarquer leurs bagages et les provisions qui leur restaient. Sur le rivage, ils trouvèrent des agents qui se chargeaient de les emmener à la douane et de transporter tous leurs effets. Alors on les appela, un par un, chacun présenta ses bagages dans la cohue. On les fouilla tous, tant ceux qui avaient quelque prix que ceux qui n’en avaient pas. On les mêla les uns aux autres. On introduisit la main dans la ceinture pour y chercher ce qu’on aurait dissimulé.
On demanda de jurer qu’on avait rien d’autre que ce qu’on avait découvert. Au milieu de cette bousculade disparurent beaucoup de bagages de par le jeu des mains de la cohue. Enfin, on libéra les musulmans après cette séance terriblement humiliante et déshonorante. Nous demandons à dieu après ces épreuves de nous rétribuer grandement !
Ce sont là, sûrement des choses qu’ignore le grand sultan Saladin, car s’il apprenait ces agissements, il les ferait cesser, lui dont on connaît l’équité et la prédilection pour la bienveillance ! Que Dieu tienne compte aux musulmans de cette terrible épreuve pour qu’ils puissent se voir restituer le zakât de la meilleure façon ! Nous n’avons trouvé dans le royaume de ce sultan rien de mal à mentionner autre que cet incident qui est le fait, sûrement, des agents de la douane !

Quelques informations sur Alexandrie et ses monuments.

Tout d'abord, mentionnons l’agréable situation de la ville et sa grande étendue. Nous n'avons vu aucune autre ville où les rues sont si vastes, les bâtiments si élevés, qui soit plus belle et plus vivante. Ses marchés sont très animés.

Pour la structure de la ville, il est étonnant que les constructions souterraines soient aussi importantes que celles qui sont en surface et aussi belles et solides ; ceci vient de ce que l’eau du Nil passe sous terre, au-dessous de toutes les maisons et les rues. Les puits sont donc contigus les uns aux autres et communiquent entre eux.
Nous avons vu à Alexandrie des piliers et des plaques de marbre si nombreux, si élevés, si larges et si beaux qu’on aurait du mal à les imaginer. C’est au point qu’on trouve, dans certaines voies, des piliers qui s’élèvent si nombreux qu’ils cachent le ciel ! On ne connaît ni la signification, ni l’origine de leur édification.

C’était, dit-on, sur eux que reposaient des édifices réservés aux philosophes et aux autorités de ce temps-là.
Dieu seul le sait ! Cela ressemblerait à des observatoires.
Parmi les merveilles de la ville, que nous avons vues, citons le Phare que Dieu – qu’Il est puissant et majestueux – a édifié par l’intermédiaire de ceux qui furent assujettis à ce travail afin que cet édifice soit un signe pour les hommes qui cherchent à connaître la vérité et un point de repère pour les voyageurs, car sans lui ils ne pourraient se guider jusqu’à Alexandrie ; en effet, le phare est visible à plus de soixante-dix milles. Il a été joliment et solidement construit, tant en longueur qu’en largeur, et il est si haut qu’il rivalise avec le ciel. On est bien court pour le décrire, le regard ne peut l’embrasser en entier, on est impuissant à en parler et le contempler exige un grand champ de vision. Nous mesurâmes un de ses côtés et nous trouvâmes plus de cinquante brasses. La hauteur dépasserait, dit-on, cent cinquante tailles d’hommes. À l’intérieur du Phare, le spectacle est extraordinaire : les escaliers et les couloirs sont si larges, le nombre des pièces si grand que celui qui y circule et parcourt ses galeries s’y perd parfois. Bref, on est impuissant à en parler. Que Dieu fasse qu’il soit gardé dans le territoire musulman et qu’il y soit conservé ! Au sommet, on voit un oratoire qu’on dit être béni et dont les fidèles cherchent à gagner la bénédiction, en y priant. Nous y montâmes, jeudi 5 dhû al-hijja, et nous y priâmes. Nous avons pu constater alors que sa construction était si admirable qu’on est bien incapable de la décrire dans tous ses détails.
Citons parmi les vertus et les titres de gloire de cette ville dont l’honneur revient en réalité à son sultan, les madrasas et les couvents qui s’y trouvent et qui sont réservés aux étudiants et aux dévots qui y affluent des pays lointains. Chacun y trouve un logement, un maître qui lui enseigne la branche de la science qu’il désire étudier et une pension pour subvenir à ses besoins. Le sultan se soucie tant de ses étrangers exceptionnels qu’il a ordonné d’installer des bains dont ils se servent à l’occasion, d’instituer un hôpital où sont soignés leurs malades et où fonctionnent des médecins qui les traitent et qui ont sous leurs ordres des serviteurs chargés d’exécuter les prescriptions médicales et les régimes ordonnés par les médecins dans l’intérêt des malades. Le sultan a aussi appointé des gens chargés de rendre visite aux patients qui ne se font pas hospitaliser, surtout des étrangers, et de soumettre leur cas aux médecins afin qu’ils veillent à leur traitement.
De même, le sultan a pris cette disposition qui est tout à fait en son honneur : il a attribué aux voyageurs maghrébins deux pains par personne et par jour, quel qu’en soit le nombre, et a désigné pour les distribuer, chaque jour, un homme de confiance agissant en son nom. Il lui arrive de répartir, pour un seul jour, deux mille pains, ou plus, selon le nombre des voyageurs. Cette institution fonctionne continuellement. Pour couvrir tous ces frais, le sultan a constitué des legs pieux, outre la zakât sur les métaux précieux qui est réservée à cet usage. Il a, également, prescrit aux administrateurs de ces biens de puiser dans sa propre cassette s’ils venaient à manquer de fonds. Les habitants de cette ville sont très aisés et très fortunés, car ils ne sont soumis à aucun impôt. Le souverain ne tire aucun bénéfice de cette ville, sauf ceux des legs pieux constitués en son nom ou bien de main-morte pour ses fondations (wakf 63), l’impôt de capitation versé par les juifs et les chrétiens et occasionnellement la zakât sur les métaux précieux dont il perçoit les trois huitièmes, le restant étant attribué aux fondations dont nous avons parlé. Le souverain qui a pris ces louables dispositions et qui a prescrit ces règlements généreux disparu depuis longtemps, est Saladin Abû Muzzafar Yûsuf ben Ayyûb – Que Dieu lui accorde conjointement Sa paix et Son assistance.
Un incident curieux arriva à ses étrangers : un homme qui désirait entrer en faveur auprès du Sultan, en lui prodiguant des conseils, raconta au souverain que la plupart de ceux qui bénéficiaient de ce don en pains n’en avaient nullement besoin pour subvenir car ils arrivaient avec des provisions suffisantes. La médisance de ce conseiller faillit bien porter ses fruits ! Un jour, le sultan partit faire une tournée d’inspection, hors de la ville. Or il rencontra un groupe de voyageurs qui avaient échappé à l’emprise du désert voisin de Tripoli et qui étaient encore marqués par les affres de la soif et de la faim. Le sultan les interrogea sur le but de leur voyage et s’enquit de leur aventure. Il apprit que ces hommes se rendaient en pèlerinage à la Maison sacrée de Dieu, qu’ils avaient donc suivi la voie terrestre et avaient enduré les tourments du désert. Alors le sultan dit : « Quand bien même ces malheureux, après avoir erré dans ce désert et avoir enduré tant de peines seraient arrivés chacun avec leur poids d’or et d’argent, ils devraient bénéficier de ce don que nous avons institué et non pas en être privés ! Il est stupéfiant que quelqu’un ait osé médire d’eux et voulu ainsi entrer en notre faveur en nous suggérant d’abroger la mesure que nous avions prise purement pour l’amour de Dieu –qu’Il est puissant et majestueux ! » On ne mesure plus les oeuvres pies de ce sultan, son désir de justice et ses efforts pour défendre le territoire musulman.
Il est curieux que dans cette ville les gens ont les mêmes occupations, la nuit et le jour. C’est aussi la cité qui possède le plus de mosquées, si bien que l’estimation qu’on en fait est imprécise : certains exagèrent le nombre, d’autres le minorent, les premiers arrivent à douze mille, les seconds en comptent moins, sans préciser, huit mille ou un autre chiffre. En vérité, les mosquées sont très nombreuses ; il y en a jusqu’à quatre ou cinq au même endroit, et parfois, l’une est composée de plusieurs. Chacune a ses imams appointés par le sultan : certains perçoivent cinq dinars égyptiens par mois, ce qui équivaut à dix dinars numinides, d’autres perçoivent plus ou moins. C’est là une des faveurs du sultan. Il serait d’ailleurs trop long de citer toutes les oeuvres pies de ce souverain parce qu’elles sont innombrables.
Nous quittâmes Alexandrie avec la bénédiction de Dieu – qu’Il soit exalté – et avec Son aide, dimanche matin 8 dhû al-hijja (3 avril). »

p. 93-94 :

« Lorsque nous séjournions à Alexandrie, dans le mois indiqué plus haut, nous vîmes qu’une grande foule s’était réunie pour assister au spectacle de captifs rûm qui entraient dans la ville, à dos de chameaux, montés la face tournée vers la croupe. Les tambours et les trompettes retentissaient autour d’eux. Nous demandâmes ce qui était arrivé à ces malheureux et on nous raconta leur histoire qui est digne de briser le coeur de compassion et d’émotion.
Un groupe de chrétiens syriens s’était formé et avait construit des navires dans les localités que ces gens détiennent sur la mer Rouge. Puis ils les avaient chargés, en pièces, sur des chameaux appartenant à des Arabes voisins avec lesquels ils étaient convenus de la location. Lorsqu’ils étaient arrivés sur le rivage, ils avaint cloué leurs navires, en avaient achevé l’assemblage et l’armature, les avaient lancés à la mer et y avaient embarqué pour couper la route aux pèlerins. Ils parvinrent à la mer an-Na‘am et y brûlèrent près de seize navires. Ayant atteint ‘Aydhâb, ils se saisirent d’un bateau qui arrivait de Judda chargé de pèlerins et, à terre, d’une grande caravane qui arrivait de Qûs et se rendait à ‘Aydhâb. Ils massacrèrent tout le monde sans épargner qui que ce fût. Ils se saisirent aussi de deux navires chargés de commerçants qui venaient du Yémen. Ils mirent le feu sur le rivage à beaucoup de vivres qui étaient destinés à l’approvisionnement de La Mekke et Médine –que Dieu leur conserve leur puissance ! Ils commirent des méfaits si horribles qu’on n’en a jamais entendu de pareils en Islam. Aucun chrétien n’était parvenu jusqu’à ‘Aydhâb.
Parmi leurs méfaits les plus graves, citons celui-ci (on aimerait se boucher les oreilles pour ne pas l’entendre tant il est horrible et atroce) : ces chrétiens étaient en effet résolus à pénétrer dans la ville du Prophète et à retirer son corps du tombeau sacré. Ils en ébruitèrent la nouvelle et en parlèrent. Mais Dieu, par Son intervention, les punit de leur impudence et de leur arrogance. Les chrétiens n’étaient plus qu’à un jour de marche de Médine. Mais Dieu repoussa leur hostilité au moyen de navires affrétés à Misr et à Alexandrie, sous les ordres du chambellan Lu’lu accompagné de courageux marins maghrébins. Ils atteignirent les ennemis qui faillirent bien leur échapper, mais qui furent pris jusqu’au dernier. C’est là un signe de la providence divine toute-puissante ! Les musulmans rejoignirent les chrétiens bien que ces derniers les eussent devancés depuis longtemps, plus d’un mois et demi environ. Ils les massacrèrent, les firent prisonniers ; ces captifs furent envoyés dans les différentes villes pour y être mis à mort. On en expédia à La Mekke et à Médine. Dieu épargna donc, par Sa grâce, à l’islam et aux musulmans, une catastrophe.
Louange à Dieu, maître des mondes ! »


61 Charles-Dominique, P. (éd.), Voyageurs arabes, Ibn Faḍlān, Ibn Jubayr, Ibn Baṭṭūṭa et un auteur anonyme, Paris, 1995, p. 1089-1090.

62 Aumône légale prélevée sur les biens du musulman (capital et revenu), n’est due sur les métaux précieux et les marchandises que s’ils sont restés sans emploi pendant une année et ont été conservés comme trésor et s’ils atteignent une valeur minimale. Note de P. Charles-Dominique.

63 Heffening, W., « Waḳf », EI1 IV, Leyde, Paris, 1934, p. 1154 : « Par waḳf, on entend une chose qui en conservant sa substance donne un fruit et au sujet de laquelle le possesseur a renoncé à son droit de disposition avec la prescription que son fruit est utilisé pour des buts louables autorisés. »

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GUILLAUME DE TYR (avant 1184)

Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, III/4, Leyde, 1934.

Guillaume naît à Jérusalem vers 1130 et c’est sans doute dans cette ville qu’il meurt en 1186. Il passe de longues années d’études en occident où il apprend les arts libéraux, le droit civil et le droit canon. Il suit les principaux maîtres du temps en France et en Italie pendant presque vingt ans, de 1146 à 1165. À son retour, il est fait chanoine d’Acre et devient archidiacre de Tyr en 1167. En 1175, il est élu archevêque de Tyr. C’est à la demande du roi de Jérusalem qu’il écrit l’histoire de cette région.
On sait que Guillaume n’a pas visité Alexandrie, mais sa description est établie d’après des témoins oculaires. Dans son prologue l’auteur écrit : « Ce que nous avons composé jusqu’à présent était l’Histoire que nous avons recueillie autant que nous l’avons pu par la relation des autres, servis par une mémoire plus pleine du temps d’autrefois – c’est pourquoi nous avons recherché la vérité, le contenu des événements, l’année avec grande difficulté, semblable à ceux qui mendient les secours étrangers. Malgré cela, nous avons mis par écrit un récit aussi fidèle que possible. Mais tout ce qui va suivre maintenant, nous l’avons vu en partie de nos propres yeux, ou bien les hommes qui ont assisté eux-mêmes aux événements nous en ont informé par une narration fidèle… ».64

feuillet 899 recto et verso :

« Syracon cependant ayant rallié tous ceux des siens qui avaient survécu, les réforma en un seul corps, traversa le désert à l’insu des nôtres, et se rendit à Alexandrie : les habitants de cette ville la remirent aussitôt entre ces mains. Dès que le roi eut reçu la première nouvelle de cet événement, il convoqua auprès de lui les princes, le soudan et ses fils, et les nobles d’Égypte, et leur demanda avec sollicitude ce qu’il y avait à faire ; On discuta longuement, ainsi qu’il arrive d’ordinaire dans l’incertitude d’une décision à prendre ; et comme la ville d’Alexandrie n’a par elle-même aucune ressource en vivres et en grains, et ne se nourrit que de ce qu’on lui apporte par eau des contrées supérieures de l’Égypte, on résolut d’établir une flotte sur le fleuve, afin d’intercepter entièrement tous les transports qui pourraient être dirigés sur cette ville. Après avoir fait ces dispositions, le Roi se rendit lui-même dans les environs, avec toute son armée, et dressa son camp entre les lieux appelés Toroge et Demenehut : ce point est situé à huit milles d’Alexandrie ; De là le roi envoyait des éclaireurs pour fouiller et faire évacuer tous les lieux voisins et même des points plus éloignés dans le désert, afin que personne ne tentât de porter secours aux assiégés, ou pour empêcher aussi ceux qui voudraient sortir de la ville au dehors solliciter l’assistance des étrangers.

Livre XIX ; t. III, p. 215-216.

« Alexandrie la dernière de toutes les villes d’Égypte, dans cette partie du pays qui fait face à la Libye et se prolonge vers l’occident, est placée elle-même sur les confins du sol cultivé et du désert brûlant, si bien qu’en dehors des murs de la ville, du côté du couchant, on ne voit qu’une vaste étendue de terres qui n’ont jamais ressenti les bienfaits d’aucune culture. Elle fut fondée, selon les anciennes histoires par Alexandre le Macédonien, fils de Philippe, et reçut de lui le nom qu’elle a porté depuis. Solin dit que son origine remonte à la cent douzième olympiade, et au consulat de Lucius Papyrus, fils de Lucius, et de Caius Petilius, fils de Caius. L’architecte Dinocrate dressa le plan de cette ville, et occupe, dans ses souvenirs, le second rang après son fondateur. Elle est située non loin de l’une des embouchures du Nil, appelée par quelques-uns Héracléotique, et par d’autres Canopique. Aujourd’hui cependant, le lieu qui a donné son nom à cette embouchure du Nil, voisine de la ville, a perdu lui-même son antique dénomination, et est appelé Ressith.
Alexandrie est à cinq ou six milles de distance du lit du fleuve ; au temps ordinaire des crues, elles reçoit une partie de ses eaux par quelques canaux qui les versent dans de vastes citernes, creusées tout exprès, où on les conserve avec soin durant toute l’année pour l’usage des habitants. Une partie de ces eaux est dirigée, autant qu’on peut en avoir besoin, vers les vergers qui se trouvent en dehors de la ville, et elles y arrivent par des conduits souterrains. La position d’Alexandrie est des plus avantageuses pour le commerce. Elle a deux ports séparés par une langue de terre excessivement étroite. En avant de cette chaussée naturelle, est une tour d’une grande élévation, appelée Phare : Jules-César la fit construire, dit-on, pour le service de la navigation, lorsqu’il y conduisit une colonie. On y apporte de la haute Égypte par le Nil une grande quantité de denrées, et presque toutes les choses nécessaires à la vie.

Les productions inconnues à l’Égypte arrivent par mer à Alexandrie de toutes les contrées du monde, et y sont toujours en abondance ; aussi dit-on qu’on y trouve toutes sortes d’objets utiles, plus qu’en tout autre port de mer. Les deux Indes, le pays de Saba, l’Arabie, les deux Éthiopies, la Perse et toutes les provinces environnantes, envoient dans la haute Égypte, par la mer Rouge, jusqu’à la ville nommée Aideb, située sur le rivage de cette mer, par où tous ces peuples divers arrivent également vers nous, les aromates, les perles, les trésors de l’Orient, et toutes les marchandises étrangères dont notre monde est privé : arrivées en ce lieu, on les transporte sur le Nil, et elles descendent de là à Alexandrie. Aussi les peuples de l’Orient et ceux de l’Occident se rencontrent-ils continuellement dans cette ville, qui est comme le grand marché des deux mondes.
Elle a eu dans les temps anciens, comme dans les temps modernes, des titres nombreux à l’illustration. Le bienheureux Marc, fils spirituel du prince des apôtres, envoyé par le ciel même auprès de cette ville, l’honora de ses prédications ; les saints Pères Athanase et Cyrille y firent leur résidence, et y furent déposés dans leurs glorieux tombeaux ; le patriarche d’Alexandrie avait le second rang dans la chrétienté et cette ville était la vénérable métropole de l’Égypte, de la Libye, de la Pentapolite, et de plusieurs autres provinces. Toute la flotte des armées alliées fut conduite devant ses murs ; on ferma l’accès des portes et toutes les autres avenues, et il ne fut plus permis de s’approcher de la place.

Livre XIX ; t. III, p. 217-219.

Il y avait autour de la ville (Alexandrie) des vergers qui présentaient l’aspect le plus agréable, et ressemblaient à de belles forêts bien boisées : ils étaient garnis d’arbres à fruits en plein rapport, et de plantes utiles ; leur vue seule engageait les passants à les visiter de plus près, et lorsqu’ils y étaient entrés, tout les invitait au repos : une grande partie de notre armée y alla aussi, d’abord pour y chercher le bois nécessaire à la construction des machines, et y demeura ensuite dans la seule intention de nuire et de faire un dommage considérable aux habitants ; bientôt les arbres aromatiques et propres à toutes sortes d’usages furent coupés et renversés avec tout autant d’empressement qu’on avait pu, dans le principe, leur prodiguer de soins et de travaux pour les faire prospérer. Le sol se trouve subitement rasé, il ne resta plus aucun indice du coup d’oeil qu’il présentait auparavant, et dans la suite lorsque la paix fut rétablie, cette destruction et le dommage que les habitants en éprouvèrent furent pour eux la perte la plus sensible et l’événement dont ils se plaignirent le plus.

Livre XIX ; t. III, p. 220-221.

Tandis que ces événements se passaient dans les environs d’Alexandrie, Syracon parcourait toute la haute Égypte. Arrivé à Chus, il voulut essayer de faire le siège de cette ville ; mais voyant qu’il lui faudrait trop de temps pour s’en rendre maître, et jugeant en outre que des intérêts plus pressants le rappelaient auprès de son neveu, il leva des sommes d’argent dans plusieurs villes, et se disposa à redescendre promptement dans la basse Égypte avec l’armée qu’il traînait à sa suite. Il apprit en arrivant à Babylone, que le roi avait remis la garde de la ville du Caire et du pont de bateaux à Hugues d’Ibelin.

Livre XIX ; t. III, p. 223.

Cette belle ville est dominée par une tour d’une grande hauteur, qu’on appelle le Phare, et sur laquelle on allume des torches qui jettent une grande clarté et brillent comme un astre dans le ciel, afin de diriger au milieu de la nuit la marche des navigateurs qui ne connaissent pas les localités. On ne peut en effet aborder à Alexandrie que par une mer aveugle, pour ainsi dire, et semée de bas-fonds trompeurs et périlleux. Instruits par les feux qui brûlent constamment au sommet du Phare et sont entretenus aux frais du trésor public, les navigateurs échappent ainsi aux naufrages qui les menacent et dirigent heureusement leur marche vers le port.

Livre XIX ; t. III, p. 227. »


64Zerner, M., « Guillaume de Tyr. Troisième tiers de XIIe siècle », dans D. Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XII-XVIe siècle, Paris, 1997, p. 500.

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JACOB BEN NATANEL HA-COHEN (XIIe siècle)

Ben Natanel Ha-Cohen, J., « Jacob ben Natanel Ha-Cohen », dans E. N. Adler, Jewish travellers, New Delhi, 1995.

Nous ignorons tout de ce voyageur d’après Joseph Shatzmiller65.

p. 93-94 :

« À Alexandrie je vis le collège du roi Alexandre. Il y a là trois cent soixante-cinq colonnes correspondant aux jours de l'année solaire. Le pilier central est épais de trente paumes et a quatre coudées de longueur. Et il y a là deux coffres, l'un en haut et l'autre en bas, et sur elles il y a une image carrée, représentant une créature vivante, avec le visage d'un homme, le visage d'un aigle, le visage d'un lion, et le visage d'un taureau. Là Alexandre était enseigné par son professeur Aristote.
Au bord de la mer se trouve une tour appelée en arabe Manara ; au sommet, ils mettent une lumière la nuit, ainsi les bateaux ne s’égarent pas. Ce feu peut être vu jusqu’à Acre, en Afrique et en Provence. Ce phare est si beau et large que deux chevaliers à cheval, côte à côte, peuvent le monter. Il y a une citerne au-dessus de laquelle se trouve un front de mer.
Dans la maison d'un juif, il y a une statue de Bathia, la fille de Pharaon. La même statue est à Rameses, dans la maison du Chazan. La longueur (p. 94) de la statue est de vingt cubits (coudées ?) : on y voit une femme vêtue avec un panier sur sa tête dans lequel se trouve un petit garçon. Toute la pierre est noire. Le roi ordonna qu’on devrait la mettre à l’extérieur et l’ériger dans la rue.
En une fois, l’eau monta et inonda presque toute l’Égypte ; les eaux atteignirent alors ses limites, puis diminua. »66


65 Shatzmiller, J., « Récits de voyage hébraïques au Moyen Âge », dans D. Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XII-XVIe siècle, Paris, 1997, p. 1289-1290.

66 Traduction : O. V. Volkoff, O. Sennoune.

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13e siècle

`ABD AL-LAṬĪF AL-BAĠDĀDĪ (1200)

MUWAFFAQ AL-DĪN ABŪ MUḤAMMAD B. YŪSUF

‘Abd al-Laṭīf al-Baġdādī, Relation de l’Égypte par Abd-Allatif, médecin arabe de Baghdad, par A.-I. Silvestre de Sacy, Paris, 1810.

Également connu sous le nom d’Ibn al-Labbād, ‘Abd al-Laṭīf al-Baġdādī, savant aux connaissances encyclopédiques, naît et meurt à Bagdad (1162-1163/1231-1232). Il y étudie la grammaire, le droit, les traditions, etc. En 1189-1190, il se rend à Mossoul (Arḍ al-Ǧazīra, au nord de l’Iraq) pour y étudier la philosophie, les sciences naturelles et l’alchimie. Ses voyages le mènent, entre autres, à Damas, à Jérusalem et au Caire où Il est témoin de la famine et de la peste qui désolent l’Égypte dans les années 1200-1201. Il étudie presque tous les domaines des connaissances de l’époque. Son oeuvre renferme une courte description de l’Égypte.67

Observations générales sur l’Égypte

p. 3 :

« … À Alexandrie et dans les lieux voisins, les pluies sont extrêmement abondantes. »

p. 5-6 :

« Ses habitants sont privés du vent d’est par la chaîne de montagnes qui ferme l’Égypte à l’orient, et que l’on nomme Mokattam : cette montagne les empêche de jouir de ce vent bienfaisant ; et il est bien rare qu’ils reçoivent le souffle du vent d’est pur, si ce n’est obliquement. Ce fut sans doute pour cette raison que les anciens Égyptiens choisirent, pour la résidence de leurs rois, Memphis, et les lieux qui, comme Memphis, sont les plus éloignés des montagnes orientales et les plus rapprochés de la chaîne occidentale. Par la même raison, les Grecs choisirent la situation d’Alexandrie, et au contraire ils évitèrent celle de Fostat, parce qu’elle est voisine du Mokattam. »

p. 31-32 :

« Au nombre des végétaux propres l’Égypte, est une pomme68 qui se trouve à Alexandrie, dans un jardin nommé Bostan-alkita ; elle est très petite, d’un rouge foncé, d’une odeur au-dessus de tout ce qu’on peut dire et supérieure à celle du musc. Cette espèce de pomme est très rare. »

p. 181 :

« J'ai vu à Alexandrie, sur le rivage de la mer, au milieu des édifices, deux obélisques plus grands que les obélisques d'Aïn Shams, dont je viens de parler, mais inférieurs aux deux grands. »

p. 182-184 :

« J'ai vu à Alexandrie la colonne nommée Amoud-alsawari69. Elle est de granit, de cette pierre rouge, tiquetée, qui est d'une extrême dureté. Cette colonne est d’une grosseur et d’une hauteur surprenantes : je n’aurois pas de peine à croire qu’elle a soixante-dix coudées de haut ; son diamètre est de cinq coudées ; elle est élevée sur une base très grande et proportionnée à ses dimensions. Sur le sommet de cette colonne est un grand chapiteau, qui n’a pu être ainsi placé avec une juste précision sans une profonde connoissance de la mécanique et de l’art d’élever de grands poids, et une extrême habileté dans la géométrie pratique. Un homme digne de foi m’a assuré avoir mesuré la périphérie de cette colonne, et l’avoir trouvé de soixantequinze empans de la grande mesure.
J'ai vu aussi sur les bords de la mer, du côté où elle avoisine les murailles de la ville, plus de quatre cents colonnes brisées en deux ou trois parties, dont la pierre était pareille à celle dont est faite la colonne des piliers, et qui paroissoient être, à celle-ci dans la proportion d'un tiers, ou d'un quart. Tous les habitants d'Alexandrie, sans exception, assurent que ces colonnes étaient dressées autour de la colonne des piliers, mais qu'un gouverneur d'Alexandrie, nommé Karadja, qui commandait dans cette ville pour Youssouf, fils d'Ayyoub [Saladin], jugea à propos de renverser ces colonnes, de les briser et de les jeter sur les bords de la mer, sous le prétexte de rompre l'effort des flots et de mettre ainsi les murailles de la ville à l'abri de leur violence, ou d'empêcher les vaisseaux ennemis de mouiller contre les murs. C’étoit agir en enfant, ou en homme qui ne sait pas distinguer le bien du mal.
J'ai vu pareillement, autour de la colonne des piliers, des restes assez considérables de ces colonnes, les uns entiers, les autres brisés ; on pouvait juger encore par ces restes, que ces colonnes avaient été couvertes d'un toit qu'elles soutenaient. Au-dessus de la colonne des piliers est une coupole supportée par cette colonne. Je pense que cet édifice était le portique où enseignait Aristote, et après lui ses disciples ; et que c'était là l'académie que fit construire Alexandre quand il bâtit cette ville, et où étoit placée la bibliothèque que brûla Amrou ben-Alâs, avec la permission d’Omar.
Le phare d’Alexandrie est trop connu pour qu’il soit besoin d’en parler. Des écrivains exacts assurent qu’il a deux cent cinquante coudées de hauteur.
J’ai lu une note écrite de la main d’un homme curieux et exact, qui portoit qu’il avoit mesuré la colonne des piliers avec son chapiteau et sa base, et qu’il avoit trouvé leur hauteur au total de soixante-deux coudées et un sixième ; que cette colonne est élevée sur un monticule haut de vingt-trois coudées et demie ; ce qui, réuni à la hauteur de la colonne, donne en tout quatre-vingt-cinq coudées, et celle du chapiteau de sept coudées et demie. Suivant la même note, ce même personnage avoit pris aussi les mesures du phare, et avoit trouvé sa hauteur totale de cent trente-trois coudées : des trois étages dont il est formé, le premier, qui est carré, a cent vingt-une coudée et demie ; le second est à huit pans et porte quatre-vingt-une coudées et demie ; le troisième, qui est de forme circulaire, a trente-une coudées et demie. Au-dessus du phare s’élève une chapelle qui a environ dix coudées de hauteur. »

p. 205 :

L’auteur cite un passage de Galien : « Quiconque veut bien connoître de quelle manière les os sont disposés, ne sauroit mieux faire que d’aller à Alexandrie, pour y voir les cadavres anciens que l’on y conserve. »


67 Stern, S. M., « ‘Abd al-Laṭīf al-Baghdādī », EI2 I, Leyde, Paris, 1991, p. 76.

68 « Il paroît que les pommiers dont parle ici Abd-allatif, étoient des arbres étrangers à l’Égypte, cultivés dans un jardin particulier à Alexandrie. » Note de A.-I. Silvestre de Sacy.

69 La colonne des piliers.

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THETMAR (1217)

Saint-Génois, J. de, Voyages faits en Terre-Sainte par Thetmar en 1217 et par Burchard de Strasbourg en 1175, 1189 ou 1225, Bruxelles, 1861.

Le texte de Gérard Burchard (1175), publié par Youssouf Kamal (voir ci-dessus), et celui de Thetmar (1217), présenté dans l’édition de Jules de Saint-Génois, ont de grandes similitudes. Cependant, il convient d’attribuer la paternité de ce récit à l’évêque Burchard (1175) puisque dans les manuscrits du XIIIe siècle, Thetmar ne cite Alexandrie que pour donner la distance entre cette ville et Babylone (Fostat).

Remarque : le texte qui suit a faussement été attribué à Thetmar.

p. 53 :

« La ville d’Alexandrie
Alexandrie est une ville hors du commun par ses édifices, ses boulevards et la multitude innombrable de ses portes. Elle est peuplée de Sarrasins, de Juifs et de Chrétiens ; elle est sous l'autorité du roi de Babylone. Le premier état de cette ville, comme il appert de ses vestiges, a été immense. Elle s'étendait en effet sur quatre milles en longueur, et en largeur, sur un mille. On sait qu'une dérivation de l'Euphrate la touchait sur un côté, et que sur l'autre côté, la Grande Mer l'appuyait. Actuellement cette ville rétrécie du côté de la mer, et elle est séparée par une grande plaine du bras du sus-dit Nil. Car il faut savoir qu'Euphrate et Nil ne sont qu'un seul et même (cours) d'eau. Et dans Alexandrie chaque race d'hommes observe sa propre loi. Cette ville est très saine : j'y ai en effet remarqué un grand nombre de vieillards. Cette ville a été fortifiée par une muraille ordinaire, et est sans fossés. Il faut encore savoir que le sus-dit port d'Alexandrie fait rentrer annuellement, à titre de péage, deux mille pièces d'or, qui font plus de sept mille marks d'argent pur. Une gent cosmopolite peuple cette ville, avec ses marchandises. D'eau douce, cette ville n'a que celle du sus-dit Nil, qu'elle recueille dans ses citernes au moyen d'un aqueduc70 une fois par an. Dans cette même ville se trouvent plusieurs églises chrétiennes, au nombre desquelles l'église Saint-Marc l'Évangéliste, qui se situe hors les murs de sa nouvelle enceinte, en surplomb sur la mer. Et j'y ai vu dix-sept memorials plein du sang et des os de saints martyrs mais on ne connaît pas leurs noms. J'y ai aussi vu une chapelle dans laquelle ce même évangéliste Marc rédigea son évangile et subit son martyre, ainsi que le lieu de sa sépulture. C'est dans cette église que le patriarche est élu et sacré, et quand il meurt, c'est en ce même lieu qu'il est enseveli. Car cette chrétienté a un patriarche particulier, qui obéit à l'église grecque. Dans cette même ville se trouvait à une certaine époque le palais de Pharaon, érigé sur d'énormes colonnes de marbre dont les vestiges sont encore visibles. De même, j’ai vu tout près d’Alexandrie où le Nil a l’habitude de déborder, et, d’irriguer et de fertiliser l’Égypte entière parce que la pluie est rare. Or il commence à déborder au mois de juin jusqu’à la fête de la Croix et à partir de cette date jusqu’à l’Épiphanie du Seigneur. Jamais l’eau ne va vite en décroissant. »71

Remarque : le texte qui suit a faussement été attribué à Gérard de Burchard.

p. 59 :

« La ville d’Alexandrie
Alexandrie est une ville hors du commun, pleine de beaux édifices. De cette ville et de la situation de cette province, Maître Thetmar fait un exposé. Et pour ma part, j'atteste que ce que cet homme là a publié est vrai. »72


70 Ou "par adduction".

71 Traduction : G. Favrelle.

72 Traduction : G. Favrelle.

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JUDA HARIZI (vers 1218)

Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, III/4, Leyde, 1934.

Juda ben Solomon ben Hophni al-Harizi est un poète juif d’origine espagnole. Dans son ouvrage « Tahkemoni » (Le Sage), il donne quelques notices sur ces voyages en Égypte et en Palestine. Ses dates de naissance et de mort ne sont pas connues. D’après son récit, on sait qu’il se trouve à Jérusalem en 1218.73

Remarque : texte incomplet.

p. 935 verso :

« De là je pris la route de la mer vers les pays de l’Orient, où brille la gloire de l’Éternel, en premier lieu la ville d’Iskandariya, où vivent des hommes de sagesse et de science, qui pratiquent beaucoup de bienfaisance et qui remplissent les mains vides… De là je partis en bateau sur l’eau, et je passai par devant Misrayim. »


73 Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, III/4, Leyde, 1934, p. 935 verso.

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CHAU JU-KUA (avant 1278)

Chau Ju-Kua, Chau Ju-Kua : his work on the chinese and Arab Trade in the twelfth and thirteenth centuries, par F. Hirth et W. W. Rockhill, Islamic World in Foreign Travel Accounts 73, Francfort-sur-le-Main, 1996.

L’auteur, d’origine chinoise, inspecteur du commerce maritime, est un membre de la famille impériale de la grande dynastie Sung qui régne jusqu’en 1278. Son ouvrage, Les livres où l’on décrit les pays étrangers, est mentionné vers 1297.74

p. 146 :

« The country of O-kon-t’o belongs to Wu-ssi-li (Egypt). According, in olden times a stranger, Tsu-ko-ni75 by name, built on the shore of the sea a great tower under which the earth was dug out and two rooms were made, well connected and very well secreted. In on vault was grain, in the other were arms. The tower was two hundred chang high. Four horses abreast could ascend to two-thirds of its height. In the center of the building was a great well connecting with the big river.
To protect it from surprise by troops of other lands, the whole country guarded this tower that warded off the foes. In the upper and lower parts of it twenty thousand men could readily be stationed to guard, or to sally forth to fight. On the summit there was a wondrous great mirror ; if war-ships of other countries made a sudden attack, the mirror detected them beforehand, and the troops were ready in time for duty.
In recent years there came (to O-kon-t’o) a foreigner, who asked to be given work in the quard-house of the tower ; he was employed to sprinkle and sweep. For years no one entertained any suspicion of him, when suddenly one day he found an opportunity to steal the mirror and throw it into the sea, after which he made off. »


74 Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, III/5, Leyde, 1935, p. 1052 verso. Parias, L.-H. (dir.), Les explorateurs des pharaons à Paul-Émile Victor, Paris, 1958, p. 191.

75 Personnage identifié à Alexandre.

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IBN RUŠAYD AL-FIHRĪ AL-SABTĪ (jusqu’au 31 août 1285)

ABĪ `ABD ALLĀH MUḤAMMAD B. `UMAR B. RUŠAYD AL-FIHRĪ AL-SABTĪ

Ibn Rušayd, Relation de voyage d’Ibn Rusayd. Alexandrie et Misr, Tunis, 1981. (En arabe)

Juriste et homme de lettres, Ibn Rušayd naît en 1259 à Ceuta où il étudie les sciences de la tradition et de la grammaire. En 1285, il accomplit le pèlerinage, puis, en 1292-1293, il se rend dans le royaume naṣride pour assumer les fonctions d’imam et de prêcheur dans la grande mosquée de Grenade. Plus tard, il y est nommé cadi. Après l’assassinat de son protecteur, il gagne la cour des Mérinides où il dirige la prière dans la vieille mosquée de Marrakech. Il meurt à Fès en 132176.
Dans son récit, Ibn Rušayd présente dix cheikhs d’Alexandrie : Ibn Sāṭir al-Būnī al-arābī, Ibn al-Tūnsī, Ibn Manṣūr al-Hamazānī, Miṯqāl al-Ḥabašī, Ibn Manṣūr al-Anṣārī, Al-Makīn al-Asmar, Muḥammad b. Makīn b. al-Ḫatīb, Al-Ḫazraǧī, Ibn Hilāl al-Tamīmī al-Qamāḥ, Al-Ġurāfī. Dans la traduction qui suit, nous nous limiterons au passage concernant le premier personnage ainsi qu’à la partie décrivant les merveilles de la ville.

Remarque : texte incomplet.

p. 7-12 :

Aussi nous rencontrâmes à la ville frontière d’Alexandrie Ǧamal al-Dīn Abū `Abd Allāh Muḥammad b. Abī `Alī Ḥassān b. Abī Muḥammad `Abd al-Malik b. Muḥammad b. Sāṭir al-Būnī al-Šarābī al-Munṭabib. C’est un cheikh de caractère hargneux, vaniteux et sans compréhension. Il a des certificats d’audition et des autorisations à transmettre. Il m’a autorisé, moi et mes fils, à transmettre les livres qu’il enseignait, il a écrit ceci de sa main. Il a écrit qu’il est né le 11 de ǧumādā 1er en 621 à la ville frontière d’Alexandrie. (p. 8) Il a écouté la lecture du livre Al-Arba`īn al-buldāniyyaa de Silafī par le maître al-Ṣafrāwī, il a écouté le livre Al-Ḫuli`iyyāt d’Ibn `Imād al-Harranī, à qui il a donné l’autorisation de transmettre (des écrits) à plusieurs maîtres.
Parmi ceux qui lui donnèrent l’autorisation de transmettre tous les livres qu’ils avaient étudiés et qu’ils avaient classifiés et tout ce qu’ils avaient écrits en vers et en prose, (on compte) : Abū al-Qāsim `Abd al-Raḥmān b. `Abd al-Maǧīd b. Ismā`īl b. Ḥafṣ al-Ṣafrāwī, qui est né au mois de muḥarram 544.
De la même façon, il a été autorisé pour la même chose par Abū al-Faḍl Ǧa`far b. `Alī b. Abī al-Barakāt Ǧa`far b. Yaḥya al-Ḥamadānī qui est né le 10 du mois de Ṣafar 546.
(p. 9) De la même façon, il a été autorisé pour la même chose par Muḥammad b. Abī al-Ma`ālī `Imād b. Muḥammad b. al-Ḥusayn al-Ḥarrānī. De la même façon, il a été autorisé pour la même chose par Muḥammad b. `Abd Allāh b. Maḥmūd b. Muḥammad al-Ḥusaynī.
De la même façon, il a été autorisé pour la même chose par `Abd al-Wahhāb b. Ẓāfir b. `Alī connu sous le nom de Ibn Rawāǧ et qui est né en 554.
Parmi ceux qui lui donnèrent l’autorisation et qui lui octroyèrent verbalement l’autorisation de transmettre, (on compte) : Ḥassān b. Abī al-Qāsim b. Ḥassān b. Muḥammad b. `Abd al-Wāhad al-Ǧahnī et Abū `Abd Allāh Muḥammad b. Ibrāhīm b. `Abd al-Raḥmān b. Muḥammad al-Anṣārī connu comme Al-Ǧirǧ al-Tilmsānī, né en 564 à Tlemcen ; Abū al-Riḍā `Alī b. Zayd b. `Alī al-Basārsī, qui dit être né en 560 à Alexandrie ; Nāṣir b. `Abd al-`Azīz b. Nāṣir b. `Abd al-`Azīz qui écrivit à Ibn Sāṭir en 624 et qui dit être né au mois de Ramaḍān le Vénéré en 559 à la ville frontière d’Alexandrie ; `Abd al-`Azīz b. `Abd Allāh b. `Alī, né en 555 ; Abū al-Manṣūr Ẓāfir b. Ṭahir Ẓāfir b. Ismā`īl b. al-Ḥakam (p. 10) b. Ibrāhīm b. Ḫalaf connu comme Ibn Šaḥm al-Muṭarraz, qui dit être né en 554 à la ville frontière d’Alexandrie ; `Abd al-Raḥmān b. Muqarrab b. `Abd al-Karīm b. al-Ḥasan b. Muqarrab al-Nuǧaybī, qui a mis par écrit (l’autorisation) le 25 de Šawwāl 629, `Abd al-Ḫāliq b. Ṭarḫān al-Qurašī ; Ḥusayn b. Yūsuf b. al-Ḥasan al-Šaṭbī ; `Abd al-`Azīz b. `Abd al-Wahhāb b. Ismā`īl b. `Awf né en 567 ; Muẓaffar b. `Abd al-Malik b. `Atīq ; `Abd al-Raḥmān b. Mākī b. al-Ḥāsib, petit-fils d’al-Faqīh al-Ḥāfiẓ c’est-à-dire Al-Silafī ; Šuʿayb b. Yaḥya b. Aḥmad b. Muḥammad b. `Aṭiyya al-Za`farānī ; `Abd al-Salām b. al-Ḥusayn b. `Abd al-Salām ; (p. 11) `Alī b. Muḫtār b. Naṣr al-`Amirī puis al-Qāhirī ; Muḥammad b. `Umar b. Mālik b. al-Ma`āfirī, qui réside à Alexandrie et qui lui a écrit de sa main : "moi pauvre serviteur, je suis né au début du mois de muḥarram en 548 dans la ville de Fès" ; Hiba Allāh b. Muḥammad b. al-Ḥusayn b. Mufarraǧ b. Ḥātim al-Maqdisī. Ceci est ce que j’ai examiné au sujet des maîtres qui lui ont donné des autorisations autographes. Que Dieu accorde à tous, sa miséricorde !
Moi Abū `Abd Allāh Muḥammad b. Abī `Alî al-Būnī al-Šarābī d’Alexandrie, j’ai lu devant lui et n’ai lu que ce hadith car il n’avait pas envie de continuer. Je lui ai dit : Abū al-Qāsim al-Ṣafrāwī vous a rapporté verbalement de Abū al-Ṭāhir al-Silafī al-Ḥāfiẓ, de Abū al-Ḥasan Ḥamd b. Ismā`īl b. Ḥamd al-Hamaḏānī al-Zakī né à La Mecque en 497, de Abū Ṭālib Muḥammad b. Muḥammad b. Ibrāhīm b. Ġaylān al-Bazzār né à Bagdad, de Abū Bakr Muḥammad b. `Abd Allāh b. Ibrāhīm al-Šāfi`ī, de Ibrāhīm b. Isḥāq al-Ḥarbī, de Sulaymān b. Dāwūd al-Hāšimī (p. 12) de Ibrāhīm b. Sa`ad, de Ibn Šihāb, de Al-Qāsim et de `A’iša – que Dieu soit satisfait d’elle ! – qui a dit : "Je me suis baignée avec Muḥammad en puisant l’eau dans le même récipient, que la bénédiction et le salut soient sur lui."
Ce hadith est le premier du livre Al-Arba`īn al-Buldāniyya (Les quarante pays) de Ḥāfiẓ Abū Ṭāhir al-Silafī – que Dieu lui accorde sa miséricorde !

[…]
(p. 92) Nous visitâmes à Alexandrie – que Dieu Tout Puissant la garde ! – le tombeau de l’imam ascète, savant et dernier des grands mémorisateurs du Coran, Abī al-Tāhir al-Silafī, qui se trouve à l’intérieur [des murs] près de la Porte verte ; son tombeau a une grande et haute coupole. Près de ce tombeau se trouve celui de l’ascète, jurisconsulte, imam Abī Bakr al-Ṭurṭūšī, – que Dieu lui accorde sa miséricorde ! Sur le tombeau d’Al-Ṭurṭūšī est écrit : "l’imam ascète Abū Bakr Muḥammad b. al-Walīd al-Fihrī est mort au mois de ǧumadā II 52077." Près du mur ouest, il y a le tombeau que l’on dit être celui de `Abd al-Raḥmān b. Hurmuz al-A`raǧ – que Dieu lui accorde sa miséricorde !
J’ai lu – dans un abrégé qui a été extrait du livre Mašyaḫā du cheikh transmetteur et savant Abī `Abd al-Allāh Muḥammad b. `Abd al-Raḥmān b. `Alī al-Tuǧībī al-Andalusī (p. 93), qui réside à Tlemcen, et sur lequel il y a son écriture à la façon du maître Al-Silafī – ce qui suit à la lettre : "parmi ceux qui ont été ses étudiants à Alexandrie, il y a le grand maître Abū `Abd Allāh Muḥammad b. Aḥmad al-Rāzī connu sous le nom d’Ibn al-Ḥaṭṭāb, ce cheikh fait autorité, c’est un grand transmetteur ; ses chaînes de transmission remontent très loin. Nos maîtres ont écouté (son savoir) devant lui à Alexandrie, ces mêmes maîtres qui nous ont transmis les hadiths de Abī `Abd Allāh Muḥammad b. Aḥmad le susmentionné ; le cheikh guide, jurisconsulte, ascète Abū Bakr Muḥammad b. al-Walīd al-Ṭurṭūšī de la doctrine malikite ; le cheikh Abū al-Ḥusayn Yaḥiya b. `Ubayd b. Sa`āda al-Ǧublānī, transmetteur du jurisconsulte ascète Abī Bakr Muḥammad b. Ibrāhīm b.
al-Ḥasan al-Rāzī connu sous le nom d’Al-Ḥanīfī – que Dieu lui accorde sa miséricorde ! – qui a étudié la jurisprudence d’après l’école d’Abū Ḥanīfa – que Dieu lui accorde sa miséricorde ! – et qui a accompli des prodiges célèbres. Son tombeau, le tombeau d’Abī Bakr al-Ṭurṭūšī et le tombeau d’Abī `Abd Allāh al-Rāzī al-Ḥaṭṭāb – que Dieu soit satisfait d’eux ! – se trouvent dans le cimetière de Wa`la qui se trouve dans les murs d’Alexandrie près de la vieille mosquée de `Amr b. al-`Aṣ – que Dieu soit satisfait de lui !"
Notre cheikh Al-Ḥāfiẓ al-Silafī – que Dieu lui accorde sa miséricorde ! – disait : "je n’ai jamais vu dans aucun pays que j’ai visité un ensemble de trois tombes d’imams de trois doctrines différentes que dans le cimetière de Wa‘la à Alexandrie." Les tombes de ces trois imams de trois doctrines différentes se trouvent côte-à-côte dans ce cimetière susmentionné : le tombeau d’Ibn al-Ḫaṭṭāb al-Šāfi`ī, le tombeau d’Abī Bakr al-Ṭurṭūšī (p. 94) al-mālikī et le tombeau d’Abī Bakr Muḥammad b. Ibrāhīm al-Ḥanīfī – que Dieu leur accorde sa miséricorde ! Nous en avons fini avec ce qu’a rapporté Al-Tuǧībī – que Dieu lui accorde sa miséricorde !
Dans ce lieu dans lequel il décrit le tombeau d’Al-Ṭurṭūšī à Kūm Wa‘la se trouvent d’autres tombeaux. Mais nous n’avons visité que le tombeau d’Abī Bakr al-Ṭurṭūšī car il n’y avait personne avec nous pour nous renseigner sur les autres (tombeaux) qui étaient là avec lui. Que Dieu accorde sa miséricorde à l’assemblée !
Avertissement important : l’imam Abū `Amr b. al-Ṣalāḥ – que Dieu lui accorde sa miséricorde ! – dit : "Quiconque descendant de Banū Ḥanīfa ou est adepte de la doctrine d’Abū Ḥanīfa s’appellent Ḥanafī." Muḥammad b. Ṭāhir al-Maqdisī et beaucoup de traditionnistes faisaient la différence entre les deux et disaient que la doctrine s’appelait Ḥanīfī. À propos d’une personne qui appartient à l’école, on dit "Ḥanīfī", qui s’écrit avec un yā’. Je n’ai trouvé cela chez aucun grammairien sauf chez Abī Bakr b. al-Anbārī qui l’a écrit dans son livre Al-Kāfī. Muḥammad b. Ṭāhir possède sur ce sujet un livre Al-Ansāb al-Muttafaqa. Les propos d’Ibn al-Ṣalāḥ sont terminés – que Dieu lui accorde sa miséricorde !
Parmi les merveilles d’Alexandrie, il y a le phare que personne ne peut décrire. Celui qui essaie est désorienté. Son intérieur est plus colossal que son extérieur. Il fait partie des merveilles construites et des choses étranges du monde visible. Un de nos compagnons a pris ses mesures, le côté de la mer mesure plus de 120 pas. Quelques personnes m’ont dit que l’on a pris sa hauteur avec un astrolabe. La base mesure 60 tailles d’homme, le niveau médian mesure 40 tailles d’homme et le dernier niveau (p. 95) 20. Dieu seul le sait.
Parmi les autres merveilles qui désorientent l’esprit en raison de leur hauteur et qui fatiguent les yeux de celui qui regarde, il y a la colonne qui est connue comme étant la colonne des colonnes. Elle se trouve à l’extérieur de la porte de la ville. Elle est dressée à partir d’une base et, à son sommet, il y a une autre base. Quelques personnes ont mesuré sa hauteur en ma présence, nous avons trouvé 130 empans. J’ai pris moimême la mesure de la base qui mesure 19 empans de chaque côté.
La lune du mois de ǧumādā II est apparue la nuit du dimanche quand nous étions à Alexandrie. Nous partîmes d’Alexandrie en fin de matinée le samedi 28 de ǧumādā II78 vers Sudd al-Ḫalīǧ79. Ce lieu est connu parmi eux comme étant Ṭalamšūš80 et se trouve à 40 milles d’Alexandrie. Nous arrivâmes le dimanche 29 quand la lune du mois de Raǧab I apparut le lundi – que Dieu nous en rende heureux ! – À cet endroit, nous sollicitons la faveur de Dieu et qu’Il nous préserve de la difficulté ! Nous restâmes dans ce lieu jusqu’au lendemain mardi, puis nous embarquâmes sur le Nil. Nous voyageâmes dans la félicité de Dieu et de sa bénédiction. Nous arrivâmes à Miṣr dans la nuit du dimanche 7 du mois de Raǧab81 au crépuscule. Nous passâmes la nuit au bord du Nil et nous débarquâmes le dimanche matin louant Dieu et le remerciant. »82


76 Arié, R., « Ibn Rušayd », EI2 III, Leyde, Paris, 1990, p. 933-934.

77 Juin/juillet 1126.

78 31 août.

79 La digue du canal en arabe.

80 Ptolémée en arabe. D’après É. Combe, on ne trouve le nom de Ptolémée associé à cette voie d’eau que dans cette relation d’Ibn Rušayd (« Notes de topographie alexandrine », BSAA 34, 1941, p. 63).

81 8 septembre.

82 Traduction : F. Naïm Rochdy, S. Pagani, S. Renaud, O. Sennoune, H. Zyad.

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DEVISE DES CHEMINS DE BABILOINE (1289-1291)

Michelant, M. et Raynaud, G., Itinéraires à Jérusalem et descriptions de la Terre Sainte rédigés en français aux XI, XII, XIII siècles, Genève, 1882.

L’auteur anonyme de ce manuscrit donne le relevé des forces dont disposent les infidèles, puis décrit avec détails les diverses routes par lesquelles on peut pénétrer jusqu’au Caire. Deux routes conduisent d’Alexandrie à Babylone (Le Caire). L’une appelée Ṭarīq al-Wasṭā (la route du milieu) traverse la partie cultivée de la Moyenne-Égypte, l’autre portant le nom de Ṭarīq al-Ḥaǧīr (la route rocailleuse) côtoie le désert de Libye.83

p. 250-251 :

« D’Alixandrie iusques en Babiloine sy a II chemins :
L’un est communaulment mult usé de marchans & d’autres gent qui vont d’Alixandrie en Babiloine. »
(Itinéraire de ville en ville)
« Item l’autre chemin qui part d’Alixandrie iusques à Babiloine, costeant au desert sanz peril d’aigues ne passage de flum ; qui voudra monter au Caire & en Babiloine, & là l’ost de Babiloine peut legièrement passer le flum, si veut avoir la bataille pour ce qu’il ont grant multitude de vaissaus. »
(Itinéraire de ville en ville)


83 Schefer, Ch., « Étude sur la Devise des chemins de Babiloine », AOL II, Paris, 1884, p. 89-101.

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AL-‘ABDARĪ (1289)

ABŪ MUḤAMMAD AL-‘ABDARĪ

Al-`Abdarī, Riḥla al-Maġribiyya, Damas, 1999.

Voyageur marocain dont les dates de naissance et de mort ne sont pas connues.84

p. 210-215 :

Évocation d’Alexandrie
Après avoir mémorisé la description de ce lieu, et lorsque nous avons vu que le paysage ressemble à cette description, Dieu Tout Puissant nous a donné la grâce de quitter ce désert et d’arriver à la ville frontière d’Alexandrie, cette ville bien munie et solide, ville au terrain étendu, aux fondements sûrs et aux belles constructions.
(p. 211) Alexandrie ne fut jamais dégradée par le temps, elle n’a jamais témoigné de faiblesse à son égard, n’a jamais perdu de sa valeur, ne serait-ce qu’un jour ou une heure. Elle résista à la force du temps comme une héroïne. Elle résista à tous ses complots jusqu’à ce que ses sortilèges diminuèrent et disparurent. Elle ne prêta oreille ni aux insultes ni aux mauvaises paroles [du temps]. Alexandrie se tient debout comme une montagne gracieuse. Elle est haute à l’infini avec un cou droit. Elle étrangle l’infidélité et les infidèles en les tenant par la gorge et en les transformant de l’état de bien-être à celui d’impur et de trouble. [L’infidélité et les infidèles] tinrent compagnie à la tristesse comme la rosée à Al-Muḥalliq ; la nuit tomba sur eux suite à une journée illuminée de bonheur. Le chagrin tomba sur [l’infidélité et les infidèles] et s’enflamma, alors [ces derniers] devinrent les alliés du regret et dirent : “[cet état est un] substitut dont on ne peut se séparer”. C’est une ville étendue, d’une bonne construction et d’une belle architecture. Elle dévoile un visage magnifique et regarde d’un oeil romanesque. Elle a la bouche souriante comme une marguerite qui éclot, comme si (p. 212) la personne d’Alexandre ne l’avait jamais quittée, comme on peut le voir dans les chefs-d’oeuvre qu’[Alexandre] a construits et dirigés. Ceci est suffisant pour affirmer que cette ville est une merveille dont la beauté cache et voile celle des autres villes. La perfection s’y acquitta comme il se devait. La description de cette ville n’est plus nécessaire puisque les savants l’ont déjà décrite. Que d’encre a coulé sur des pages blanches pour raconter sa splendeur exemplaire !
Parmi tout ce que j’ai vu de nouveau et d’original, c’est la qualité parfaite de ses portes. Les colonnes et les seuils des portes excessivement hautes sont faits en pierre taillée. On est émerveillé par sa beauté et par sa perfection. Toutes les colonnes de la porte sont faites d’une seule pierre ainsi que les seuils et les piédroits. Le plus étonnant est la façon dont elles ont été posées là malgré leur taille immense. Le cours du temps n’a rien changé à ces colonnes qui ne sont pas tombées en ruine et sont restées belles et splendides. Les portes sont parfaitement consolidées, à l’intérieur et à l’extérieur, d’un habillage en fer dont la construction est des plus précises, meilleures et parfaites.

La colonne des colonnes
Parmi les merveilles, j’ai vu une colonne de marbre qu’on aperçoit et qui est connue sous le nom de la colonne des colonnes (ʿāmūd al-sawārī). C’est une pierre arrondie, très haute, d’un seul morceau, à la mesure d’une tour haute. On aperçoit [la colonne] de loin, qui surgit d’une forêt de palmiers, [car cette colonne est] plus haute que les palmiers. [La colonne] se dresse sur une pierre taillée carrée, grande comme un mastaba immense ; sa hauteur mesure plus de deux brasses. (p. 213) On ne sait pas comment la colonne fut érigée sur cette base. On ne sait pas non plus comment elle se maintient malgré les vents et les tempêtes. Il est impossible de la faire bouger en aucune façon, d’autant plus que sa place est là.

Le phare d’Alexandrie
Quant au phare, les hommes ont écrit suffisamment à son sujet. J’y suis entré et je l’ai contemplé, je n’ai pu arriver à son sommet qu’avec beaucoup de peine, bien que de l’extérieur il ne paraisse pas aussi haut. Il se trouve à une distance de plus de trois milles en dehors de la ville, au nord, sur un tell. La mer l’entoure à l’est et à l’ouest jusqu’à user ses pierres des deux côtés. Le phare est consolidé avec une pierre de construction solide jusqu’au sommet. Il est encore plus résistant grâce aux grands mastabas solides dont les fondations furent posées dans la mer. [Les fondations] dépassent le niveau de la mer de trois brasses environ.
La porte du phare est haute à partir du sol de quatre brasses environ. On a bâti des constructions sur son côté sans qu’elles soient liées à lui. On a posé des planches sur lesquelles on marche jusqu’à la porte ; si on les enlève, on n’y arrive pas. À l’intérieur, au-dessus de la porte, il y a un endroit spacieux pour la surveillance de la porte où le gardien se tient et dort. À l’intérieur du phare, il y a de nombreuses pièces que j’ai vues fermées. La largeur du couloir est de 6 empans et l’épaisseur du mur est de dix empans ; je l’ai mesurée d’en haut. (p. 214) La largeur du phare d’un angle à un autre est de 140 empans. À son sommet, il y a un grand ǧāmūr85 et un autre plus petit au-dessus, il y a une belle coupole à laquelle on accède par des escaliers qui débouchent sur elle et dans laquelle se trouve un mihrab pour la prière.
D’Alexandrie au phare, il y a une terre ferme qui est rattachée au phare. La mer entoure cette terre ferme qui est rattachée aux murs de la ville. On ne peut donc gagner le phare par la terre ferme qu’en venant seulement de la ville. Sur cette terre ferme, se trouvent les cimetières d’Alexandrie qui comptent d’innombrables mausolées et tombeaux d’oulémas et d’hommes pieux.
À propos de ce que les gens ont écrit sur la description d’Alexandrie et de son phare, et à propos des merveilles qu’ils ont évoquées, leurs écrits sont de toute perfection et témoignent d’une très grande maîtrise dans leur description. On n’en rajoutera pas sur la finesse de leur présentation. Cependant, maintenant, c’est une ville dont l’apparence est meilleure que le fond. On voit en cette ville la perfection, mais elle est comparable à un beau corps sans âme ou à une étoffe fine qui ne couvre personne, ou encore à un fourreau sculpté d’une épée dont la lame qu’il abritait s’est cassée. La majeure partie de ses habitants n’est rien d’autre que de la canaille et cherche à nuire gratuitement, ayant une mauvaise moralité et un goût amer. La haine nourrit leurs coeurs, comme on nourrit les enfants. Le mal et la corruption ont remplacé le bien et la bonté dans leurs coeurs. Le bienfaisant parmi eux est un verbe qui ne se conjugue pas, et l’étranger parmi eux est un inconnu indéfinissable ; s’ils le voient, leurs visages deviennent plus sévères. (p. 215) Leurs visages se transforment comme la monstruosité et la laideur transforment. Ils baragouinent des mots lancés par les flèches des étrangers barbares. L’envie chez eux est comme un feu embrasé qui a abîmé leur humeur et a changé leur teint. S’ils entendent que quelqu’un est honnête, c’est un jour de crise. Leur ignorance les fait taire, ils préfèrent le silence. Si on les questionne, ils se taisent mais ce n’est pas par fierté ou par humilité. Certains d’entre eux sont rongés par l’envie, leur silence est comme une inertie. Ils réunissent toutes les descriptions qui enlaidissent et n’embellissent point. Ils s’accordent pour réduire la mesure et le poids. Si une personne étrangère traite en affaires avec eux, elle ne reçoit que soupçon. Elle est prise pour cible car chacun d’eux a une flèche qui tombe juste, jusqu’à ce que la personne en question sorte les mains vides. On ne peut attendre d’eux ni bonté ni repentir ; ils n’ont pas de compassion ou d’esprit de clan. Quand l’étranger traite avec eux, il n’ose leur demander de ne pas tricher. On se croit dans le plus beau des pays car la ville possède des qualités pour ses choses anciennes et nouvelles. Mais les personnes vertueuses dans cette ville sont si rares ; on en compte peu. C’est pour cette raison que [les personnes vertueuses] se sont unies car elles ne peuvent s’entendre avec le reste. Les personnes vertueuses sont étrangères parmi la population en toute manière et à tous les égards.

« L’hostilité des Alexandrins envers les pèlerins86
Le plus étrange est le fait qui révèle clairement le manque de religiosité [chez les Alexandrins] qui barrent la route aux pèlerins et leur font boire de la mer le sel saumâtre de l’humiliation. [Les Alexandrins] font payer la route [aux pèlerins], ainsi que les passages entre les montagnes. Ils cherchent de leurs mains leurs richesses. Ils ordonnent de fouiller les femmes et les hommes. Je constatai cela le jour où nous arrivâmes, je fus fortement surpris et à ce moment je voulus m’enfuir : c’était mon seul but. Quand la caravane arriva, une bande de cavaliers – que Dieu ne protège pas leurs coeurs méprisables et ne donne aucune proie à leur lion ! – vint ; ils mirent la main sur les pèlerins ; ils fouillèrent les hommes et les femmes, leur firent subir de nombreuses injustices et goûter toutes sortes de mépris. Ensuite, ils les menacèrent. Je n’ai vu cette coutume condamnable et ce trait de caractère blâmable dans aucun autre pays. Je n’ai vu chez personne une sécheresse de coeur plus grande que chez eux. Ils ont peu d’esprit chevaleresque et de timidité, ils ne tiennent pas compte de Dieu, Tout Puissant. Ils sont inhumains envers les musulmans. Que Dieu nous garde de cette impuissance. S’Il le veut, le vicieux se corrigerait et celui qui sombre dans la torpeur se ranimerait. À cette époque, quand je vis comment agissaient ces gens, je pensai que cette attitude était récente jusqu’à ce que Nūr al-Dīn Abū ‘Abd Allāh b. Zīn al-Dīn Abī al-Ḥasan Yaḥyā b. al-Šayẖ Waǧīh al-Dīn Abī ʿAlī Mansūr b. ‘Abd al-‘Azīz b. Ḥabāsa al-Iskandarī me racontât dans la madrasa de son grand-père une histoire concernant le scandale de leurs ancêtres qui n’étaient pas pieux. Nūr al-Dīn me rapporta un épisode de son livre dans lequel le pieux cheikh Abū al-`Abbās Aḥmad b. `Amr b. Muḥammad al-Sabtī al-Ḥimiarī, qui était à la ville frontalière d’Alexandrie en 66287, rapporta ce que le cheikh al-Imām raconta au sujet d’Abū al- Ḥusayn Muḥammad b. Aḥmad b. Jubayr al-Kanānī, lequel était à la ville frontalière d’Alexandrie en 61188 et visita Alexandrie dans une grande caravane du Maghreb pour accomplir le pèlerinage. Le chef de la ville ordonna qu’on les fouillât et qu’on cherchât ce qu’ils avaient entre les mains. On fouilla les hommes et les femmes. On outragea la pudeur des femmes. Pas un seul ne resta sans être fouillé et n’était épargné. [Ibn Jubayr] dit : “Lorsque ce groupe de cavaliers vint à moi, j’étais avec des femmes, alors je leur rappelai [aux fouilleurs] de penser à Dieu en les avertissant ; mais ils ne firent aucun détour et ne prirent pas en compte mes mots, ils me fouillèrent comme ils fouillèrent les autres. J’invoquai Dieu et j’écrivis ces vers pour conseiller l’émir des musulmans Ṣalāḥ al-Dīn Yūsuf b. Ayyūb pour lui rappeler, au nom de Dieu, les droits des musulmans, et le louer”. »89
Louanges


84 Ben Chenen-[W. Hoenerbach], « al-‘Abdarī », EI2 I, Leyde, Paris, 1991, p. 98-99.

85 Boule en cuivre qui se trouve au-dessus des minarets ou au sommet des tentes.

86 Ce paragraphe se trouve dans la publication établie à Rabat en 1968 aux pages 90-91.

87 1263/1264.

88 1214/1215.

89 Traduction : F. Naïm Rochdy, S. Renaud, O. Sennoune, Heba Zyad.

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14e siècle

MARIN SANUDO TORSELLO (avant 1318)

Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, IV/1, Leyde, 1936.

Marin Sanudo Torsello, (vers 1270-1343), noble vénitien, passe une grande partie de sa vie en Roumanie. Entre 1318 et 1321, il écrit Liber Secretorum Fidelium Crucis (Le livre des secrets des fidèles de la croix), véritable projet de croisade contre le sultan, après avoir accompli cinq voyages en Orient au cours desquels il séjourne à Alexandrie.90

p. 1165 verso et p. 1166 recto :

« De cette tour de Bolcherium jusqu’à la ville d’Alexandrie, en naviguant dans le sud-ouest, on compte 18 milles.
De plus, la susdite Alexandrie est une grande et belle ville, qui possède une pointe de terre au delà de son enceinte, dont les environs immédiats sont chaque jour inondés par les flots de la mer. Sur cette pointe de terre s’élève une tour, que l’on appelle communément le Phare, à laquelle la ville d’Alexandrie est reconnue, comme il est dit ci-dessus. Si un navigateur arrive de la haute mer, du côté de l’orient, ou du côté du nord-est, ou encore du nord, il pourra apercevoir cedit Phare ; il en sera de même s’il vient du côté du nord-ouest, et il apercevra ladite tour du Phare, comme suspendue dans un nuage.
Cette ville d’Alexandrie possède deux ports ; l’un, du côté de l’orient, qui est dominé par la susdite tour du Phare. Si un navigateur veut venir dans ce port, il passera tout près d’un écueil que l’on appelle communément Mémon, lequel se trouve à distance de cet écueil à la longueur d’une amarre, du côté du sud, il y a un haut-fond, et il (p. 1166 recto) pourra également se tenir à plusieurs amarres du susdit écueil de Mémon. L’autre port d’Alexandrie se trouve du côté de l’occident : l’entrée dans ce port est de la direction de l’occident : si quelque navigateur veut entrer dans cedit port, il faut qu’il s’approche le plus près possible du rivage de ce front de mer ; l’entrée de ce port se fait par des chenaux. »


90 Weiss, M., « Sanuto, Marin », dans L.-G. Michaud et J.-Fr. Michaud (éd.), Biographie Universelle ancienne et moderne 40, Paris, 1825, p. 377-378.

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ABŪ L-FIDĀ (1318)

ISMĀ`ĪL B. `ALĪ MAḤMŪD B. MUḤAMMAD B. TAQĪ AL-DĪN `UMAR B. ŠĀHANṢĀH B. AYYŪB

Abū l-Fidā, Géographie d’Aboulféda, par M. Reinaud, Paris, 1848-1883.

Prince, historien et géographe syrien de la famille des Ayyubides (arrière-neveu du sultan Saladin) Abū l-Fidā (1273-1331) assiste, à l’âge de douze ans, en compagnie de son père et de son cousin, au siège et à la prise de Marqab en 1285. Il prend part également aux autres campagnes contre les croisés. En 1299, lorsque la principauté ayyubide de Hama est supprimée, il demeure au service des gouverneurs mamelouks. Puis, en 1310, il est nommé gouverneur de Hama. En 1318, il se rend en Égypte où il visite Alexandrie. En 1319-1320, il accompagne le sultan au pèlerinage de La Mecque et à son retour au Caire, il est publiquement investi des insignes du sultanat et du titre d’al-Malik al-Mu’ayyad, ce qui lui confère une suprématie sur tous les gouverneurs de Syrie. Il continue à jouir d’une grande réputation de mécène et homme de lettres, ainsi que de l’amitié du sultan, jusqu’à sa mort à Hama.91

p. 139 (tome II) :
« Alexandrie se trouve au nord de l’Égypte, sur les bords de la mer Méditerranée. »

p. 144-145 (tome II) :
« Entre les monuments les plus curieux de l’Égypte était le phare d’Alexandrie, qui avait cent quatre-vingt coudées de haut. Ce phare fut bâti pour servir de guide aux navires ; en effet, la côte d’Alexandrie est basse ; on n’y aperçoit pas (de la mer) des montagnes, ni rien qui puisse servir de signal. Au haut du phare était un miroir en fer de chine, dans lequel venaient se réfléchir les navires grecs (ce qui mettait le pays à l’abri de toute surprise de leur part). En conséquence, les chrétiens usèrent d’artifice et enlevèrent le miroir. Cet événement eut lieu dans le premier siècle de l’islamisme, sous le khalifat de Valyd, fils d’Abd-almalek.
(p. 145) Alexandrie se trouve dans une presqu'île de sables, entre le canal d'Alexandrie et la mer. La longueur de la presqu'île est d'une demi-marche ; toute la presqu'île consiste en vignobles et en jardins. Le sol est un sable fin, d'un aspect agréable. Le canal d'Alexandrie lequel vient du Nil, offre un coup d’oeil enchanteur. En effet, il est encaissé, couvert de verdure sur ses deux rives, et entouré de jardins. C'est au sujet de ce canal que Dhafer, surnommé Alhaddad, a fait les vers suivants :
Combien de fois il a offert, le soir, à tes yeux, un coup d’oeil qui répandait dans ton coeur la joie la plus vive ! C'est un jardin aussi doux qu'une joue couverte d'un léger duvet ; c'est un ruisseau où la main rafraîchissante du vent du nord a laissé son empreinte.
Semblables à de jeunes beautés, les palmiers s'y montrent parés de leurs atours ; on prendrait les fruits dont ils sont couverts pour les pierreries qui ornent le cou des belles.

p. 155 (tome II) :
« 8° Alexandrie.
D’après l’Athoual, 51e degré 54 minutes de longitude et 30e degré 58 minutes de latitude ; d’après le canoun, 52e degré de longitude et 30e degré 58 minutes de latitude ; d’après Ibn-Sayd, 51e degré 20 minutes de longitude et 31e degré 31 minutes de latitude ; d’après le Resm, 51e degré 20 minutes de longitude et 31e degré 5 minutes de latitude. Alexandrie se trouve dans le troisième climat, sur les bords de la mer Méditerranée. Là était le phare si célèbre. On y remarque encore la colonne des colonnes (amoud-alseouâry) dont la hauteur est d'environ quarante-trois coudées. Le phare s’élevait au milieu des eaux, et la mer l’entourait de toute part. Alexandrie fut fondée par Alexandre ; c’est de là que lui est venu son nom. Son plan était celui d’un échiquier. C’était une des villes les plus belles ; les rues étaient disposées en croix, et les étrangers n’étaient pas exposés à s’y égarer. Alexandrie est bâtie dans une presqu’île couverte de jardins et de lieux de divertissements ; mais le blé y est transporté d'ailleurs ; aussi il ne s'y vend pas à bon marché. En effet, le territoire d'Alexandrie consiste en lacs salés. La ville est entourée d'un mur de pierre et a quatre portes, savoir : la porte de Rosette, la porte de Sadra et la porte de la mer ; quant à la quatrième porte, elle ne s'ouvre que le vendredi. »

L'auteur mentionne quelques détails sur le commerce de la ville.

(p. 201) « Thorré92… Il s’y fabrique du verre très-pur et des étoffes de laine qu’on transporte à Alexandrie. »
(p. 202) « Casr-Ahmed93… Les habitants exportent des chevaux à Alexandrie. »
(p. 307) « Le fleuve qui coule au midi (la Garonne) est remonté par les navires qui viennent de la mer environnante avec de l’étain et du cuivre apportés de l’Angleterre et de l’Irlande ; de Toulouse, ces métaux sont transportés à dos d’animaux à Narbonne, d’où on les expédie sur des navires francs à Alexandrie. »
(p. 134, tome II, 2e partie) « On remarque un golfe appelé Golfe de Maqri94, et que connaissent bien les voyageurs. On en exporte du bois à Alexandrie et dans d’autres villes. »


91 Gibb, H. A. R., « Abū l-Fidā », EI2 I, Leyde, Paris, 1991, p. 122.
92 Peut-être anciennement Turris Tamalem, dans le Maghreb. Note de M. Reinaud.
93 Petit village du Maghreb. Note de O. V. Volkoff.
94 Le golfe où se décharge le fleuve Aqsou, l’ancien Glaucus. Note de O. V. Volkoff.

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SYMON SEMEONIS (du 14 au 18 octobre 1323)


Deluz, C., « Le voyage de Symon Semeonis d’Irlande en Terre sainte. Symon Semeonis XIVe siècle », dans D. Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XII-XVIe siècle, Paris, 1997.

Symon Semeonis est frère mineur du couvent de Clonnel, au sud de l’Irlande. Il fait le voyage en compagnie de Hugues l’enlumineur.95

p. 972-980 :

« À notre départ de Candie, nous sommes passés devant Scarpanto et avons atteint la célèbre ville d’Alexandrie, chère à tous les marchands, le jour de la sainte Calixte96 . Cette ville est en Égypte, distante de Candie de cinq cents milles. À un mille de la ville se trouve le lieu du martyre de saint Marc l’Évangéliste, patron de Venise. À l’intérieur de la ville, celui du martyre de la glorieuse vierge Catherine, marqué par deux larges et hautes colonnes de pierre rouge entre lesquelles passe la grand-rue. Les anges portèrent dans leurs mains le corps de la sainte sur le mont Sinaï qui, aux dires des habitants, est à treize jours de marche d’Alexandrie.
Dès notre entrée dans le port, selon la coutume, quelques Sarrasins, fonctionnaires du port, montèrent à bord. Puis il examinèrent soigneusement les marchandises et toute la cargaison du bateau et firent une liste de tout ce qu’il contenait. Ils retournèrent en ville en emmenant les passagers avec eux, laissant deux gardes à bord. Puis ils se rendirent auprès de l’émir de la cité, et nous parquèrent entre la première et la seconde porte. Ils lui firent leur rapport, car aucun étranger ne peut entrer à Alexandrie ni en sortir, aucune marchandise ne peut être introduite sans la permission et la présence de cet émir. Les gardes laissés dans le bateau ne le quittèrent que quand il fut entièrement déchargé. Les fonctionnaires en usent ainsi avec chaque bateau pour voir s’il ne contient pas quelque marchandise qui n’aurait pas été portée sur la liste du premier inventaire. L’émir reçoit un tribut fixe pour tout ce qui est trouvé dans le navire et consigné dans les listes et il doit en rendre compte au sultan.
À l’annonce de l’arrivée de notre bateau, l’émir comme c’est l’usage, envoya immédiatement au Caire par un pigeon voyageur un message pour le sultan. À Alexandrie et dans tous les ports, on trouve ces pigeons, qui sont élevés dans la citadelle du sultan au Caire où est leur pigeonnier et sont apportés dans des cages par des courriers spéciaux jusqu’aux ports. Chaque fois que les gouverneurs veulent informer le sultan de l’arrivée de chrétiens ou de tout autre nouvelle, ils lâchent un pigeon, avec une lettre attachée sous la queue, et le pigeon ne s’arrête pas avant d’avoir retrouvé la citadelle d’où il a été apporté. On emmène les pigeons élevés à la citadelle dans les ports, et vice versa. De la sorte le sultan est tenu informé presque chaque jour de tout ce qui arrive d’important dans ses possessions et les émirs savent les mesures qu’il va prendre.
Nous, les chrétiens, sommes restés entre les portes dont j’ai parlé du (p. 973) petit matin jusqu’au midi. Les passants nous crachaient dessus, nous jetaient des pierres, nous injuriaient. Vers midi, selon l’usage, l’émir arriva, accompagné d’une escorte importante armée d’épées et de bâtons. Il s’assit devant la porte et ordonna que l’on pesât en sa présence toutes les marchandises qui devaient entrer dans la ville, et qu’on lui présentât ceux qui désiraient entrer. Les marchands chrétiens et leurs consuls nous présentèrent ainsi que d’autres. L’émir nous fit questionner par un interprète sur les raisons de notre venue en Égypte et ordonna que l’on examinât nos livres et toutes nos affaires. Finalement, à la demande pressante du consul, il nous autorisa à entrer.
En examinant nos affaires, ils virent des images du Crucifix, de la bienheureuse Vierge Marie et de saint Jean l’Évangéliste que nous avions emportées pieusement d’Irlande. Ils se mirent à blasphémer, à cracher sur elles et à crier des injures : « Ah ! ce sont des chiens, de vils porcs qui ne croient pas que Mahomet est le prophète de Dieu, mais qui l’insultent continuellement dans leurs prédications et incitent les autres à faire de même. Ils racontent des fables mensongères, disant que Dieu a un fils et que c’est Jésus, le fils de Maire. » Il y avait aussi des chrétiens renégats qui, par crainte de la cruauté des Sarrasins, criaient : « Qu’on les chasse honteusement de la ville et qu’ils retournent dans les pays chrétiens, ou plutôt, idolâtres, d’où ils viennent. » Ils parlaient ainsi pour plaire aux Sarrasins, mais beaucoup de ces renégats ne le sont que par force et, dans leur coeur, ils restent fidèles au Seigneur Jésus. Quand le silence fut rétabli, nous avons répondu : « Si Mahomet est vraiment prophète et seigneur, demeurez en paix avec lui et louez-le. Pour nous, il n’y a qu’un seul Seigneur, le Seigneur Jésus-Christ, engendré éternellement par Dieu et né de Marie dans le temps. Nous sommes ses fils et non des espions ; nous voulons visiter pieusement son sépulcre glorieux et, à genoux, l’embrasser de nos lèvres et l’arroser de nos larmes. »
Après tout cela l’émir ordonna expressément aux marchands de nous conduire au fondaco de Marseille et, en chemin, nous avons été encore exposés aux injures de la populace. Nous sommes restés cinq jours dans une chapelle avant d’obtenir un permis pour partir, car les Sarrasins n’aiment guère voir les pauvres traverser le pays, surtout les frères mineurs, car ils ne peuvent tirer d’eux aucun argent. À Alexandrie, chaque port chrétien a son fondaco et son consul. Le fondaco est un bâtiment élevé pour les marchands d’une ville ou d’une région, par exemple, le fondaco de Gênes, le fondaco des Vénitiens, le fondaco de Marseille, le fondaco des Catalans. Chaque marchand de cette ville ou région doit se rendre à ce fondaco et y apporter les marchandises qu’il a avec lui, selon les ordres du consul. Ce consul est à la tête de l’établissement et de tous ceux qui y habitent ; sans son accord et sa présence, aucun marchand de la ville ou de la région qu’il représente ne peut entrer (p. 974) dans la ville ni y introduire ses marchandises. Il siège avec l’émir devant la porte dont j’ai parlé plus haut et ne reçoit que les marchands et les marchandises de la puissance qu’il représente. Il réquisitionne une certaine quantité de ces marchandises à l’arrivée et doit en rendre compte au moment du départ.
Les Sarrasins agissent ainsi pour protéger avec le plus grand soin leur ville, particulièrement le vendredi où, durant le temps de la prière, on interdit à tous les chrétiens, de quelque condition qu’ils soient, de sortir de leurs maisons que les sarrasins ferment et verrouillent du dehors. Dès que la prière est finie, les chrétiens sont libres de circuler dans la ville pour leurs affaires. Après la prière, quelques Sarrasins vont au cimetière prier pour leurs morts, les autres se hâtent vers leurs occupations quotidiennes. Quelques-uns ne prient jamais, ne vont jamais à l’église et travaillent comme si le vendredi était un jour ordinaire. Les Sarrasins ne jeûnent à peu près jamais, sauf quand ils observent leur ramadan, les trente jours pendant lesquels, selon eux, le Coran est descendu sur Mahomet. Ils jeûnent tout le jour, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent la première étoile, ils peuvent alors manger, boire et approcher leurs femmes jusqu’à ce que le jour pointe et permette de distinguer un fil noir d’un fil blanc. Tels sont les préceptes qu’ils ont reçus de ce vil porc, amateur de femmes, et qui sont contenus dans le Coran.
Ils appellent leurs églises ou oratoires keyentes97 ; ce ne sont pas des églises, mais des synagogues de Satan. À l’extérieur de chacune on trouve un bassin d’eau dans lequel tous, sans exception, se lavent les mains, les pieds, les jambes et le postérieur avant d’entrer. Chaque église a aussi une haute tour, comme un clocher, entourée d’une plate-forme extérieure d’où, à certaines heures, un prêtre crie les louanges du prophète Mahomet, ce porc immonde, et appelle le peuple à la prière. Entre autres choses, ils clament à haute voix avec admiration qu’une nuit il s’est uni quatre-vingt-dix fois à neuf femmes. Ils considèrent cela comme un grand et beau miracle. Ils disent aussi que si Mahomet aimait et désirait l’épouse d’un autre, elle ne pouvait demeurait avec son mari, mais devait l’abandonner et se hâter sans délai vers la couche du Prophète.
Ils respectent beaucoup leurs églises et les tiennent très propres. Aucun chrétien ou membre d’une autre secte n’est autorisé à y pénétrer, sous peine de mort, à moins d’avoir renié le Christ, fils de Marie, et reconnu Mahomet comme prophète et envoyé de Dieu. Ils tiennent le Christ pour (p. 975) un homme juste et un très saint prophète, mais refusent qu’il ait souffert la Passion et soit Dieu. Ils ne veulent rien entendre sur ce sujet et s’en tiennent à ce qui est écrit dans leur maudite loi, le Coran, sourate x : « Prenez bien soin de ne rien dire d’injuste ou d’indigne concernant votre religion, ni rien de faux sur Dieu, par exemple que Jésus, fils de Marie, était l’envoyé de Dieu, son Esprit et son Verbe, envoyé du ciel à Marie. Vous ne devez pas dire non plus qu’il y a trois dieux, car Dieu est l’unique, sans fils, tout-puissant, à qui le ciel et la terre sont soumis. Mais il ne faut pas nier l’existence du Christ, ni des anges qui sont au service de Dieu. »
Mahomet parle aussi dans le Coran des juifs, qu’il appelle meurtriers des prophètes : « Ils blasphèment contre Marie en affirmant que son fils, envoyé de Dieu, a été mis à mort ; ils ont suspendu à la croix non pas lui, mais quelqu’un qui lui ressemblait et Dieu dans son insondable sagesse l’a pris auprès de lui au ciel. » Ces mécréants, qui nient la divinité et la Passion du Christ, le placent cependant au-dessus de Moïse et de tous les autres prophètes, excepté Mahomet. Ils l’appellent Messiah Ebyn Meriam, mais jamais Ebyna Allāh, c’est-à-dire, Fils de Dieu, car ils estiment impossible que Dieu ait eu un fils, puisqu’Il n’a ni femme ni concubine et ne prend pas de plaisir avec elles.
En ce qui concerne les Paradis et la vie éternelle, ce qu’ils croient est contenu dans un livre intitulé La Doctrine de Mahomet où il est dit :
« Le Paradis est pavé d’or et de pierres précieuses. Toutes sortes d’arbres fruitiers y poussent et des rivières de lait, de miel et de vin y coulent. Un jour y dure mille ans et une année, quarante mille. Chaque désir est immédiatement satisfait. » Les vêtements des élus sont de toutes couleurs, sauf le noir, réservé au Prophète. Tous ont la taille d’Adam et la conservent ; ils ressemblent à Jésus-Christ. À leur entrée au Paradis, on leur donne à manger le foie d’un poisson délicieux, allehbut98 , ainsi que les fruits des arbres et l’eau des fleuves du Paradis. Tout ce qu’ils peuvent désirer leur est aussitôt apporté : ils ont du pain, du vin, des viandes, mais aucune nourriture défendue, notamment la viande de porc qu’ils détestent. « Si la volupté était absente de ce lieu, la béatitude ne serait pas complète. » Ils ont aussitôt tout ce qu’ils veulent, quand ils le veulent, tout à volonté sans aucun délai ni obstacle. « Ceux qui auront eu des épouses fidèles les retrouveront, les autres seront concubines ; il n’y aura que peu de servantes. » Tout ceci est déclaré par ce porc de Mahomet, amateur de femmes.
(p. 976) Ces bandits de Sarrasins appellent les Occidentaux Francs, les Grecs Rumi et les Jacobites ou chrétiens de la ceinture Nysrami, c’est-à-dire Nazaréens. Les moines sont appelés Ruben et les juifs Kelb, c’est-à-dire chiens. Les juifs sont divisés en plusieurs sectes, certains, nommés en hébreu Rabanym, observent la Loi selon les Gloses des maîtres ; d’autres, appelés Caraym, observent la Loi à la lettre ; d’autres enfin, les Cusygym, n’observent pas du tout la Loi. Tous sont méprisés par les Sarrasins : comme ailleurs, ils sont traités en captifs et, comme si Dieu les avait vendus, ils errent, sans loi et détestés de tous.
Les Jacobites pratiquent la circoncision et pensent que la grâce n’est pas donnée aux enfants lors du baptême. Ils ne baptisent donc que les enfants en danger de mort, mais baptisent les adultes auxquels ils donnent la communion au corps et au sang du Christ. Ils ne font le signe de croix qu’avec un seul doigt, l’index. Beaucoup de leurs cérémonies ne suivent pas le rite de l’église romaine, mais pour les principaux articles de la foi, ils partagent tout à fait nos croyances et le reconnaissent volontiers dans leurs discussions avec nous en public comme en privé. Comme nous, ils sont en perpétuel débat avec les Grecs sur la procession du Saint-Esprit. Ils jugent les Grecs infidèles et les blâment de célébrer l’Eucharistie avec du pain fermenté. C’est pourquoi un prêtre jacobite ne célèbre jamais la messe sur un autel où a officié un prêtre grec tant que l’autel n’a pas été consacré à nouveau. Comme ceux des Grecs, leurs prêtres se marient, mais non les moines, qui suivent la règle de saint Macaire et sont très nombreux dans le désert où ils mènent une vie d’une austérité presque inhumaine.
La messe que célèbrent les prêtres jacobites est très longue, selon un rite très différent de celui de l’église romaine. Ils lisent l’épître et l’Évangile en deux langues, en égyptien, qui est pour eux comme le latin pour nous et dont les lettres ressemblent beaucoup aux lettres grecques, puis en arabe, ou sarrasin, qui est une langue gutturale, très voisine de l’hébreu. Ils consomment beaucoup de pain et de vin à la messe, car ils sont toujours sept ou huit prêtres autour de l’autel, surtout les dimanches et jours de fête, avec au milieu d’eux le patriarche, tel le Christ.
(p. 977) La cité d’Alexandrie est ceinte d’un double rempart, bien fortifiée de tours, de fossés d’un côté et de machines de guerre. À l’intérieur, il y a deux collines de sable, assez hautes, où montent les habitants quand ils veulent respirer l’air pur et contempler la mer. Ses portes sont soigneusement gardées, surtout celles qui font face au port, les deux entre lesquelles on nous a détenus et une troisième par laquelle passe la route du Caire. C’est une ville très riche où abondent les étoffes de soie précieuse, admirablement tissées de façon variée, les tissus de lin, de coton, car tous sont fabriqués ici et vendus ensuite dans le monde entier par les marchands. La ville est dans une plaine au-dessus du port, avec de splendides jardins et vergers. Des cannes à sucre, des bananiers et toutes sortes d’arbres fruitiers la parent. Il n’est pas facile de la voir depuis les navires en mer, puisqu’elle est dans une plaine et que toute l’Égypte est plate. Aussi, les habitants ont construit, sur un rocher à l’entrée du port, une très haute tour carrée du haut de laquelle des vigiles dirigent les navires vers le port. Entre la tour et la ville, il y a un immense cimetière où sont inhumés les habitants, riches ou pauvres.
Dans cette ville, vivent des Sarrasins, des Grecs schismatiques, des juifs perfides. À l’exception des chrétiens appelés Francs, tous sont vêtus de la même manière et ne se distinguent que par la couleur de la pièce d’étoffe qu’ils portent autour de la tête. Les Sarrasins du peuple portent un vêtement de lin ou de coton, les nobles sont vêtus de robes de soie et d’or qui ressemblent beaucoup à celles des frères mineurs, surtout les manches, mais elles sont plus courtes et n’ont pas de capuchon. Ils ne portent en effet pas de capuchon, mais ils entourent curieusement leur tête d’une toile blanche de lin ou de coton et ne couvrent pas leur cou. Les juifs Rabanym portent une toile jaune ou écarlate pour être aisément reconnus, et les chrétiens, sauf les Francs, une bleue ou rouge ; ces chrétiens portent la ceinture dont ils tirent leur nom ; elle est de soie ou de lin.
Les Sarrasins ne portent pas de ceinture, mais une bande de toile qu’ils déroulent devant eux quand ils prient. Les nobles et les chevaliers ont de larges ceintures, comme les dames, faites de soie, ornées d’or et d’argent, dont ils sont très fiers. Ils ne portent pas de chaussures, mais leurs pantalons sont amples et larges. Tous en portent, petits ou grands, un enfant d’un an comme un vieillard chenu et cela parce qu’ils se lavent souvent les jambes et le postérieur. Car leur religion diabolique les oblige à faire cinq prières par jour, sans trop élever la voix. Ils prient à mon avis avec grande dévotion, avec beaucoup d’inclinaisons et de génuflexions sur leur toile, tournés vers le temple de Dieu selon eux, c’est-à-dire La Mecque. (p. 978) Cette ville est en Orient, c’est là qu’Abraham a fondé le premier temple en l’honneur de Dieu et qu’il reçut de Dieu l’ordre de sacrifier son fils Isaac, comme le dit le Coran, sourate II. Avant de prier, ils se lavent les mains, les bras, les pieds et le postérieur, avec la certitude qu’ainsi leurs péchés sont pardonnés. S’ils se trouvent dans le désert ou dans un lieu sans eau, ils répandent de la terre propre sur leur tête pour se purifier de leurs fautes, comme il est écrit dans la sourate XI du Coran. Les Sarrasins n’ont pas de souliers, mais des sandales rouges qui ne couvrent que le dessus du pied. Il n’y a que les chameliers, les ouvriers et les pauvres qui portent des souliers semblables à ceux des enfants irlandais. Quant aux cavaliers, ils portent des bottes rouges ou blanches qui montent jusqu’au genou.
On n’autorise pas les femmes à entrer dans les églises ou dans les lieux de prière. Elles sont cloîtrées à la maison, à l’abri de toute possibilité de conversation futile, surtout les femmes nobles qui ne sont jamais autorisées à sortir de chez elles, sauf pour une raison sérieuse. Elles sont vêtues de façon étrange et étonnante. Toutes sont couvertes d’un manteau de lin ou de coton, plus blanc que neige, et voilées de telle sorte qu’on peut à peine apercevoir leurs yeux à travers une très fine résille de soie noire. Toutes portent des tuniques très courtes, s’arrêtant au-dessus du genou. Certaines sont de soie, d’autres de lin ou de coton, tissées de différentes manières selon leur statut social. Elles portent toutes, notamment les femmes nobles, des pantalons de soie précieuse tissée d’or qui leur descendent jusqu’aux chevilles, comme ceux des cavaliers. On juge de la noblesse et de la richesse d’une femme d’après ses pantalons. Certaines portent des sandales, d’autres des bottes rouges ou blanches, comme celles des cavaliers. Avec leurs bottes et leurs pantalons, et leurs autres ornements, elles ressemblent tout à fait aux démons que l’on voit jouer dans les jeux des clercs. Tout ceci est ordonné dans le Coran, sourate XXIII : « Que les femmes pieuses couvrent leur visage et leur sexe. Cela est bien aux yeux de Dieu, qui connaît tous leurs actes. Que les femmes couvrent leur cou et leur poitrine, qu’elles cachent leur beauté à tous, à moins que quelque nécessité les oblige à se montrer, qu’elles cachent la beauté de leurs pieds quand elles marchent et ne se montrent qu’à leurs maris, leurs parents, leurs fils, leurs frères, leurs neveux et leurs serviteurs. Convertissez-vous à Dieu qui est bon pour vous. » Autour des chevilles et des bras, elles portent de gros anneaux d’or ou d’argent où sont inscrits quelques mots de cette maudite loi qu’ils révèrent autant que nous l’Évangile de saint Jean. Elles se teignent les ongles des mains et des pieds, elles portent des boucles d’oreilles et certaines un anneau dans (p. 979) le nez, et elles sont très fières de tous ces ornements. Les femmes schismatiques ou juives sont vêtues et parées de la même façon, si ce n’est que les femmes schismatiques portent des bottes noires qui permettent de les reconnaître.
Alexandrie semble d’une beauté éclatante, mais ses rues sont étroites, petites, tortueuses, obscures, pleine de poussière et de saletés et pas du tout pavées. On trouve en ville tout le nécessaire, sauf le vin qui est ici très cher car les Sarrasins pratiquants n’en boivent jamais, au moins en public. En privé toutefois je les ai vus boire à en être malades. Le Coran, dans la sourate IV traitant du vin, des échecs, des dés, et des autres jeux de hasard, dit que c’est un très grand péché de boire et de jouer. La raison pour laquelle ce porc de Mahomet a interdit le vin se trouve dans La Doctrine de Mahomet. Il y avait deux anges, Baroth et Maroth, envoyés par Dieu sur terre pour gouverner et instruire le genre humain. Ils interdirent trois choses, tuer, juger injustement, boire du vin. Au bout de quelque temps, ces deux anges parcoururent le monde entier et une femme d’une très grande beauté vint les trouver. Elle était en procès avec son mari et invita les anges à dîner pour qu’ils soutinssent sa cause. Ils acceptèrent. Elle apporta avec les plats des coupes de vin, leur en offrit, insista pour qu’ils en prissent. Que dire de plus ? Vaincus par la malice de cette femme, ivres, ils acceptèrent de révéler ce qu’elle leur demandait, que l’un lui apprît les paroles qui leur permettait de descendre du ciel et l’autre celles qui leur permettaient d’y remonter. Quand elle les sut, elle monta aussitôt au ciel. À son arrivée, Dieu fit son enquête et fit d’elle Lucifer, la plus belle des étoiles, comme elle avait été la plus belle des femmes. Quant aux anges, Dieu les convoqua et leur demanda de choisir entre un châtiment en ce monde, ou dans l’autre. Ils choisirent ce monde et furent jetés, tête la première, attachés à des chaînes, dans le puits du diable où ils resteront jusqu’au jour du jugement. Voilà ce que raconte ce faussaire, fils aîné du démon, Mahomet.
On trouve à Alexandrie le pain le meilleur et le plus blanc de toute la région. On vend quatorze beaux pains pour un gros. Ici, le florin vaut vingt-deux gros vénitiens, le besant d’or, vingt-six, le double d’or, vingt-huit. L’hyperpère, qui n’est pas d’or pur, vaut douze gros, une drachme et deux caroubes. Un gros de Venise vaut vingt-deux caroubes, c’est une petite monnaie de cuivre ou de bronze. Deux milliers, qui ne valent rien ailleurs, valent ici un gros.
(p. 980) Nous avons repris notre route le mercredi après la fête de saint Luc99 . Nous avons traversé, sous les insultes de la populace, des jardins et des vergers magnifiques, pleins de hauts palmiers et d’arbres fruitiers, et nous avons atteint, à un mille de la porte de la ville, le port où l’on s’embarque pour Babylone. »


95 Deluz, C., « Le voyage de Symon Semeonis d’Irlande en Terre sainte. Symon Semeonis XIVe siècle », dans D. Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XII-XVIe siècle, Paris, 1997, p. 959.

96 Le 14 octobre. Toutes les notes de ce texte sont de Ch. Deluz.

97 Déformation de kanisah, lieu de prière. [Kanīsa]

98 Déformation de lib-al-hut, coeur de poisson. [Qalb al-ḥūt]

99 Le 18 octobre.

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Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

ANTOINE DE CRÉMONE (1327-1330) (du 5 au 7 décembre)

Röhricht, R., « Antonius de Cremona, Itinerarium ad Sepulcrum Domini (1327-1330) », ZDPV XIII, 1890, p. 153-174.

p. 163 :

« Je demeurai 35 jours à Damiette, d'où je partis la veille de la Saint André pour gagner Alexandrie où j'arrivai le 5 du mois de décembre, c'est à dire (le jour de la) fête du saint abbé Saba. À Alexandrie, il y a une très belle église de cet abbé Saba. À Alexandrie, je visitai les Pâtures bovines, où l'évangéliste Marc fut traîné et martyrisé puis enseveli, et d'où il a été transporté à Venise. À Alexandrie je visitai l'endroit où fut décapitée sainte Catherine. D'Alexandrie je partis le 7 décembre pour aller à Babylone. »100


100 Traduction : G. Favrelle.

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ḪĀLID B. ‘ISA AL-BALAWĪ (février 1337 et septembre 1338)

Ḫālid b. ‘Isa al-Balawī, TāÏ al-mafriq fī tahlīyat `Ulamā’ al-mašriq, Fès, 1970.

Ḫālid b. ‘Isa al-Balawī (1313-1378) naît à Cantoria où il est cadi comme son père. Il débute son voyage en 1336 et arrive au Caire le 15 février 1337. On peut donc supposer qu’il se trouve à Alexandrie quelques jours avant cette date. Il décrit Alexandrie à deux reprises, la première fois à l’aller et, la seconde, au retour, du 20 au 28 septembre 1338.101

Remarque : traduction incomplète.

p. 198-200 (tome I) :

« Les commentateurs mentionnent d’après Abī b. Ka`b, selon la parole de Dieu dans le Coran, qu’Iram Ḏat al-`Imād est Alexandrie car Alexandrie est la plus merveilleuse des villes, qui possède une construction merveilleuse. L’auteur de La géographie mentionne qu’elle fut construite en trois cents ans ; que ses habitants, durant soixante-dix ans, n’y circulaient de jour qu’avec les yeux couverts d’étoffes noires, craignant de perdre la vue à cause de sa blancheur éclatante. Sur le phare d’Alexandrie se trouve un crabe de marbre. Le phare repose sur quatre colonnes ; sa hauteur est de trois cents coudées. Les murs de la ville et son enceinte sont de marbre. Il y a une coupole qui appartenait à un pharaon. Il y a le château de Sulaymān qui s’est écroulé et ses ruines sont restées. Il y a une colonne qui tourne jusqu’à la fin des temps. Auparavant, il y avait sur le phare un grand miroir que les sages construisirent ; on observait avec ce miroir Constantinople et les pays de Rūm jusqu’à ce que (le phare) tombât suite à une ruse et personne ne put l’empêcher. L’auteur finit ainsi.
Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est sa construction souterraine qui est comme celle du dessus, et même plus antique et plus solide, parce que l’eau du Nil traverse toutes ses maisons et pénètre dans toutes les conduites souterraines. Les puits communiquent ainsi entre eux et s’approvisionnent entre eux. J’ai examiné à Alexandrie des colonnes de marbre et de nombreuses plaques tellement hautes, larges et belles qu’elles sont inimaginables. Il est possible d’y trouver des colonnes (p. 199) qui témoignent de leur ancienneté mais on ne connaît ni leur sens ni l’époque de leur érection. On dit que c’était, dans les temps anciens, les bâtiments des philosophes et des gouverneurs – Dieu seul le sait. Ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus grand à Alexandrie, c’est la colonne des colonnes (ʿāmūd al-sawārī) qui se tient sur une base carrée. Je comptai sur un de ses côtés plus de onze empans. J’ai lu dans quelques écrits que c’est la plus grande colonne sur la surface de la terre et qu’elle repose sur un trésor parmi les trésors. Sa hauteur est de quarante-neuf grandes coudées ; la grande coudée compte deux coudées. Elle ne bougerait pas de son endroit même si une grande montagne tombait sur elle. Ce qu’il y a également d’extraordinaire à Alexandrie, c’est son phare qui se trouve à l’extérieur et qui se dresse comme une grande tour dans le haut du ciel : toute sa base est scellée avec du plomb et est faite de pierres sèches taillées. Ce phare, que Dieu le puissant a fait ériger, par les mains de celui qui y a été destiné, comme une merveille pour ceux qui le contempleront, rivalise avec le ciel dans sa grandeur et sa hauteur. Il est un guide pour les voyageurs qui naviguent sur la mer jusqu’à la côte d’Alexandrie qu’on voit sur plus de soixante-dix milles. La largeur d’un de ses quatre côtés est de plus de cinquante brasses. On mentionne que sa hauteur est de plus de cent cinquante qāma-s. J’ai lu chez quelques auteurs de confiance le texte suivant : `Abd Allāh b. `Amr b. al-`Aṣ a mentionné que que les merveilles du monde sont au nombre de quatre : le miroir du phare d’Alexandrie, au dessous duquel les gens s’installaient pour voir ceux qui sont à Constantinople alors qu’ils sont séparés par l’étendue de la mer ; [la seconde merveille est] un cheval de cuivre en Andalousie, avec ses pattes étendues et ses sabots qui se touchent – derrière moi il n’y a plus de chemin et quiconque marchera sur cette terre sera englouti par les fourmis ; (la troisième merveille) se trouve sur la terre de `Ad, il s’agit d’un phare en cuivre surmonté d’un cavalier de cuivre – quand l’eau vient à tomber aux mois sacrés, les gens boivent, irriguent et versent l’eau dans les citernes ; quand les mois sacrés finissent, l’eau cesse de couler, etc. ; (la quatrième merveille est) un arbre de cuivre qui se trouve sur la terre de Rūm et sur lequel est perché un étourneau de cuivre de couleur noire – à l’époque des olives, la couleur noire du cuivre devient jaune ; le peuple de Rūm presse ce qui lui faut d’huile pour sa peau et ses lampes d’églises jusqu’à l’année suivante. Ce que mentionna `Abd Allāh b. `Amr b. al-`Aṣ est une nouvelle célèbre qui se trouve dans les livres des Sages.
Le miroir qui se trouvait sur le phare d’Alexandrie est de source sûre puisqu’il fut cité à plusieurs reprises, mais le peuple de (p. 200) Rūm le détruisit, parce qu’il en avait peur. Cette ville possède de nombreuses madrasas et mosquées que l’on ne peut décrire. Al-Hirawī102 mentionne dans quelques-unes de ces oeuvres ; la ville d’Alexandrie contiendrait 12 000 mosquées. Abū al-Rabī` b. Sālim al-Kulā`ī mentionna dans son livre Al-Iktifā’ que `Amr b. al-`Aṣ écrivit à `Umar ibn al-Ḫaṭāb – que Dieu soit satisfait de lui ! à l’époque où il conquit Alexandrie, qu’après avoir conquis la ville, il ne put décrire ce qu’il y avait en elle mais ce qu’il avait acquis (c’est-à-dire) 4 000 édifices avec 4 000 bains, 40 000 Juifs payant le droit de capitation et 400 costumes de rois. D’après Abī Qubayl, quand `Amr b. al-`Aṣ conquit Alexandrie, il y trouva 12 000 épiciers qui vendaient des légumes frais. (Fin)

(Passages sur les saints et les oulémas d’Alexandrie)

p. 28 (tome II) : du 20 au 28 septembre

« Nous arrivâmes à Alexandrie et nous y entrâmes le dimanche matin du 24 ṣafar103 susmentionné. Nous descendîmes dans la madrasa connue pour sa science, lieu qui attire les âmes et excite les yeux. Les bouches et les langues épiloguent sur sa beauté. J’ai hésité à savoir si je partais ou si je restais (à Alexandrie) et si je retournais par la mer ou si j’y renonçais. L’être humain décide et le destin s’en moque. Alors que le bateau d’Ibn Ḫalāṣ s’apprêtait pour le voyage jusqu’en Tunisie, on finissait le chargement pendant que les gens embarquaient. Je me dis y monter comme les personnes y montaient était un jugement sain, et je me convainquis que la mer était préférable (à la terre) en me disant qu’elle rapproche les nations ; j’oubliai ainsi la peur de la mer et c’est le diable qui me la fit oublier. Je demandai l’aide de Dieu-le-Puissant et nous embarquâmes, moi et mon frère Muḥammad, sur la rade du Phare le dimanche après-midi du 2 rabī` al-Nabawī, jour béni, de l’année susmentionnée 38104. »105


101 Ḫālid b. ‘Isa al-Balawī, Tāǧ al-mafriq fī tahlīyat `Ulamā’ al-mašriq, Fès, 1970, p. 18-24.

102 Le traditioniste Muḥammad al-Mustawfī al-Hirawī (1005-1089) aurait établi une copie de cet ouvrage composé par Muḥammad b. ‘Alī b. A‘ṯam Kūfā en 926.

103 Le 20 septembre.

104 C’est-à-dire 738 (28 septembre 1338).

105 Traduction : F. Naïm Rochdy, S. Renaud, O. Sennoune, H. Zyad.

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LUDOLPH DE SUDHEIM (1336-1341)

Sudheim L. de, « Ludolph von Suchem’s. Description of the Holy Land », dans The Palestine Pilgrims’ Text Society, vol. XII, Londres, 1897.

« L’auteur de cet itinéraire était curé de la paroisse de Sudheim, un village aujourd’hui disparu, près de Büren en Westphalie. Il séjourna assez longtemps en Orient, de 1336 à 1441, où il accompagnait, sans doute en tant que chapelain, un chevalier au service du roi d’Arménie. »106

p. 45-47 :

XXIV – The cities by the sea
« To return to my subject, one sails from Cyprus to some one of the cities by the sea, in either Egypt or Syria. These cities are as follows : Alexandria, Tripoli, Beyrout, Byblium, Jaffa, Sidon, Tyre, Acre. Before going any further I will say somewhat about these, that you may know them. They all have been given different names to those which they bore of old, after the Holy Land has been lost and won so many times, and therefore I will say a little about them, that you may know to whose lot these cities fell when the Holy Land was won by the Christians. You must know that none of these cities are more than a day’s journey distant from Cyprus. Now, Alexandria is the first seaside city of Egypt, and one of the best of the Soldan’s cities. On one side it stands on the Nile, the river of Paradise, which falls into the sea close by it, and its other side is on the sea. This city is exceeding beauteous and strong, and is fenced about with lofty towers and walls (p. 46) which seem impregnable. It was once inhabited by the Christians, and is now by the Saracens, and within it is exceeding clean, being all whitewashed, and in the corner of every street it has a fountain of water running through pipes ; the city is carefully kept clean by watchmen, whose duty it is to see that no dirt be cast into the streets or fountain by anybody. In this city the Soldan keeps mercenary soldiers and his bodyguard, who guard the city and harbour. St. Mark the Evangelist was Patriarch in this city, and was martyred there, and in succession to him there still remains a Christian Patriarch there. In this city there still stands entire to this day a great and exceeding beauteous church, adorned in divers fashions with mosaic work and marble, wherein at the request of the Venitians Divine service is celebrated everyday. Indeed, many other churches are still standing in Alexandria at this day, and in them rest the bodies of many saints. There are also many Christians and merchants living there. This city appears to the human eye to be impregnable, and yet it could be easily taken. I do not care to say any more about this matter. This city, which was of old called Alexandria, is now called Iscandria by its inhabitants. Near Alexandria is a place where St. Katherine was beheaded, and from whence she was borne by angels to Mount Sinai, a distant of about eighteen days’journey, and there are many holy places and places of prayer in that city. Not far from Alexandria there is a village, all of whose inhabitants are Saracen workpeople, who weave mats wondrous well in divers fashions and with most curious skill. In this place or village stands a fair little church, wherein is a small grotto. In this grotto it is believed that St. John the Baptist was beheaded. The grotto is believed to have been a prison, and is known because of the position of the place, which is on (p. 47) the border of Egypt and Arabia. These same Saracen workpeople guard the grotto with the uttermost care and reverence, lighting it with lamps and candels, and each one of them according to his means pays some especial reverence to the church and grotto ; for they firmly believe and say that it has been proved by experience that if they did not hold the church in such great respect, and were to leave it unlighted for one night, rats would come forth from the ground and would pull to pieces and spoil all their matwork ; and they say that the more respect a man shows for the church and grotto aforesaid, the better he succeeds in his work. This place where the church now stands was of old called Metharonta in Arabic.

p. 78 : « Its people have two brazen columns with marks thereon. One of these they have set up in the middle of the Nile near babylon, and the other in the Nile near Alexandria, and when the river rises so high as to touch the marks on the columns, then there cannot be any scarcity for two years to come. Thereupon the Egyptians lead waters of the Nile through ditches and channels and passages, and cause them to run about their land, their fields, woods, gardens, and orchards, which are then refreshed and watered throughout, and when the land has been thus watered at night, the corn and grass will have grown more than a hand’s breadth by morning. »


106 Deluz, C., « Le Chemin de la Terre sainte. Ludolph de Sudheim, XIVe siècle », dans D. Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XII-XVIe siècle, Paris, 1997, p. 1029.

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RODOLPHE DE FRAMEYNSPERG (1346)

Youssouf Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, IV/2, Leyde, 1937.

p. 1234 :

« Quand l’on descend de Babylone par l’eau douce, on arrive à la ville d’Alexandrie, après cinq jours de marche accomplis, laquelle ville a été placée dans l’angle formée par l’eau douce et par la mer ; cette ville est plus grande en étendue que Ratisbonne ».

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IBN BAṬṬŪṬA (1325 et 1349)

AMS AL-DĪN ABŪ `ABD ALLĀH MUḤAMMAD B. `ABD ALLĀH B. MUḤAMMAD B. IBRĀHĪM AL-LAWĀTĪ AL-TANǦĪ

Charles-Dominique, P. (éd.), Voyageurs arabes, Ibn Faḍlān, Ibn Jubayr, Ibn Baṭṭūṭa et un auteur anonyme, Paris, 1995.

Ibn Baṭṭūṭa, né à Tanger le 24 février 1304, se dit juriste en introduction de son ouvrage et, au cours de son récit, on apprend qu’il appartient à une famille de cadis et de cheikhs. Il quitte sa ville natale le 14 juin 1325 pour se rendre en pèlerinage à La Mecque et n’en revient que le 8 novembre 1349. Outre les pays par lesquels il passe pour se rendre aux Lieux Saints (Afrique du Nord, Libye, Égypte, Syrie et Hedjaz), il visite l’Irak et la Perse en 1327, l’Arabie du Sud et l’Afrique Orientale en 1330-1331, l’Asie Mineure en 1332-1334, la Russie méridionale et Constantinople en 1334. Il traverse ensuite l’Asie centrale pour se rendre en Inde où il séjourne huit ans de 1334 à 1342. Par la suite, il rejoint la Chine après s’être fixé aux Maldives, pendant deux ans, et après avoir visité la côte du Malabar, Ceylan, la côte de Coromandel, le Bengale et Sumatra. Enfin revenu à Fès, il repart en voyage tout aussitôt, en Andalousie et au Mali en 1352. Dans l’intervalle de ses grands voyages, Ibn Baṭṭūṭa accomplit six pèlerinages. Il n’est l’auteur que d’un seul ouvrage, mais il n’en est ni l’instigateur, ni le rédacteur. C’est sur ordre du souverain mérinide Abū ‘Inan qu’il dicte ses souvenirs à Ibn Ǧuzayy, secrétaire du prince. L’ouvrage est achevé en 1356. Le titre est en prose rimée et assonance : Présent à ceux qui aiment à réfléchir sur les curiosités des villes et les merveilles des voyages (Tuḥfat al-nuẓẓār fī ġarā’ib al-amṣār wa-`aǧā’ib al-asfār). L’ouvrage est connu généralement sous le nom de Riḥla (Relation de voyage).107

p. 383-388 :

« Le premier jour du mois de mois de jumâdâ al-ûla [5 avril 1325] nous parvînmes à – que Dieu la protège ! C'est un poste frontière bien gardé, un pays agréable, merveilleux, aux constructions solides. On y trouve des édifices élégants et d’autres fortifiés, des monuments civiles et religieux. Ses demeures sont somptueuses. Tout en elle est grâce. Ses édifices allient la grandeur à la perfection. Alexandrie est la perle dont la splendeur éclate, la vierge qui se laisse voir dans l’éclat de sa parure, elle illumine l’Occident de sa beauté, réunissant les mérites divers grâce à la place qu’elle occupe entre l’Orient et l’Occident. Chaque merveille qu’elle abrite y brille et toutes les curiosités y aboutissent. Bien des auteurs l’ont décrite et ont été prolixes à son endroit ; ils ont composé des ouvrages ayant pour sujets ses merveilles et ont montré ses curiosités. Il suffit de se référer à l’ouvrage d’Abû `Ubayd al-Bakrî qui a pour titre Al-Masâlik pour en connaître l’essentiel.
La ville d’Alexandrie a quatre portes : Bâb as-Sidra à laquelle aboutit la route du Maghreb, Bâb Rashîd [de Rosette], Bâb al-Bahr [de la Mer], al-Bâb al-Akhdar [Verte] qui n’est ouverte que le vendredi pour que les gens puissent aller visiter le cimetière. Alexandrie a un port important : je n’en ai pas vu de pareil dans le monde si j’excepte Kûlam108 et Calicut en Inde109, le port des infidèles [Génois] à Sûdâq en Crimée et le port de Zaytûn en Chine dont je parlerai plus loin.
Lors de ce voyage, je me rendis au Phare. Je constatai qu’une de ses façades était en ruine. C’est une construction carrée et haute. La porte est surélevée par rapport au sol, elle se trouve en face d’une construction de la même hauteur et entre les deux sont posées des planches qui servent de passerelle : si on les ôte, on ne peut plus accéder à la porte du Phare. À l’intérieur de la porte, on voit une niche où se tient le gardien. À l’intérieur du Phare, se trouvent de nombreuses salles. La largeur du couloir est de neuf empans, l’épaisseur du mur de dix et la longueur de chaque face cent quarante. Le Phare est situé sur une colline élevée, à une parasange d’Alexandrie, sur une langue de terre entourée de trois côtés par la mer qui baigne le rempart de la ville. Le cimetière d’Alexandrie se trouve sur cette langue de terre contiguë au Phare. J’ai de nouveau visité le Phare lorsque je suis revenu au Maghreb en 756 [1349]. J’ai constaté alors qu’il était en si mauvais état qu’il était impossible d’accéder à la porte et d’entrer. Al-Malik an-Nâsir – que Dieu lui accorde Sa miséricorde ! – avait entrepris d’édifier un Phare semblable au premier, en face de lui, mais la mort l’empêcha de l’achever.
Parmi les merveilles d’Alexandrie, citons une colonne de marbre gigantesque qui se trouve à l’extérieur de la ville et qui est appelée `amûd as-sawârî110. Elle est située dans une palmeraie dont elle se distingue par la hauteur prodigieuse. Elle est d’une seule pièce, parfaitement taillée, érigée sur un piédestal carré en pierre qui ressemble à un énorme rocher. On ne sait pas comment elle a été dressée là et par qui. Ibn Juzzay ajoute qu’un de ses professeurs qui avait beaucoup voyagé lui avait raconté qu’un archer d’Alexandrie était monté au faîte de la colonne avec son arc et son carquois et s’y était installé. La nouvelle se répandit et une foule nombreuse accourut pour le voir. L’étonnement qu’il provoqua se prolongea. On ignorait comment il avait grimpé sur le faîte de la colonne. Je pense, quant à moi, qu’il avait agi sous le coup de la peur et par nécessité et qu’il avait réussi dans son entreprise à cause de la situation extraordinaire qu’il vivait. Voilà comment il était monté sur cette colonne : il avait lancé une flèche à la pointe de laquelle il avait attaché une longue ficelle nouée à une corde solide. La flèche était passée par-dessus le chapiteau et restée en travers, puis était retombée du côté opposé, la corde étant donc au-dessus du chapiteau. Alors l’archer l’avait tirée pour qu’elle reste au milieu du chapiteau à la place de la ficelle. Il l’avait alors fixée en terre par une extrémité et s’était accroché à l’autre bout pour grimper. Puis il s’était installé sur le chapiteau et avait tiré la corde qui avait été emportée par quelqu’un qui avait accompagné l’archer. Les gens ne comprirent pas l’astuce et furent émerveillés par ce prodige.
Revenons au récit d’Ibn Battuta :
L’émir d’Alexandrie, à l’époque où je parvins dans la ville, se nommait Salah ad-dîn. S’y était installé le souverain déchu d’Ifrîqiyyâ Zakariyyâ Abû Yahyâ ben Ahmad ben Abî Hafs, plus connu sous le nom d’al-Lihyânî. Al-Malik an-Nâsir avait ordonné qu’on logeât ce souverain dans le palais royal d’Alexandrie et lui allouât une pension de cent dirhams par jour. Cet homme avait avec lui ses enfants : `Abd al-Wâlid, Misrî et Iskandarî, son chambellan Abû `Abd Allāh ben Yâsîn. C’est à Alexandrie que moururent al-Lihyânî et son fils Iskandarî, tandis que son fils Misrî demeure encore dans cette ville. Ibn Juzzay note qu’étrangement les noms des deux fils d’al- Lihyânî, Iskandarî et Misrî, laissaient réellement présager de leur destinée : le premier mourut dans la ville ; quant au second, il vécut longtemps à Alexandrie qui est une province égyptienne (Misr). `Abd al-Wâlid parcourut l’Andalousie, le Maghreb et l’Ifrîqiyya où il mourut dans l’île de Djerba.
Parmi les savants d’Alexandrie, citons son cadi ‘Imâd ad-dîn al-Kindî, orateur éminent. Il se coiffait d’un turban différent de ceux qu’on portait habituellement : je n’ai jamais vu, ni en Orient, ni en Occident, de turban plus volumineux que le sien. J’ai aperçu, un jour, le cadi en question assis dans le mihrab111 ; son turban remplissait presque toute la niche. Citons encore parmi ces savants Fakhr ad-dîn ar-Rîghî, lui aussi cadi d’Alexandrie et qui était un savant distingué.
On raconte que le grand-père de Fakhr ad-dîn ar-Rîghî, originaire de la tribu de Rîgha, s’adonna à l’étude des sciences religieuses puis se rendit au hedjâz. Ce faisant, un soir, il arriva à Alexandrie, un peu démuni. Il ne voulut entrer dans la ville qu’après avoir entendu une parole de bon augure. Il se tint donc près de la porte de la ville jusqu’à ce que tous les habitants fussent entrés. Vint le moment de fermer la porte, notre homme restait, seul, à cet endroit. Le portier fut irrité qu’il ne se presse pas d’entrer et lui dit : « Entre, cadi ! » « Cadi, je le serai si Dieu le veut », se dit-il. Il s’installa dans une madrasa où il récita le Coran avec assiduité, imitant en cela les hommes vertueux. Sa réputation grandit, son nom fut connu, il se distingua par son ascétisme et sa dévotion. Le roi d’Égypte eut vent de son histoire. Or il arriva qu’à cette époque le cadi d’Alexandrie mourut ; il y avait un grand nombre de juristes et de savants qui briguaient, tous, la place ; seul, notre homme n’avait aucune ambition. Le souverain lui envoya son investiture, soit le diplôme de magistrat. L’agent de la poste le lui ayant remis, il ordonna à son serviteur de proclamer de par les rues de la ville que tous les plaideurs devaient comparaître pour être jugés. Le nouveau cadi tint donc séance. Les juristes et autres notables se réunirent chez l’un d’entre eux à qui ils pensaient que la magistrature ne pouvait échapper. Ils délibérèrent pour demander au souverain de revoir son choix car la population n’en était pas satisfaite. Assistait à cette réunion un astrologue subtil qui leur dit : « N’en faites rien ! J’ai examiné avec soin et vérifié l’astre sous lequel le nouveau cadi a été nommé et il apparaît qu’il sera juge pendant quarante ans. » Les savants renoncèrent donc à leur projet. La destinée du cadi fut telle que l’avait prédit l’astrologue. Notre homme s’illustra pendant sa magistrature par son équité et son intégrité.
Citons parmi les savants d’Alexandrie : Wajîd ad-dîn as-Sanhâjî, un des cadis de la ville, illustre pour sa science et sa vertu, Shams ad-dîn ibn at-Tinnînî, homme distingué bien connu. Citons parmi les gens pieux : le cheikh Abû `Abd Allāh al-Fâsî, un des grands saints de l’islam. On raconte qu’il entendait la réponse divine à ses salutations lorsqu’il priait. Citons aussi l’imam savant, ascète, humble et dévot, Khalîfa, qui avait des révélations extatiques. Un de ses amis, homme de confiance, m’a raconté l’anecdote suivante : le cheikh Khalîfa vit, dans son sommeil, l’Envoyé de Dieu qui lui dit : « Khalîfa, rends-nous visite.» Il partit donc pour Médine où il se rendit à la noble Mosquée. Il y entra par la porte as-Salâm, salua la Mosquée et bénit le prophète. Puis il resta adossé à un pilier, la tête sur les genoux (on appelle cette position tarfiq chez les soufis). Lorsqu’il releva la tête, il trouva quatre pains ronds, les vases pleins de lait et un plat de dattes. Il partagea ce repas avec ses compagnons et repartit pour Alexandrie sans accomplir le pèlerinage, cette année-là.
Citons encore parmi les savants, l’iman érudit, ascète, dévot, humble, Burhân ad-dîn al-A‘raj [le boiteux], un des plus grands ascètes et des plus grands dévots qu’il m’a été donné de rencontrer pendant mon séjour à Alexandrie et duquel j’ai été l’hôte pendant trois jours. Je fus introduit auprès de lui, une fois. Il me dit : « Je constate que tu aimes voyager et parcourir le monde. » Je lui répondis qu’il disait vrai, alors qu’à cette époque je n’avais pas encore songé à pénétrer les contrées lointaines d’Inde et de Chine. Il ajouta : « Il faudra, si Dieu te le permet, rendre visite à mon frère Farîd ad-dîn en Inde, à mon autre frère Rukn ad-dîn Zakariyyâ’ au Sind et à un autre encore Burhân ad-dîn en Chine. Lorsque tu les rencontreras, salue-les de ma part. » Je m’étonnai de ce qu’il venait de me dire et j’eus envie d’aller visiter ces contrées. Je n’ai cessé, par la suite, de parcourir le monde ; j’ai rencontré les trois frères et je les ai salués de la part de ce saint homme. Quand je lui fis mes adieux, il me donna pour la route de l’argent que j’ai toujours gardé n’ayant pas eu besoin de le dépenser, mais qui m’a été ravi par des Infidèles en Inde, sur mer, lorsque j’ai été pillé. Citons aussi le Cheikh Yâkût al-Habashî, homme exceptionnel, disciple du saint Abû al-Hasan ash-Shâdhilî connu pour ses miracles sublimes et son haut degré de sainteté.
Le cheikh Yâkût m’a raconté que le cheikh Abû al-`Abbâs al-Mursî l’avait informé de l’histoire suivante : « Abû al-Hasan allait au pèlerinage tous les ans. Il prenait la route de la haute-Égypte et passait à La Mekke le mois de rajab et les suivants jusqu’à la fin du pèlerinage. Il allait ensuite rendre visite au noble tombeau, puis revenait chez lui par la voie terrestre. Une année, la dernière où il accomplit le pèlerinage, il dit à son serviteur : "Prends une pioche, un couffin, des aromates et tout ce qui sert à ensevelir les morts." le serviteur lui dit alors : "Pourquoi donc, mon maître ?" Et lui de rétorquer : "À Humaythirâ, tu verras bien. Humaythirâ se trouve en haute Égypte dans le désert de `Aydhâb. Il y a là une source d’eau saumâtre et le pays est infesté d’hyènes." Lorsque le saint et son serviteur furent parvenus à Humaythirâ, le cheikh fit ses ablutions, pria deux rak`a et Dieu le rappela à lui à la dernière prosternation. Il a été enseveli là. J’ai visité son tombeau qui est recouvert d’une pierre tumulaire sur laquelle sont écrits son nom et sa généalogie remontant jusqu’à al-Hasan, fils de `Ali. »

(Litanies de Abû al-Hasan ash-Shâdhilî)

p. 390-391 :

« L’événement suivant se produisit à Alexandrie en 727112 (nous apprîmes la nouvelle alors que nous étions à La Mekke –que Dieu l’honore !). Une querelle éclata entre les musulmans et les marchands chrétiens. Le gouverneur d’Alexandrie, connu sous le nom de al-Karakî, protégea les chrétiens et ordonna aux musulmans de se présenter entre les deux avant-murs de la porte de la ville et ferma les portes sur eux pour les châtier. Mais la population désapprouva cet acte qu’elle considérait comme atroce ; elle brisa donc la porte et se rua sur la demeure du gouverneur, qui se barricada et combattit les émeutiers du haut de sa maison. Le gouverneur expédia des pigeons voyageurs à al-Mâlik an-Nâsir pour l’informer de la situation. Celui-ci envoya un émir, connu sous le nom d’al-Jamâlî, suivi d’un deuxième du nom de Tûghân, homme impitoyable, insensible et d’une piété suspecte : on prétendait qu’il adorait le soleil. Les deux hommes entrèrent à Alexandrie, se saisirent des autorités de la ville et des marchands notables, comme Awlâd al-Kûbak et autres, et leur extorquèrent des sommes considérables. On mit au cou du cadi `Imad ad-dîn un carcan de fer. Puis les deux émirs firent exécuter trente-six hommes de la ville, les coupant en deux et les crucifiant sur deux rangs ; cela se passa le vendredi. Les habitants de la ville selon leur coutume, allèrent visiter les tombes après la prière et virent cette hécatombe. Grande fut leur consternation et leur affliction décupla ! Au nombre de ces crucifiés se trouvait un marchand très estimé appelé Ibn Ruwâha. Il avait une salle garnie d’armes et quand il y avait un danger ou un combat, il avait suffisamment d’armes pour équiper cent à deux cents hommes. Il y avait d’ailleurs dans la ville des salles de ce genre chez un grand nombre d’habitants. Ce fut la langue d’Ibn Ruwâha qui le perdit, car il avait dit aux deux émirs : « Je suis garant de cette ville et chaque fois qu’il éclatera une émeute, qu’on me demande ! J’épargnerai ainsi au souverain de verser des soldes aux soldats et aux hommes. » Les deux émirs n’apprécièrent pas cette déclaration et lui dirent : « Tu ne cherches qu’à t’insurger contre le souverain ! » Ils le mirent donc à mort alors que son dessein n’était que de prouver au souverain qu’il lui était dévoué et qu’il était à son service. C’est par là qu’il périt !
Lorsque j’étais à Alexandrie, j’avais entendu parler du cheikh Abû `Abd Allāh al-Murshidî, homme pieux, dévot, vivant en ermite, tirant sa substance du Trésor invisible de Dieu, un des grands saints illuminés. Il s’était retiré à Minya Banî Murshid dans une zâwiya où il vivait seul, sans serviteur, ni compagnon. Les émirs et les vizirs allaient lui rendre visite et des gens de toutes les classes de la société le rencontraient, chaque jour. Le saint personnage les nourrissait, car chacun désirait manger un de ses mets, un fruit, une pâtisserie, et chacun obtenait ce qu’il désirait même si ce n’était pas l’époque où on trouvait ses denrées. Les juristes venaient lui demander des emplois, al-Murshidî nommait et destituait. Toutes ces histoires se répandaient et étaient répétées à l’envi. Al-Malik an-Nâsir se rendit plusieurs fois à sa zâwiya. »

p. 403 :

« On dit que le siège du savoir et de l’autorité était la ville de Manûf, située à un barîd de Fustât. Lorsque Alexandrie fut construite, la population s’y transporta et la ville devint le siège de la science et de l’autorité jusqu’à l’Islam, alors `Amr ben al-`Âs fonda la ville de Fustât, capitale de l’Égypte jusqu’à présent. »

p. 1001 :

« Je partis pour (…) Alexandrie où je constatai que l’épidémie de peste avait perdu de son acuité, après que le nombre des victimes eut atteint mille quatre-vingts par jour113. »


107 Charles-Dominique, P. (éd.), Voyageurs arabes, Ibn Faḍlān, Ibn Jubayr, Ibn Baṭṭūṭa et un auteur anonyme, Paris, 1995, p. 1131-1132.

108 Colombo, dans l’île de Ceylan (?). Note de P. Charles-Dominique.

109 Calicut, port des Indes dans la mer d’Oman. Note de P. Charles-Dominique.

110 La colonne des piliers en arabe.

111 Niche dans une mosquée indiquant la direction de La Mecque.

112 1326-1327.

113 L’épidémie de peste noire ravagea l’Afrique du Nord. Elle aurait fait en Europe vingt-cinq millions de victimes entre 1346 et 1353. Note de P. Charles-Dominique.

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NICCOLO DE POGGIBONSI (1349)

Bellorini, T. et Hoade, E., Fra Niccolo of Poggibonsi, A voyage beyond the seas (1346-1350), Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 2, Jérusalem, 1945.

Niccolo de Poggibonsi est un Franciscain de Toscane. Son ouvrage Libro d’Oltramare est le premier récit d’un pèlerinage en Terre sainte en italien. Après sa mort, ce livre devient un guide pour les pèlerins. Il est publié soixante-trois fois, entre les XVIe et XIXe siècles, anonymement ou sous le nom de Noé Bianco (1527), voyageur de ce corpus.114
Un autre pèlerin, Gerolamo da Castelione (1486) reproduit le même passage que celui de Niccolo de Poggibonsi à propos d’Alexandrie (voir infra).

« Chapitre CLXV. Description de la ville d’Alexandrie.
Alexandrie est une belle ville, encerclée d’un mur très haut ; elle possède à l’intérieur de beaux palais. La ville, construite sur la mer, a un beau port et un fleuve qui découle du Paradis. Dans cette ville, il y a beaucoup de maisons de marchands latins et d’autres nations. Cette ville est à trois mille milles de Babylone, ville du Sultan, qui se trouve au bord dudit fleuve.

Chapitre CLXVI. La pierre sur laquelle saint Jean fut décapitée.
À Alexandrie, se trouve l’église de Saint-Jean-Baptiste et également la pierre sur laquelle il fut décapité qui fut prise à la ville de Sebaste à Samarie et portée à cet endroit. Ici existe un miracle visible ; aucun Sarrasin ne peut s’asseoir sur cette pierre. S’il s’assoit dessus, de très petites bêtes sauvages qui sortent de dessous la pierre le recouvrent.

Chapitre CLXVII. L’endroit où sainte Catherine fut décapitée.
À côté de cette place citée, se trouvent les maisons qui appartenaient à la précieuse sainte Catherine, mais l’amiral des Sarrasins vit là. En marchant tout droit dans cette rue, à gauche vous rencontrerez deux colonnes de marbre devant un palais, entre lesquelles sainte Catherine fut décapitée. Là, une église fut construite par les chrétiens, mais maintenant, l’endroit est occupé par deux Sarrasins. On dit qu’ici, il y a une indulgence plénière.

Chapitre CLXVIII. L’endroit où saint Marc fut décapité.
Dans ladite rue se trouve l’église où saint Marc l’Évangéliste fut décapité. Cette belle et pieuse église est tenue par les Grecs. Ici, on obtient une indulgence de VII ans et de LXX jours.

(p. 86) Chapitre CLXIX. À propos de saint Athanase.
À un demi-mille, hors d’Alexandrie, se trouve l’endroit où saint Athanase se sauva pour échapper à la furie de l’Empereur Constantin pour la défense de notre foi catholique. Là, il composa le symbole saint de la foi catholique qui commence par : Quicumque vult salvus esse.

Chapitre CLXIX. Comment je partis d’Alexandrie pour aller à Babylone.
Ayant visité ces endroits, nous partîmes d’Alexandrie ; nous allâmes par voie de terre à un demi-mille où nous trouvâmes un port sur le Nil et là nous embarquâmes sur une giarma des Sarrasins et fîmes voile pour le Caire de Babylone. »115



114 Bellorini, T. et Hoade, E., Fra Niccolo of Poggibonsi, A voyage beyond the seas (1346-1350), Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 2, Jérusalem, 1945, p. XXXI.

115 Traduction : archives Sauneron, Ifao.

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AL-NUWAYRĪ (1365-1368)

MUḤAMMAD B. AL-QĀSIM AL-ISKANDARĀNĪ AL-NUWAYRĪ

Muḥammad b. al-Qāsim al-Iskandarānī al-Nuwayrī, Kitāb al-Ilmām, par A. S. ‘Atiya, Haydarabad, 1970.

Al-Nuwayrī est un historien alexandrin dont les dates de naissance et de mort ne sont pas connues. Entre 1366 et 1374, il écrit une histoire de la ville en trois volumes, Kitāb al-Ilmām (Le livre de la connaissance), dans le but de raconter la prise d’Alexandrie par le roi de Chypre, Pierre de Lusignan en octobre 1365.116
L’auteur n’est en aucun cas considéré comme un voyageur, mais plutôt comme un témoin oculaire de cet événement.

p. 130-179 (tome II) :

« Comment le Chypriote mit la main sur Alexandrie, à l’aide de ceux qu’il a réunis de la nation des Chrétiens de Rūmāniyya et autres faits et incidents »
Ainsi le remplaçant du sultan à la ville frontière d’Alexandrie est l’Émir Ḫalīl (p. 131) Ṣalāḥ al-Dīn b. `Arrām qui n’était pas présent à la ville frontière susmentionnée car il accomplissait le pèlerinage au Ḥiǧāz al-Šarīf. Un délégué, l’émir Ǧunġurā, le remplaçait sur ordre de l’émir Al-Atābikī, qui se nommait Yulbuġa al-Ḫāsikī. Quand Ǧunġurā entra dans Alexandrie, il vit les sentinelles de volontaires qui surveillaient le port d’Alexandrie. Les sentinelles vinrent sur la péninsule avec leurs arches et leurs drapeaux de soie déployés. Ils étaient équipés de javelots, des lances, des boucliers, des épées, des cottes de maille de bonne qualité, des lames de fer, du naphte inflammable d’où sortent des flammes. Ils portaient des vêtements de différentes couleurs qui ressemblaient à des fleurs de jardin. Quand Ǧunġurā les vit, il pleura et dit : « ces gens sont le peuple du paradis pour leur sang-froid et pour leur combat pour l’amour de Dieu. La vie est vraiment agréable grâce à la force de leur armée. Si les Chrétiens de Rūm venaient à Alexandrie, ils ne pourraient rivaliser face à cette armée (p. 132) lourde qui aurait le dessus sur les chrétiens qu’on tuerait et qu’on ferait captifs ». Ǧunġurā resta à Alexandrie de šawwāl 766 jusqu’au mois de muḥarram117 pour observer ces sentinelles dont chacune passait la nuit, une fois par semaine, à surveiller le port. Il est probable que Ǧunġurā passa des nuits dans la pièce qui se trouve au-dessus de la porte de la mosquée du cimetière Ṭaġiya. On posa devant Ǧunġurā deux fanaux ronds à la porte de la mosquée susmentionnée. Les sentinelles des injecteurs de feu vinrent et lâchèrent le naphte pendant que Ǧunġurā regardait, par les fenêtres de la pièce susmentionnée, les étincelles voler et les spirales tourbillonnantes de couleur feu : vert, jaune, blanc et rouge. Ceci lui procura du plaisir, du soir au matin. Ǧunġurā jubila également en voyant ces nombreuses personnes partout sur la côte, aussi bien des archers que des gens du peuple. Là, était installé un marché avec toutes sortes de vivres où l’on achète, mange et boit l’eau – aussi bien celle qui coule que de l’outre qui leur vient de la ville. Au lever du jour, les sentinelles qui ont passé leur nuit à surveiller (p. 133) l’entrée de la ville avec zèle et persévérance, en grand nombre, s’alignaient. Les hommes et les femmes se rassemblèrent pour regarder les troupes qui entraient et qui ressemblaient à des fleurs de jardin, vêtues des plus beaux habits et de voile blanc. Les femmes leur firent des youyous de bienvenue quand elles les virent de leurs yeux. À ce moment-là, les cornes firent un grand bruit, les tambours frappèrent et les flûtes sifflèrent. Les drapeaux furent hissés, les encensoirs étaient remplis de parfum dont la fumée se dégageait. Toutes les âmes s’épanouirent sous l’effet de cette odeur qui exhalait un parfum agréable. Les gens étaient contents et joyeux en voyant cette armée victorieuse, pour qui tremblaient les rues et les maisons. Alors que les gens respectaient cette tradition, vivant sereins dans leur ville frontière, n’ayant pas peur (p. 134) de leurs ennemis, ne voyant jamais de choses odieuses, le roi de Chypre, le maudit, les surprit avec ses soldats éparpillés et désunit les gens qui s’enfuirent vers les villes [environnantes]. Il entra calmement dans la ville le vendredi 22 de muḥarram 767118, au moment où le Nil était répandu dans les villes. Le maudit avait l’intention, à cette époque, d’empêcher l’aide depuis Miṣr à cause de l’éloignement de la route du côté de la montagne. Le fourbe atteignit son but ce jour-là et le jour suivant. Il se renforça avec ses bateaux avant que l’aide ne vînt. Il fut content de lui-même et de ses gains. S’il y avait eu des émirs plus puissants, le fourbe n’aurait pas réussi à y prendre le prix d’une maille. Mais c’était écrit dans le livre et c’était la volonté de Dieu qui était prédestinée.
Yazīd b. Ḥabīb raconte que `Amr b. al-‘Aṣ – que Dieu soit satisfait de lui ! – observa les maisons et les édifices dont la construction était achevée quand il conquit Alexandrie. Il voulut y habiter et dit : ces maisons nous suffisent. Il écrivit à `Umar b. al-Ḥaṭāb – que Dieu soit satisfait de lui ! – pour demander son autorisation. `Umar dit à son messager : « Est-ce que l’eau me sépare des musulmans ? » Le messager répondit : Oui, émir des fidèles, si le Nil est en crue. Puis, `Umar écrivit à `Amr : « Je ne veux pas que les musulmans aillent dans les lieux où l’eau me sépare d’eux en hiver et en été, sauf s’ils deviennent nombreux. Alors `Amr b. al-`Aṣ se déplaça d’Alexandrie à Miṣr. (p. 135) `Umar b. al-Ḥaṭāb – que Dieu soit satisfait de lui ! – a fait ainsi car il eut peur pour les musulmans à cause de leur faible nombre à Alexandrie et de son éloignement. Aussi, au moment de la crue du Nil, il serait difficile d’emprunter le chemin de la montagne pour demander du secours. À cette époque, `Amr b. al-`Aṣ envoya à Alexandrie des tribus arabes de Laḫm, de Ǧuḏam, de Kinda, de Azd, de Ḥaḍramūt, de Ḫūzā`a, de Mazā’ina, y habiter pour la garder. Les Laḫm habitèrent dans le lieu connu comme étant Kūm al-Dikka, les Ǧuḏam habitèrent à Birka Ǧuḏam, Les Kinda habitèrent à Barākil, les Azd habitèrent à Ḥāra al-Azdī, les Ḥaḍramūt habitèrent à Ḥāra al-Ḥaḍārima, les Ḫūzā`a et les Mazā’ina habitèrent à côté de Būqīr, à l’est d’Alexandrie, à l’extérieur pour surveiller son port. Les tribus susmentionnées habitèrent à l’extérieur d’Alexandrie et reçurent la mission de surveiller les deux ports, est et ouest, sur la péninsule d’Alexandrie. Les descendants de ces tribus, jusqu’à maintenant en (p. 136) 775 119, sont connus à Alexandrie comme tribus. On a des informations sur eux. On sait qu’ils ont trente-trois chefs et sous le contrôle de chaque chef, il y a une assemblée de tribus. Ils ne se défont pas de la façon de s’habiller des Arabes, ils laissent pendre les insignes de leurs tribus et portent des chemises à la façon traditionnelle de leurs aïeux nomades (`Urbān). `Amr b. al-`Aṣ divisa ses compagnons pour le ribāṭ120 d’Alexandrie ; un quart surveillait les gens d’Alexandrie, l’autre quart surveillait sa côte. Tandis que la moitié restait avec lui à Miṣr. Un quart surveillait les gens d’Alexandrie en particulier, six mois en été, et l’autre quart, six mois en hiver. Fin. On en revient à l’évocation du Chypriote, à propos de sa venue à Alexandrie et de sa victoire sur elle. Le mercredi 20 de muḥarram 767121, (p. 137) des navires apparurent sur la mer du côté ouest et est. Les Alexandrins pensaient que c’était des marchands vénitiens et attendirent qu’ils vinssent à eux avec leurs marchandises comme c’est la coutume chaque année. Les marchands musulmans rapportaient du Yémen toutes sortes d’épices pour les vendre en échange de leurs marchandises. Comme ils n’entrèrent pas au port, les gens passèrent la nuit à avoir une grande peur à cause d’eux. Le jeudi matin, de nombreux navires arrivèrent et cherchèrent à s’approcher des côtes de la péninsule ; ces navires avaient les voiles ouvertes comme des châteaux blancs. Les gens étaient sur la grande route à cause de leur grand effroi. Leur ardeur s’accrut. Les bateaux s’approchèrent et la mer se remplit de navires de toute part. Les navires percèrent la mer comme un tremblement de terre. Les navires baissèrent leurs voiles devant la mer de Silsila, du côté de la porte Verte qui fut barricadée après cet événement avec de la chaux et des pierres. Elle fut ouverte par la suite. On ajouta à cette porte Verte une première, une deuxième et une troisième portes nouvelles. Ceci fut le jour de la bataille en 767122 dans la wilāya 123 de l’émir Sayf al-Dīn al-Akaz (p. 138) à Alexandrie. J’évoquerai cette wilāya et ce qu’il y fit – si Dieu le veut !
Je reprends, au moment où les navires de guerre jetèrent l’ancre devant la mer de Silsila et apparurent sur la côte, et où les Alexandrins se préparèrent au combat, à la guerre et à la bataille. Les forteresses, qui sont du côté de la mer et de la péninsule, se remplirent de nombreux lanceurs. Les gens se répandirent sur les murs qui furent remplis de lanceurs. Une barque sortit des navires des Francs pour sonder le port au clair de lune. Les musulmans lancèrent des flèches sur la barque qui s’échappa jusqu’à se coller aux navires.
À la tombée du jour, on alluma des lanternes sur les murs qui furent éclairés par la lumière. Les musulmans parurent prêts sur les murs en se montrant alertes. Les ennemis étaient silencieux et ne bougèrent pas du lieu où ils jetèrent l’ancre. Ces navires (p. 139) étaient joints les uns aux autres comme un petit ponton dans la mer haute. Les musulmans sous-estimèrent cette situation et se dirent que ces ennemis ne pouvaient pas entrer dans cette ville qui a des murs imprenables et des forteresses érigées solidement. Après le lever du soleil, le vendredi, de nombreux musulmans se répandirent sur la côte de la péninsule. Parmi eux, certains avaient leurs épées et leurs boucliers, certains avaient leurs flèches et leurs carquois, certains avaient leurs lances et leurs poignards tandis que d’autres n’avaient que leurs vêtements. Quelques-uns portaient des cottes de maille lamifiées. Quelques-uns étaient nus.
Les commerçants sortirent de la ville avec leurs étals, chaudrons et marmites remplis de nourriture qu’ils vendirent aux gens de la péninsule, aux particuliers et au public, la veille du jeudi, pour gagner leur vie, en portant la malédiction à tout moine et prêtre. (p. 140) Ils n’eurent pas peur des navires que l’on vit le mercredi dans la mer et n’eurent pas peur des Francs qui réunirent leur flotte le jeudi. Ils en vinrent à maudire le Chypriote comme on maudit l’iblis. Auparavant, ils avaient confiance et vendaient aux sentinelles déjà évoquées. Mais certains vendeurs n’étaient pas contents quand le client réduisait d’une graine124 ou deux, en revanche les vendeurs étaient contents quand ils l’emportaient d’une graine sur le client.
Poème
(p. 141) Les gens achetèrent aux vendeurs et mangèrent comme quand ils sortaient avec les sentinelles à l’accoutumée. Pas un seul ne se rappelait de la flotte des Francs et aucun n’avait peur. Les canailles et la plèbe injurièrent le Chypriote ouvertement et l’insultèrent de tous les mauvais mots. Le Chypriote les écouta depuis son navire, mais resta silencieux. Tous les gens qui étaient avec lui s’abstinrent de prononcer le moindre mot et tous étaient silencieux. On dit que le Chypriote envoya ses espions, depuis le haut de la péninsule, la nuit, habillés du costume des musulmans arabes, et comme des diables, [les espions] se mélangèrent aux musulmans pour les espionner et virent que les musulmans ne portaient pas l’habit de guerre. (p. 142) Il paraît que [les espions] achetèrent de la nourriture qu’ils amenèrent au chef de la flotte de Chypre en lui disant qu’il n’y avait pas un brave sur la péninsule ; que tous étaient sans l’habit de guerre, qu’ils mangeaient, buvaient et que certains creusaient un trou dans le sable pour y dormir.
Avant le lever du soleil, le vendredi, les tribus vinrent de toute part et endroit ; ils entrèrent en tenue de guerre. Les femmes regardèrent les navires des Francs depuis les sommets des collines qui sont à l’intérieur des murs et qui ont une vue sur les cimetières. Les femmes firent des youyous aux membres des tribus pour annoncer que les braves allaient arriver pour tuer les adorateurs de la croix ; alors qu’ils s’exerçaient sur leurs chevaux sous les collines, ils défirent les rênes quand ils entendirent les youyous. Ils étaient nombreux comme la pluie. Ils sortirent par la porte Verte et se rendirent sur la péninsule comme les criquets qui se propagent. Chaque membre de l’armée était nu, chacun d’entre eux n’avait que son épée et sa lance, dans l’intention soit de tuer, (p. 143) soit de blesser. Un Maghrébin et d’autres dirent à l’émir Ǧunġurā : « Ces ennemis sont forts et les gens sortent de la ville frontière nus à cause de cette épreuve, mais c’est dans leur intérêt de rentrer dans la ville, de se faire protéger par ses murs imprenables et de se battre depuis l’intérieur des murs. Les ennemis s’imagineront alors que derrière ces murs chaque homme est comme un lion courageux qui va infliger par ses flèches une forte [peine] jusqu’à l’arrivée des renforts de Miṣr. » C’est un des sages du ribāṭ sur la péninsule pour lequel fut dépensée une grande somme en constructions entre les cimetières pour loger les sentinelles de la Qā`a 125, qui dit : « Nous ne laisserons pas ces Francs, dont chacun d’eux est un infâme joueur, fouler de leurs pieds la terre des cimetières. » [Les gens] dirent aussi qu’ils avaient peur que les Francs détruisissent le ribāṭ s’ils descendaient sur la péninsule en grand nombre.
ʿAbd Allāh, le marchand maghrébin, dit (p. 144) à Ǧunġurā qu’il était dans l’intérêt des musulmans d’entrer dans la ville. Les chefs des ribāṭ-s dirent : « Vous les Maghrébins vous avez détruit votre ville de Tripoli à cause de sa prise par les Francs et vous voulez détruire les ribāṭ-s des musulmans en faisant entrer les musulmans dans la ville, il n’y a pas de ruse chez vous, ni de dignité, mais nous leur interdirons de descendre de leurs navires grâce au châtiment sans fin que nous leur infligerons au moyen de flèches. »
Deux ans après l’événement du Chypriote, le sultan Al-Malik al-Ašraf Ša`bān ordonna de détruire les ribāṭ-s et les châteaux nouvellement construits sur la péninsule pour se préserver des ennemis qui viendraient y trouver un refuge et de quoi boire à partir des citernes remplies d’eau de pluie. On détruisit donc ces ribāṭ-s et ces châteaux. Si les musulmans avaient laissé la péninsule au Chypriote et avaient renforcé leurs murs et tué les infidèles de derrière les murs, les musulmans auraient évité le meurtre, le pillage (p. 145) et la captivité par le renforcement de leur ville frontière. Ils n’auraient pas été obligés de détruire leurs ribāṭ-s pour le salut d’Alexandrie contre l’offense de la communauté chrétienne. Ceux qui ont eu peur pour leurs ribāṭ-s, se les ont fait détruire et leurs maisons à l’intérieur de la ville se sont faites pillées. Ceci à cause de l’opinion inexacte qui produisît cette catastrophe. Quand le destin arrive, c’est irréfutable. Si Dieu le veut, il exécute cette sentence. Poème
Je reviens à l’émir Ǧunġurā qui se fia aux paroles des chefs des ribāṭ-s, n’écoutant pas ce que dit le marchand maghrébin ʿAbd Allāh. La réponse de Ǧunġurā à ʿAbd Allāh le marchand susmentionné fut : « Je ne laisserai pas un Franc arriver sur la côte au prix de me faire couper les veines et assassiner. » Si Dieu veut être bienveillant (p. 146) avec ses serviteurs, il les inspire d’un bon discernement. Si Dieu les abandonne, Il disperse leurs pensées. Les Francs surveillaient depuis leurs navires le comportement des gens. Ils ne virent que des gens dévêtus. Alors ils convoitèrent les gens et avancèrent sur une corvette vers eux. La sentinelle des Maghrébins descendit vers la corvette en nageant dans l’eau et attaqua ceux qui y étaient en tuant, bataillant et s’affrontant. [Les Maghrébins] retinrent la corvette de leurs mains et demandèrent aux injecteurs du feu de la brûler. Mais personne ne vint avec du feu faute d’ardeur et par négligence et insouciance. Alors ils les précipitèrent, ils lancèrent donc sur la corvette un canon de feu semblable au feu des alliés. Mais le feu tomba dans l’eau et s’éteignit. Ensuite, les Maghrébins et les gens de la corvette s’affrontèrent avec leurs épées jusqu’à ce que fussent tués les Maghrébins dans cette bataille. À ce moment-là, la corvette toucha la côte tandis qu’une autre la suivait et lançait des flèches. Quand les deux corvettes touchèrent terre, les autres les suivirent entrant de toute part. Rapidement, les Francs descendirent à terre de leurs navires avec leurs chevaux et leurs hommes, le vendredi au milieu de la matinée. La cavalerie musulmane lança des flèches, devancée par l’infanterie munie de leurs boucliers et de leurs épées. (p. 147) Quand les vendeurs de nourriture, dont chacun épiloguait sur une graine126 ou deux, virent les Francs, ils abandonnèrent leur vaisselle et s’enfuirent pieds nus. Parmi eux, certains fuirent les infidèles, et d’autres eurent la tête cassée par terre. Les Francs étaient vêtus de cottes de maille lamifiées recouvertes de plaques de fer et portaient sur leurs têtes des casques scintillants. À leurs mains, ils tenaient des épées tranchantes. Ils tirèrent à l’arc en continu. Ils hissèrent les drapeaux des croisés qui étaient déployés. Ils lancèrent des flèches sur les musulmans. Les flèches tombèrent sur le peuple des croyants et sur les chevaux des tribus qui s’enfuirent de tous côtés et endroits. Ils perdirent du côté de la muraille. L’armée des musulmans perdit à cause de ces tribus vaincues et ne revint pas rencontrer les chiens de Francs qui entrèrent en meurtriers dans la ville par les portes. Les Francs étaient vêtus de fer de la tête aux pieds tandis que les musulmans étaient comme de la viande sur une planche de bois. Comment de la viande peut-elle tuer (p. 148) le fer ? Comment celui qui est nu peut-il faire face à celui qui s’habille de cotte de maille lamifiée ? Les musulmans perdirent et fuirent les infidèles.
Poème
Le peuple d’Alexandrie n’avait jamais vu ce qu’il a connu ; il n’avait jamais vu ça de tout temps. Les gens tremblaient dans leurs coeurs, chacun avait son esprit dépouillé quand il vit les têtes voler et les chevaux meurtriers. Les gens se bousculaient aux portes les uns les autres. Ils moururent en tous sens. Quelques hommes actifs se maintinrent et se battirent jusqu’à tuer des Francs qu’il leur était possible de tuer avant de tomber au champ. On dit que Muḥammad al-Šarīf le boucher attaqua les Francs avec un couperet de boucherie, il brisa les os de quelques-uns en disant "Dieu est grand !" (p. 149) Il tua des infidèles jusqu’à ce que de nombreux Francs viennent sur lui. Alors, il mourut sur la péninsule – que Dieu lui accorde sa miséricorde ! Les jurisconsultes ont aperçu l’un d’eux, le Faqīh Muḥammad b. al-Ṭafāl, qui voulait se rendre aux Francs avec son épée : « Tu vas mourir Faqīh Muḥammad. Il dit : « Je serai heureux d’être aux côtés du prophète Muḥammad. Y a-t-il une meilleure mort que celle pendant le combat pour l’amour de Dieu pour être au Paradis. » Il tomba au champ, il les combattit et [les Francs] le combattirent jusqu’à ce qu’on lui accordât son acte de foi pour parachever sa félicité.
[…]
Je reviens à l’évocation des musulmans de la péninsule qui combattirent les Francs infidèles. (p. 150) Le groupe des tireurs volontaires de la Qā`a de la Qarāfa fut assiégé dans le ribāṭ, qui se trouve à l’extérieur de la porte de la Mer sur la péninsule, construit par le cheikh Abū `Abd Allāh Muḥammad b. Salām pour y habiter et pour y prier. Ces constructions furent faites un an avant l’attaque. On dit qu’il dépensa pour ces édifices 800 dinars. Quand les Francs devinrent plus nombreux autour du ribāṭ, les archers musulmans se mirent à tirer leurs flèches depuis le sommet du ribāṭ sur les Francs. Ils en tuèrent quelques-uns. Lorsqu’ils achevèrent leurs flèches, ils allèrent vers les moellons pour les détruire et lancèrent sur les Francs les pierres des moellons jusqu’à les achever. Ils cessèrent alors de tirer. Les Francs cassèrent les barreaux du ribāṭ susmentionné et y montèrent. Quand les Francs se retrouvèrent face à eux, les musulmans hurlèrent tous : « Muḥammad ! » et se turent. Alors, on n’entendit plus de voix. `Abd Allāh b. al-Faqīh (p. 151) Abī Bakr, le curateur de la mosquée Al-Qašmīrī, nous rapporta ce propos. Il était caché dans la citerne de la mosquée susmentionnée. Les Francs les égorgèrent jusqu’au dernier avec leurs poignards. Leur sang coula dans les gouttières du ribāṭ susmentionné comme coule la pluie. On dit que le nombre d’égorgés musulmans, sur le toit du ribāṭ, était de plus de trente. Heureux ceux qui se donnent pour parachever leur félicité.
Ceux qui étaient sortis d’Alexandrie pour fuir les Francs revinrent par les portes du continent. Je vais raconter comment ils fuirent. Ils virent les morts gisants à terre dans la ville et à l’extérieur de la ville sur la péninsule. Ils se dirigèrent vers le ribāṭ d’Ibn Salām susmentionné. Alors ils virent sous les gouttières beaucoup de sang coagulé. Ils montèrent sur le toit du ribāṭ et trouvèrent les tireurs égorgés, mais heureux au paradis et gagnants. On leur creusa à l’extérieur du ribāṭ une grande tombe et on les enterra dedans – que Dieu leurs accorde sa miséricorde !
[…]
(p. 152) L’auteur dit – que Dieu lui pardonne ainsi qu’à ses parents et à l’ensemble des musulmans ! – que le cheikh Al-Ṣāliḥ Aḥmad b. al-Našā’ī, cheikh des tireurs de la Qā`a de la Qarāfa d’Alexandrie, rapporta que Muḥammad al-Ḫayaṭ, après être revenu de la ville de Chypre à Alexandrie avec ceux qui étaient prisonniers, dit : « J’étais avec les tireurs musulmans sur le toit du ribāṭ d’Ibn Salām au moment où les Francs montèrent et égorgèrent les tireurs. J’étais décontenancé par la peur. En raison de mon jeune âge, ils me laissèrent vivant ainsi que Ḥusayn al-Bayyāʿ ; alors que les Francs étaient sur le point de l’égorger, ce dernier rit. Alors, les Francs rirent avec lui et dirent : « Laissez-le, parce que le rire a remplacé sa peur ! ». Ils nous firent prisonniers tous les deux. Ḥusayn en fut triste et pleura. Quand nous revînmes par la mer à Alexandrie avec les prisonniers, Ḥusayn, à la vue d’Alexandrie, se leva sur ses jambes puis cria et s’évanouit. Nous le retournâmes et le trouvâmes mort. En effet, il fut heureux de sortir de la terre des infidèles et fut joyeux quand il aperçut la ville des musulmans. Il fait partie, grâce à la générosité de Dieu, des personnes joyeuses au paradis.
[Hadith]
(p. 153) Je reviens au moment où le cheikh Muḥammad b. Salām vit ce qu’on fit à son ribāṭ, aux portes et aux fenêtres en cuivre. Au moment où il vit les bris de lampes, le plafond de la salle brûlé ainsi que l’assassinat des tireurs musulmans, il pleura en raison de ce qu’il voyait et dont il était témoin. Alors il condamna à ce moment-là les fenêtres et les portes avec des pierres. Puis il le reconstruisit en 771127 à l’identique de ce qu’il était alors. Mais il protégea le plafond de sa salle avec des pierres, et non pas avec du bois, pour qu’il ne prît pas feu (p. 154) au cas où un évènement dût se produire. Cet homme, Muḥammad b. Salām susmentionné, propriétaire de ce ribāṭ, est compté parmi les gens de Dieu pieux et charitables. On lui attribue des aumônes de type courant aux saints et aux pauvres. Ses aumônes, privées et publiques, se faisaient en argent et en moutons. Ils distribuaient plus de cent animaux à la fête du sacrifice. Il fournissait en rangées de nattes la mosquée Al-Ġarbī d’Alexandrie. Dieu n’a pu que le récompenser du bien qu’il a fait. La Qā`a de la Qarāfa, garde des tireurs volontaires, qui faisait partie de ses waqfs128, lui apporta une rétribution dans la vie et dans la mort. Celui qui fait un lit, dort. Celui qui sème, récolte.
Poème
Les personnes charitables reçoivent de Dieu les bienfaits et augmentent [le nombre de] leurs points pour le paradis. Imitez-les pour être comme elles. L’imitation de la générosité vaut pour votre salut. Fin.
J’en reviens à l’évocation des nouvelles d’Alexandrie et à l’émir Ǧunġurā. Il vit les gens fuir d’entre ses mains, de derrière, de sa droite et de sa gauche, à cause des flèches des Francs. Ǧunġurā fut aussi touché (p. 155) et son sang coula de la pointe de la flèche. Il regretta alors son désaccord à propos de ce qu’on lui dit : « rentre [dans la ville] avec les gens pour se faire protéger par ses murs imprenables. Ils combattront les Francs infidèles par leurs flèches à partir des trous des murs jusqu’à ce qu’arrive l’aide dans un temps proche pour cesser la catastrophe des musulmans. » À ce moment-là, il se rendit compte qu’il ne fallait pas sortir des portes, c’était en effet exact. Mais par ailleurs, on lui dit qu’il ne fallait pas entrer dans la ville.
C’était une cruelle agonie. Tous les gens s’enfuirent pour trouver refuge dans les villes d’Al-Baslaqūn, d’Al-Karīwūn et dans d’autres villes proches et lointaines.
Ǧunġurā se dirigea vers le miṭraq, près de la maison du sultan, à l’ouest d’Alexandrie, à l’extérieur de ses murs. Il nagea avec son cheval, suivi des musulmans. Il entra dans Alexandrie par la porte de Ḫawḫa. Il arriva à la Maison du Trésor (Bayt al-Māl), prit ce qu’il trouva d’or et d’argent et sortit par la porte du continent. Il ordonna aux marchands (p. 156) francs et à leurs consuls, qui étaient à peu près une cinquantaine à résider à Alexandrie, de sortir avec lui par la porte du continent. Il les conduisit à Damanhūr après avoir refusé de sortir avec la Ǧabaliya129 qui les surveillait. À ce moment-là, un des Ǧabaliya frappa le cou d’un des Francs avec son sabre. Quand les Francs le virent, ils eurent peur qu’on frappât les leurs. Ils obéirent et sortirent rapidement. La Ǧabaliya sortit avec les Francs qui étaient ligotés et se dirigèrent vers Damanhūr ; elle était en train de sortir avec eux quand ils rencontrèrent les ennemis près de la muraille. Les musulmans tirèrent des flèches depuis le sommet des murs, ainsi les ennemis ne purent arriver jusqu’à eux.
Ensuite, les Francs recoururent à un baril de bois, y mirent le feu en se dirigeant vers la porte de la Mer, et le firent rouler au moyen des pointes de lances. Mais les flèches se succédèrent sur les Francs depuis le sommet de la muraille. Quelques Francs furent tués ; alors ils hésitèrent sur ce qu’ils allaient faire. (p. 157) C’est ainsi qu’ils abandonnèrent leur baril en feu loin de la Porte. Ils retournèrent vers le port est, ils virent qu’il ne se trouvait personne sur la muraille de ce côté-là et qu’il n’y avait aucun fossé qui rendait difficile la montée sur la muraille. Ils allèrent du côté de la porte de Dīwān et la brûlèrent. Ils entrèrent avec ce dont ils disposaient ici, à savoir des échelles de bois assemblées avec lesquelles ils montèrent sur la muraille. Quand les musulmans, qui étaient sur la muraille, les virent de loin, ils y montèrent, mais entre eux et les Francs se trouvait une haute citadelle qu’ils ne purent atteindre. Alors ils s’enfuirent en demandant secours à cause du grand nombre de Francs, et parce qu’ils constatèrent que les Francs possédaient la ville. Quelques musulmans rattrapés furent tués et certains en réchappèrent en sortant par la porte du continent. Si la muraille qui donne sur la mer avait été habitée d’hommes du côté de la porte de Dīwān et de celle de Ṣinā‘a, Alexandrie aurait échappé aux Francs. Šams Al-Dīn b. Ġurāb, secrétaire, et Šams Al-Dīn b. Abī `Uḏayba, le superviseur, dirent (p. 158) : « Fermez la porte de Dīwān qui donne sur la ville pour que les marchands ne puissent pas transporter leurs marchandises de la porte de Dīwān à la ville car les droits portant sur les marchandises seraient perdus. » Les portes furent fermées et les tireurs ne défendirent pas l’accès de ce côté de la muraille ; ainsi les ennemis virent un endroit vide et entrèrent dans la ville par là. On dit qu’Ibn Ġurāb, susmentionné, était en affaire avec le chef de Chypre à Alexandrie. Ce chef de Chypre vint à Alexandrie avant l’attaque, habillé en marchand et Ibn Ġurāb, susmentionné, l’hébergea pendant un temps.
Le Chypriote se promenait parmi les Francs en ville, où il y avait des marchands pour s’approprier [Alexandrie]. Il observa le comportement des gens. L’émir Ṣalāḥ al-Dīn b. `Arrām, après être revenu du Ḥiǧāz, en eut connaissance et coupa en deux Ibn Ġurāb qui fut suspendu à la porte de Rašīd. (p. 159) Si la porte de Dīwān, qui donne sur la ville, avait été ouverte, les musulmans auraient combattu les Francs du sommet de sa muraille et auraient trouvé à manger des fruits secs d’al-Šām, parce que les propriétaires de ces marchandises les faisaient garder et en donnaient à manger aux combattants.
Comme le jugement de l’émir Ǧunġurā n’était pas juste, et comme Ibn Ġurāb et le superviseur fermèrent la porte de Dīwān, les Francs prirent la ville. La ration [de nourriture] pour chaque individu de la ville frontière, grand et petit, arriva à son terme. Certains parmi eux furent tués et d’autres furent prisonniers. Certains furent saufs et d’autres furent blessés. Certains désertèrent après avoir abandonné leur armée et avoir été dans le désarroi. Certains renoncèrent à leur patrie et s’expatrièrent. Certains s’agglutinèrent aux portes et moururent. Certains s’appauvrirent et subirent la séparation. Comme il fut rapide de s’emparer de la ville frontière ! Comme il fut rapide de marquer à la braise les coeurs de la population ! Les Francs ont conquis la ville frontière le jour même où ils descendirent à terre de leurs navires. Ils ne tinrent pas le siège (p. 160) deux jours. Les Francs prirent la ville aux musulmans en deux heures. On dit que le siège dans d’autres villes et places fortes dura un an ou deux.
[…] 130
(p. 162) Les Alexandrins fuirent les Francs par les portes de Sidra, Zuhrī et Rašīd après un fort encombrement. Parmi eux certains furent rattrapés par les Francs et furent tués à la porte de Sidra. Certains furent prisonniers. Certains descendirent de la muraille avec des cordes dans l’agitation ; parmi eux certains furent blessés et d’autres furent saufs. Les Francs montèrent sur la porte de Sidra et y plantèrent des croix. Chaque musulman fut consterné et effrayé en voyant les Francs. La sortie des Alexandrins par les portes fut tout à fait extraordinaire à cause de l’agglutination et de la mort de quelques-uns due à la forte bousculade.
À ce moment, la compassion quitta les coeurs. Ils sortirent par les portes par milliers en professant la formule : « Il n’y a de Dieu que Dieu ». Les champs et les contrées furent remplis par les gens. Certains pillèrent les tribus. Le prix [des marchandises] que les vendeurs apportaient des contrées augmenta ; ils vendirent cher ce qui était bon marché. On finit par être (p. 163) soucieux de se procurer de la nourriture à cause de la hausse [des prix].
Poème
Je reviens à ce qu’il advint lorsqu’il y a eu une hausse des prix parmi les Alexandrins qui fuirent (p. 164) les chrétiens. Certains vendirent ce qu’ils avaient sur eux, chiffon ou chemise de bonne qualité. Certains vendirent ce qui les réchauffait, manteaux et fourrures légères, parce qu’ils voulaient sortir de leur ville rapidement. Certains n’avaient sur eux ni un dirham ni un soupçon [de dirham]. Ils abandonnèrent leurs maisons en fermant les portes que les chiens de Francs cassèrent pour y faire bonne chère. Les Francs saccagèrent les boutiques et les fondouks. Ils chargèrent sur les chameaux, les mulets, les ânes et les chamelles ce qu’il y avait. Ensuite, ils tuèrent au hasard ceux qui se cachaient, grands et petits. Ils coupèrent les jarrets des animaux, certains moururent et d’autres furent blessés. Ils brûlèrent les qaysāriyya et les khans. Ils violèrent les femmes et les jeunes filles. Ces infidèles et violeurs détruisirent les lanternes des grandes mosquées. Ils hissèrent le drapeau des croisés sur la muraille. Ils firent prisonniers les hommes, les femmes, les esclaves et les enfants, et, ils tuèrent tous les cheikhs impotents ainsi que les fous, les idiots et les vieillards. [Les choses] légères que l’on porte, comme l’or et la belle joaillerie, tombèrent des gens lorsqu’ils sortirent par les portes de la ville (p. 165) à cause de la force de la bousculade et de la forte demande à l’aide. Certains individus sortirent avec ce qu’ils avaient sur eux. Certains perdirent tout ce qu’ils avaient sur eux dans cette terrible bousculade. Certains perdirent leur argent quand ils sortirent par les portes. Chacun était dans le regret et le chagrin à cause de la perte.
On dit qu’un certain marchand étranger131 sortit par la porte de Rašīd avec une bourse dans laquelle il y avait six mille dinars. À cause de la forte bousculade à la porte, la bourse tomba de ses mains après qu’il l’eut tenue fortement sur lui. Mais il ne put se baisser pour la prendre du sol à cause de la forte bousculade et de celui qui était derrière, qui le poussa. Mais il sortit de la porte sain et sauf, le coeur blessé à cause de la perte de sa bourse. Ses sentiments se déchirèrent, il ne dormit pas et ne se reposa pas. Il s’abandonna à la folie. Son esprit et son sens le quittèrent. Il cria au secours, mais personne ne l’aida. Son corps maigrit jusqu’à ce que ses os soient comme une dépouille mortelle.
Poème
(p. 166) Les Francs firent à Alexandrie ce qui fut évoqué du sac après avoir détruit, brûlé et emprisonné à partir du milieu de l’après-midi du vendredi jusqu’à la fin de la journée du samedi, le jour d’après. Ils brûlèrent, entre autres, les boutiques du change entièrement, le marché aux puces à Ma`ārīǧ, les boutiques près de la qaysāriyya des étrangers, à l’extérieur, du côté est, les boutiques de la rue Al-Murǧāniyīn et quelques-uns de ses fondouks, le fondouk Al-Ṭabībāt, le fondouk Al-Ǧūkandār, le fondouk Al-Damāmīnī qui est dans le souq Al-Ǧiwār, la wakāla du Lin devant la grande mosquée Al-Ǧuyūšī, près d’Al-`Aṭṭārīn dans le souq des vendeurs de bois. Ils brûlèrent le parapet de la madrasa Ibn Ḥabāsa avec le plafond de l’īwān. Ils détruisirent de tout côté et de toute part. Ils brûlèrent la porte de la madrasa Al-Faḫr, proche de la porte de Rašīd. Les monstrueux détruisirent au feu quelques boutiques d’Al-Maḥaǧa.
Un cheikh qui habite à Al-Maḥaǧa me raconta : « J’étais caché en haut de ma maison dans un endroit où je voyais à partir d’un petit trou. J’ai vu les Francs qui venaient dans la boutique dont (p. 167) la porte était fermée. L’un des Francs traça sur la porte une ligne noire et, au-dessus, une ligne rouge ; il alimenta de feu la ligne pour embraser la porte rapidement. On dit que les Francs avaient des anneaux de brûlots avec, à l’intérieur, de l’huile, du goudron, de l’asphalte et du naphte. L’un d’eux posa un anneau sur la pointe de la flèche de l’arc de son coéquipier. Il embrasa l’anneau de feu. Il tendit la corde de l’arc pour décocher la flèche qui monta et se ficha au plafond pour embraser le bois rapidement. Celle-ci descendit à terre et brûla tout ce qu’il y avait dans la maison que les Francs ne voulaient pas emporter. Ils firent ainsi pour outrager les musulmans. Que Dieu maudisse tous les Francs !
[…]
(p. 171) Je reviens à ce que les Francs firent encore à Alexandrie. Les maudits brûlèrent le fondouk des Catalans, le fondouk des Génois, le fondouk des Bananes et le fondouk des Marseillais. Ils brûlèrent les noisettes et les marchandises, car après avoir pris les richesses d’Alexandrie, ils n’avaient plus de place pour charger leurs navires.
Les Francs détruisirent encore les boutiques des marchands de cire et des vendeurs, après avoir saccagé les qaysāriyya des bazars où ils cassèrent les pots, les marmites et les récipients. [Ces récipients], jetés à terre, traînaient sur les voies ; l’huile, le miel, le beurre de conserve et autres se répandirent. Ils cassèrent aussi les boutiques des orfèvres et prirent ce qu’il y avait d’argent et de joaillerie de la même manière qu’ils avaient pris des boutiques du change ce qu’il y avait de dinars et de dirhams. Ils pillèrent aussi les tissus des marchands égyptiens et d’al-Šām, emballés et prêts à voyager en Égypte et à al-Šām. Ils pillèrent aussi la soie importée par les marchands étrangers et autres, à Alexandrie. Il y en avait plusieurs quintaux. Ils pillèrent des maisons (p. 172) les richesses, les tissus, les joailleries, les couchages, les tapis, les cuivres, etc. Ils prirent la porte du phare qui fut restaurée par l’émir Ṣalāḥ al-Dīn b. `Arrām avant l’événement, sur les fondations du roi Al-Manṣūr Qalāwūn, qui était inemployée. Ibn `Arrām avait fait autour de la porte une fortification. Les Francs prirent aussi les fenêtres de la coupole du tombeau de l’émir Ṭaġīya qui était sur la péninsule et brûlèrent les plafonds des ribāṭ-s. Les propriétaires eurent peur pour les ribāṭ-s des Francs qui étaient descendus de leurs bateaux. Ces derniers cassèrent leurs lanternes ainsi que celles des lieux saints.
Ils abîmèrent les châteaux de la péninsule et ses cimetières. Ils cassèrent les colonnes de la coupole du minbar du lieu de prière pendant l’Aïd. [Ils cassèrent] les deux colonnes de la coupole du tombeau de l’émir Ṭaġīya et de l’émir Balāṭ, où était inscrite la date de leur mort et qui étaient décorées d’or (p. 173) et de lapis-lazuli. Ils arrachèrent les deux anneaux de la porte de la madrasa Al-Ḫalāṣīya qui fut restaurée par Nūr al-Dīn b. Ḫalāṣ, qui étaient de cuivre ajouré ; Nūr al-Dīn fit d’autres anneaux à la porte de la madrasa quelques mois après l’événement. Ils y prirent les deux chaises de Raba`a qui étaient de cuivre d’Andalousie ajouré et incrusté d’argent tout autour. On n’avait jamais vu pareille fabrication aussi belle et un ajour aussi merveilleux et soigné. Ils laissèrent les parties d’Al-Raba`a, [composé] de trente parties, gisant dans la Madrasa susmentionnée. Ils ne prirent aucune partie. Ils montèrent à la cellule de la madrasa al-Nābulsīya et ils y trouvèrent Ǧamāl al-Dīn, fils de celui qui la construisit, qui se cachait des Francs. C’était un vieux et maigre cheikh. Les Francs le jetèrent sur la tête depuis le sommet jusqu’au sol ; son cou se cassa, il mourut martyr – que Dieu lui accorde sa miséricorde ! Ils tuèrent ceux qu’ils trouvèrent dans les mosquées cathédrales et les mosquées. Ils firent un massacre à Alexandrie. Ils tuèrent les gens dans les maisons, les bains, les rues et les khans. Les Francs sortirent avec leur butin d’Alexandrie jusqu’à leurs navires sur des chamelles, des chevaux, des mulets et des ânes. Quand ils finirent le saccage et achevèrent leur objectif dans la ville, ils frappèrent [les animaux] avec leurs lances et coupèrent les jarrets de leurs épées. [Les animaux] innombrables, gisant sur la péninsule et en ville, (p. 174) moururent. Comme ils se décomposaient, les musulmans les brûlèrent pour faire partir l’odeur. Ensuite, les Francs se retranchèrent sur leurs navires après les avoir chargés de leur pillage. Il y avait plus de soixante-dix navires. Ils laissèrent sur la côte les restes d’épices pour lesquelles ils ne trouvèrent pas de place. [Les épices] retournèrent aux propriétaires qui trouvèrent une étiquette dessus et qui les prirent. Les navires des Francs prirent du poids à cause de ce qu’ils contenaient. Alors ils jetèrent ce qu’ils avaient dans la mer, d’après ce qu’on dit, pour alléger cette importante cargaison. Les plongeurs remontèrent les cuivres et autres dans les environs d’Aboukir.
Sans la bienveillance de Dieu pour les musulmans qui brûlèrent la porte de Rašīd et la porte de Zuharī, les Francs auraient possédé la ville et [les Alexandrins] auraient eu du mal à en finir avec les Francs comme il en advint à Tripoli, située à l’ouest, et à Antakia, sur la côte turque. On en viendra dans ce livre à ce qui s’en s’ensuivit, j’évoquerai la victoire des Francs sur ces deux villes – si Dieu-le-Puissant le veut !
Dieu fut bienveillant avec les musulmans ; les Francs ne connaissaient pas le château d’armes qui se trouve à l’endroit connu à Alexandrie, à Al-Zarabīya. S’ils l’avaient connu, ils auraient brûlé l’ensemble de ce qu’il y avait d’armes en stock de l’époque des rois antérieurs. Que Dieu accorde leur sa miséricorde ! [Les rois antérieurs] avaient mis de nombreuses armes qu’on ne peut compter.
(p. 175) Abū al-`Abbās Aḥmad chef des tireurs de la Qā`a de la Qarāfa, poste de guet pour l’Arme de la guerre sainte132 volontaire, mentionna qu’il se trouve 60 000 flèches dans une seule des pièces de la qā`a.
On dit qu’il y a de nombreuses qā`a-s et dans chaque qā`a il y a de nombreuses pièces. Dans chaque pièce, il y a des milliers de flèches et d’autres choses comme des épées, des lances, des javelots, des boucliers, des casques, des aigrettes, des cottes de maille, des mailles, des boucliers de peau de poisson, des ceintures, des chemises sans manches, des avant-bras, des genouillères, des jambières133, des jambières de fer, des arcs courbés, des ǧaraǧ134, des étriers, des drapeaux. Les qalams ne peuvent compter [ces choses]. Il y avait aussi des pierres de soin, des pièces d’artillerie, du naphte, de la poudre, des pièges de guerre et ses nombreuses tactiques. Si les Francs avaient été au courant, ils les auraient brûlés rapidement.
Mais il résulta une grande bienveillance de Dieu pour leur méconnaissance de ce lieu. Après être venus à sa porte, [les Francs] crurent que c’était une des portes de la ville. Ils eurent peur de (p. 176) la casser et qu’il y eut une embuscade qui les surprenne.
[…]
(p. 177) On revient à l’évocation de ce que les Francs brûlèrent encore à Alexandrie. Ils brûlèrent les portes de la Mer, la première et la seconde, les trois portes de la porte Verte, les portes de Ḫawḫa, des machines à lancer des pierres qui étaient dans les deux fabriques de l’est et de l’ouest. Les Alexandrins, au moment de leur défaite, abîmèrent des galères qui étaient dans les fabriques de l’est pour que les Francs ne les prissent pas. Mais quand les Francs les virent abîmées, ils les brûlèrent avec du feu. Les Francs brûlèrent l’Atelier du Tissage (Dār al-Tirāz) et la Douane après avoir pris de l’Atelier du Tissage les fabrications les plus chères.
Ils brûlèrent aussi la citadelle de Ḍirġām135, ainsi que le lieu connu sous le nom de Kuds, qui étaient à l’endroit des fabrications.
(p. 178) La période de séjour des Francs, à partir du moment où ils vinrent à Alexandrie et où ils gagnèrent jusqu’au moment où le dernier d’entre eux partit, est de huit jours. Ils vinrent le jeudi 21 de muḥarram 767136 et le dernier des Francs partit le jeudi 28 du mois susmentionné137. La raison de leur séjour pendant ces jours était d’observer depuis la mer l’aide qui viendrait de Miṣr. Ils étaient sur leurs navires et quand ils virent l’armée arriver, ressemblant à des criquets, avec à leur tête l’émir Al-Atābikī, nommé Yulbuġa al-Ḫāsikī, ils partirent.
Poème
(p. 179) On dit que les Francs prirent avec eux des prisonniers alexandrins, environ cinq mille individus, des musulmans et des musulmanes, des juifs ḍimmī138 et des juives, des chrétiens ḍimmī et des chrétiennes, des esclaves et des enfants. Dieu connaît leur nombre. Ils les dispersèrent sur la Terre de Rūmāniyya139. Ils les réduisirent en esclavage après qu’ils eurent été libres. Leurs familles d’Alexandrie furent prises d’une telle tristesse qu’il il n’y en eut pas davantage au-delà.


p. 86-88 (tome III) :

Al-Ašraf Ša`bān et la garde d’Alexandrie et de Damiette
Quand le sultan Al-Malik al-Ašraf Ša`bān fut informé de ce fait140, il envoya les émirs du Caire aux deux villes frontières d’Alexandrie et de Damiette pour les défendre. Il eut peur que ce fut une ruse et un artifice contre les pays musulmans. (p. 87) Asanbuġā b. al-Būbakrī et Qutlubuġā al-Mansūrī, l’émir connu [sous le nom de] Al-Sīdī, cousin du sultan Al-Malik al-Ašraf Ša`bān, vinrent à Alexandrie. Arūs al-Baštakī, l’émir Ibn Tafar Dūmar, l’émir Šaraf al-Dīn b. al-Azakšī, l’émir du frère de Atabġā Ǧalb et l’émir Mubārak al-Ṭazī vinrent aussi à Alexandrie avec leurs armées et leurs mamelouks. Ils entrèrent à Alexandrie au début de Ḏī al-Qa`da 772141. Il y avait aussi les émirs qui sont sur place comme le roi des émirs Ṣalāḥ al-Dīn Ḫalīl b. `Arrām, Timrāz et Biktamar al-`Alamī, qui sont émirs de Ḥāǧib ; ils avaient leurs armées et leurs mamelouks. Il y avait d’autres chefs de fabriques, les tireurs volontaires de la Qā`a et les tribus implantées à l’extérieur de la ville. À l’intérieur de la ville, il y avait aussi des milliers de gens d’Alexandrie et d’ailleurs qui résidaient à Alexandrie et qui étaient prêts à la guerre. Tous demandaient à combattre car la victoire ne vient que de Dieu. Il ne vint (p. 88) aucun chrétien à Alexandrie et à Damiette au moment où ils surent qu’il y avait beaucoup de ribāṭ-s. En 775142, les Génois se déplacèrent à Chypre, s’en emparèrent et l’occupèrent après avoir tué plusieurs de ses habitants. Les Génois firent sortir le prince de Chypre et l’exilèrent sur une des îles.


p. 210-216 (tome III) :

Histoire de Jacob le Juif avec Pierre de Lusignan Al-Šarīf Muḥammad al-Ḥusaynī raconta : « Jacob le Juif susmentionné me raconta : "Lorsque l’émir Ṣalāḥ al-Dīn m’envoya au chef de Chypre, les Francs me fouillèrent et me ligotèrent. Les deux Francs marchèrent à mes côtés avec deux épées dégainées ; un à ma droite et l’autre à ma gauche. Nous enjambâmes quarante galères attachées l’une à l’autre. J’y vis des prisonniers d’Alexandrie, des musulmans, des juifs, des chrétiens ḍimmī, des hommes, des femmes, des esclaves, des enfants et des gamins, jusqu’à arriver au roi qui se tenait au bout des galères. Le roi était assis sous une grande tente qui avaient deux fenêtres cousues par lesquelles on voyait la mer. À sa droite se tenait un moine et à sa gauche, un autre moine.
Quand [les deux Francs] me levèrent entre ses mains, le roi demanda qui j’étais. Ils dirent que j’étais un messager qui venait de la part de l’émir Ṣalāḥ al-Dīn b. `Arrām, remplaçant du sultan à Alexandrie. Le roi se leva sur ces deux jambes à ce moment-là, les deux moines se levèrent aussi car c’étaient ses serviteurs.
Puis le roi s’assit ainsi que les deux moines." Jacob raconta que le roi lui dit (p. 211) de s’asseoir donc il s’assit. Autour du roi, il y avait une assemblée de dames d’Alexandrie au beau visage. Le roi avait sur la tête une couronne d’or avec un joyau étincelant. Il portait une étoffe précieuse ornée de boutons d’or et de perles disposées en série. Il me dit : "Pourquoi es-tu venu ?" Je dis : "Le remplaçant du sultan vous dit que nous avons quarante-huit marchands francs, donnez-nous les musulmans et nous vous donnons les Francs". Le roi me dit : “Salue le remplaçant du sultan et que chacun d’eux m’écrive dans son écriture Rūmiyya143, nous informant de son nom, du nom de son père et de sa mère et quel jour du mois de Rūmiyya il fut emprisonné.
Si [ces informations] sont vraies, on saura qu’ils sont en vie. Nous lui donnerons comme rançon les prisonniers d’Alexandrie. Nous ne resterons que jusqu’à demain en milieu d’après-midi et puis nous partirons." Le juif dit : “Je retournai pour informer le remplaçant du sultan de ce fait.” Au moment de l’événement d’Alexandrie, les musulmans sortirent (p. 212) ces Francs en direction de Damanhūr. C’est pourquoi, lorsqu’ils demandèrent [les prisonniers francs], ils n’arrivèrent pas. Les Francs qui étaient sur les bateaux virent arriver l’armée de Miṣr, qui avançait comme des criquets qui se répandent. Ils ne restèrent pas et levèrent le camp. »


L’entrée de Yulbuġa al-Ḫasikī à Alexandrie
Quand l’émir Al-Atābikī Yulbuġa al-Ḫasikī entra à Alexandrie, il vit et observa le changement de son état [qui n’était que] destruction, incendie et morts gisants à l’extérieur et à l’intérieur [de la ville]. Il pleura sur ce qui se produisit et sur ce qui arriva à son peuple pendant les jours de prospérité et de son règne. Il se reprocha de ne pas avoir fait cas d’Alexandrie au moment où arrivèrent les navires de l’île de Chypre. Il ordonna, à ce moment-là, à l’émir Ṣalāḥ al-Dīn d’enterrer les morts. Il les enterra. Yulbuġa al-Ḫasikī lui fournit l’argent pour reconstruire ce qui avait été détruit. Il [Ṣalāḥ al-Dīn] s’appliqua à reconstruire Alexandrie. Il creusa un fossé du côté de la muraille par où les Francs étaient arrivés à Alexandrie. Avant ça, il n’y en avait pas. Il le réalisa rapidement. Ce nouveau fossé se trouve à l’intérieur de la muraille, à côté du lieu nommé Dār al-Ṣinā`a, Dīwān al-Ḫamis et Maḥārī al-Aqniyya. Il fit aboutir [le nouveau fossé], avec le fossé originel, qui au début était au bord de la mer de Silsila et de la porte Verte, jusqu’à la (p. 213) citadelle de Ḍirġām. Il ajouta [un fossé] à partir de la citadelle susmentionnée jusqu’à la mer du port est comme dans les temps anciens, quand la mer frappait la muraille jusqu’à la citadelle de Ḍirġām. C’est pour cette raison que les Anciens avaient laissé ce lieu sans fossé. Ensuite, la mer s’était éloignée de la muraille et ce lieu était resté sans fossé. La paix s’était installée et ils n’avaient plus eu peur. Les musulmans négligèrent ce lieu et le laissèrent sans fossé. Le sort frappa pour longtemps ; il change les époques et renverse les États. Les musulmans étaient en paix et en sécurité, ils n’avaient pas de souci et de malheur depuis longtemps. L’ennemi trouva l’endroit sans fossé et sans beaucoup d’hommes comme il a été mentionné dans l’évocation de la porte de Dīwān, pour laquelle on eut peur que les marchandises ne rentrent dans la ville sans droit. L’ennemi réussit à entrer dans la ville à cause de cette porte fermée interdisant les combattants musulmans de monter sur son mur de ce côté-là. L’ennemi fouilla dans les maisons et fit la fête.
La wilāya144 de Ṣalāḥ al-Dīn b. `Arrām, gouverneur d’Alexandrie pour une seconde fois
L’émir Ṣalāḥ al-Dīn b. `Arrām construisit au cours de son second gouvernement un fossé (p. 214) à l’ouest de la muraille, dans un endroit connu comme étant le Miṭraq. Le fossé commence à la citadelle de la porte Verte et finit à la citadelle qui se trouve à côté de la Maison du sultan et de la porte de Ḫawḫa. Il le fit arriver au fossé autour d’Alexandrie du côté de la terre. Ainsi, il y avait un fossé, un miṭraq et une cachette pour que l’entrée de l’aide des musulmans se fasse en secret. Il construisit un mur donnant sur la mer pour sortir jusqu’à la péninsule à l’improviste au moment où la guerre des Francs viendrait. Ensuite, il construisit le miṭraq est à côté de la Maison des Émirs. Ensuite, on coula des pierres dans le port ouest pour préserver les bateaux musulmans. Il scella l’entrée des [pierres] englouties avec une chaîne colossale. Il fit aussi une grille de fer pour la porte de Ṣinā`a, à l’ouest, du côté du Miṭraq susmentionné, pour que les tireurs sortent au port et y entrent au moment de la guerre, afin que les portes d’Alexandrie restent fermées à ce moment-là. Si l’ennemi devait surprendre les musulmans, ces derniers pourraient entrer [par la grille en fer] et les tireurs postés sur la muraille protégeraient les musulmans jusqu’à ce que tous fussent entrés. Après que les musulmans seraient entrés, on baisserait la grille de fer. Seuls les musulmans la lèveraient du haut de la muraille avec une chaîne circulaire entourant une roue d’engrenage rendue nécessaire par sa lourdeur et sa grosseur. La construction du miṭraq ouest (p. 215) et de la porte de la Grille en fer fut réalisée en 769145. On en viendra par la suite, dans ce livre, à l’évocation de l’engloutissement des pierres dans le port de la mer de Silsila et à l’histoire du creusement du nouveau fossé, qui domine l’ancien fossé, et comment on le creusa – si Dieu le veut !
L’émir Ṣalāḥ al-Dīn b. `Arrām le susmentionné fit couler les pierres pour préserver les bateaux musulmans et creusa le nouveau fossé, il construisit les deux miṭraq-s et rétablit ce qui fut détruit à Alexandrie. C’est lui qui construisit les portes de la Mer, la première et la seconde, en remplacement des deux portes que les Francs brûlèrent. Il construisit aussi les deux portes de Rašīd que les Alexandrins brûlèrent au moment de l’événement pour que l’aide de Miṣr trouvât le lieu ouvert et qu’elle se dirigeât pour combattre les francs.
Aussi, les musulmans brûlèrent la porte de Zahra pour que l’aide entrât. Ensuite, l’émir Ṣalāḥ al-Dīn construisit les portes de Dār al-Ṣinā`a à l’est et les portes de Dīwān, puis il ferma la porte Verte, la porte de Ḫawḫa, la porte de Zuhrī et la porte d’Aqniyya. Il fit un bon travail pour avantager (p. 216) les musulmans.
Poème
Ensuite, l’émir Al-Atābikī Yulbuġa al-Ḫasikī demanda à l’émir Ṣalāḥ al-Dīn d’être le chef des Douanes à la wilāya du Caire. Il nomma Sayf al-Dīn al-Akaz gouverneur d’Alexandrie, celui-ci y resta un an. Ensuite, il en fut destitué. Il y fit alors revenir l’émir Ṣalāḥ al-Dīn l’année susmentionnée. Au temps de la wilāya d’Al-Akaz, il réinstalla sur la porte Verte les trois portes qui avaient été bouchées avec des pierres et de la chaux le jour de l’événement en 767146. »147

AL-NUWAYRĪ (1368)

Le passage suivant, traduit par Ét. Combe, fait partie également du texte d’al-Nuwayrī (Kitāb al-Ilmām, tome V, p. 380-418 et tome VI, p. 1-19). Combe, Ét., « Les Sultans Mamlouks Ashraf sha’ban et Ghauri à Alexandrie », BSAA 30-31, 1937, p. 34-48.

p. 37-42 :

« Arrivée à Alexandrie du Sultan Malik Ashraf Sha’ban, description de son entrée dans la ville, et autres digressions inspirées au cours du récit :
Le Sultan Malik Ashraf Sha’ban, fils de Husain, fils de Malik Naçir fils de Malik Mançour Qalâwoun, arriva le vendredi 4 djumâdâ I 770 (15 décembre 1368) dans la ville frontière d’Alexandrie, que Dieu la garde !
Il entra par la porte de Rosette, Bâb Rashîd, le matin du dit jour, précédé de fauconniers tenant des faucons, des éperviers, des gerfauts et des orfraies, à la tête desquels se trouvait un faucon blanc valant son pesant d’or. Ces oiseaux de proie étaient suivis par des léopards, dont les yeux ressemblaient à des tisons enflammés… Puis venaient des tigres… Ayant passé la dite porte, le Sultan suivit la Grand’Rue, où s’étaient réunis les hommes, les femmes et les esclaves pour le voir. Tous l’acclamèrent, les femmes poussant des cris d’allégresse, émerveillés de sa jeunesse, de sa gentillesse et de sa beauté.
Le sultan montait un cheval blanc, dont les sabots foulaient les pièces de soie tendues par terre ; les émirs, à pied, l’entouraient. Les hérauts criaient, les chanteurs frappaient les tambourins, les poètes déclamaient leurs vers en s’accompagnant de leurs violes. Les flûtes faisaient entendre leurs sons mélodieux et les oreilles étaient frappées par la beauté de la musique ; les corps, ravis à l’ouïe de ces mélodies, se balançaient comme des branches. Tous les yeux étaient charmés par la vue de la beauté du souverain…
Des tshifta escortaient le sultan ; ce sont deux mamloûks blancs, montés sur des chevaux blancs, vêtus d’une tunique de soie jaune à bordure d’or, et portant sur la tête des kafîya brochées d’or. Ils marchaient sur le même rang, sans se dépasser d’une fraction de pas. Un homme à pied tenait les deux mains, au-dessus de la tête du sultan, le dais, ghashîya, surmonté d’un oiseau d’or semblable à un pigeon, qu’il tournait à droite et à gauche. Un autre, en avant du premier, portait une seconde ghashîya incrustée d’or. Sur le cou du cheval du sultan était une barde en or, incrustée de pierres précieuses. Le souverain était vêtu d’une tunique verte, fourrée d’hermine blanche. Derrière lui, on tenait en mains environ 50 montures royales, dont le cou et la croupe étaient recouverts de housses brochées d’or, enrichies de pierres précieuses. Le sultan avait alors moins de 16 ans et sa figure était belle comme la pleine lune.
Le cortège parcourut la Grand’Rue jusqu’à la mosquée Aboû‘l-Ashhab, où il obliqua, passa devant la demeure d’Ibn al-Djabbâb, et continua jusqu’aux lavoirs des foulons et aux magasins pour l’exportation. Puis il sortit par Bâb al-Bahr, la Porte de la Marine, qui est au bout de la ville. Face au Palais de Justice et à l’Atelier de Tissage, Dâr al-Tirâz, on répandit devant le sultan des poignées de dinars, que les gens ramassèrent. Continuant sa route, il passa la seconde, puis la troisième poterne de ladite Porte de la Marine, et il vit alors la mer et le port où se trouvaient les vaisseaux des Francs. Ce jour-là, aucun négociant franc, ni jeune étranger, ne resta en ville ; ils se réfugièrent tous sur les vaisseaux par crainte du sultan.
Le souverain contempla les forts et les tours des murailles qui longent la mer ; elles étaient ornées de toutes sortes d’équipements d’armes et de boucliers ; des bannières de soie de diverses couleurs flottaient au vent, ainsi que des étendards dont l’aspect réjouissait les yeux et tranquillisaient les âmes. Il examina ensuite l’endroit où les ennemis avaient escaladé les murs, et il vit le nouveau fossé qui avait été aménagé par l’émir Çalâh addîn Ibn ‘Arrâm là où cette escalade avait eu lieu. En effet, il n’y avait précédemment aucun fossé en cet endroit et l’on pouvait arriver à pied jusqu’à toucher la muraille. Le Sultan examina aussi le fossé Ouest, qui fut restauré alors, derrière la Porte Verte, Bâb al-Akhdar, et qui est connu sous le nom de mitraq. Puis il entra en ville par cette dernière porte, et, continuant sa route, passa par le mausolée du pieux jurisconsulte, le savant et très docte shaikh Aboû Bakr al-Turtoûshî ; de là, il se dirigea vers l’esplanade de la Djâmi al-Gharbi, puis vers le Palais du Sultan, Dâr al-Sultan, qui en est voisin. Les rues regorgeaient de monde, et tous l’acclamaient en formant des voeux à son adresse.
Après la prière du vendredi, le sultan sortit à cheval ; on ouvrit la première et la seconde poterne de la Porte de la Marine. Son vizir Saif addîn al-Akiz, dont on a rapporté précédemment la nomination comme wâlî de la ville, le conduisit entre les deux murs et l’accompagna à l’Atelier de Tissage, où le Sultan mit pied à terre. Il entra dans le dit atelier, gravit les escaliers et arriva dans la salle où se trouvaient les métiers et les dépôts. Il vit alors chaque ouvrier tissant sur son métier diverses belles étoffes et des habillements complets, de couleurs variées, déjà pliés, à l’usage du harem du sultan.
Une personne m’a dit avoir connu à la Citadelle du Caire un mamloûk particulier du Sultan, qui lui a raconté ce qui suit : Lorsque le souverain fut monté dans l’atelier, il ôta sa calotte, ses tuniques et se mit à l’aise. Il fit le tour des métiers et, les examinant de près, passa la tête en-dessous pour se rendre compte de leur mécanisme intérieur et voir comment les ouvriers pratiquaient leur tissage, jetaient et faisaient revenir leurs navettes. Il leva ensuite la tête afin de voir au haut des métiers comment les jeunes porteurs soulevaient et abaissaient le fils de la chaîne, maçadi, et de quelle manière on confectionnait les oiseaux, les dalât, les bordures (shadharwân) et tout autre motif, au moyen de ces fils qui montaient et descendaient jusqu’à ce que les oiseaux ou les autres dessins fussent terminés. Continuant sa tournée, en examinant chaque chose, il se trouva devant un vieillard, d’âge fort avancé, qui travaillait sur son métier, oscillant de gauche et de droite en passant ses navettes entre les fils de la chaîne ; il composait ainsi un tissu splendide, semblable aux fleurs du printemps. « Courage, mon père ! lui dit-il ». Mais le vieillard ne leva vers le sultan ni la tête, ni les yeux, et ne répondit même pas par quelque parole de salutation ; il resta tout à son travail, observant la marche de sa navette. Le sultan fut surpris de son endurance au travail, malgré son grand âge, de sa sûreté remarquable dans son art, comme aussi de son silence… Malik Ashraf exemina ensuite tout ce qu’il y avait dans l’Atelier de Tissage comme ouvrages brochés, étoffes à dessins rayés, et vêtements de soie, brochés d’or, entièrement achevés. Il en choisit quelques-uns pour les emporter avec lui et laissa le reste jusqu’à ce que le travail fut complètement terminé.
Pendant cette visite, le sultan aperçut une grande jarre d’eau, sur laquelle était un gobelet de terre cuite rouge, qui servait aux ouvriers de l’atelier à puiser l’eau dans ce zîr. Il le remplit de ses mains et en but. Le shaikh Aboû ‘Abd-Allāh Muhammed, fils de Yoûsuf al-Baghdâdi, professeur dans ce tirâz, auquel j’ai demandé, s’il était exact, comme on me l’avait dit, que le sultan avait rempli lui-même un gobelet en terre cuite avec l’eau du zîr de l’atelier et en avait bu, me confirma le fait, en ajoutant : « Je l’ai vu de mes yeux boire de la jarre en question, et les ouvriers se groupèrent même autour du gobelet, qu’ils appelèrent : gobelet du sultan. Ils eurent alors l’habitude de dire : donne-moi à boire avec le gobelet du sultan. Et ce gobelet acquis parmi eux une grande renommée ».
De là, Sha’bân, se rendit à l’arsenal, Dâr al çinâ‘a, où il vit des galères de combat et des manguenneaux diaboliques ; on fit devant lui des exercices de tir qui lui plurent. Puis, il revint, entre les deux murailles jusqu’à la Porte Verte, par où il entra dans la ville. Il continua sa route jusqu’au château d’armes, Qaçr al- Silâh, qu’il visita, examinant les nombreuses armes qui avaient été emmagasinées dans les salles de château sous les règnes précédents. Il donna alors l’ordre d’y construire une salle d’armes à laquelle on donnerait son nom, comme on avait jadis donné les noms des souverains aux salles royales qu’ils avaient créées. Cette salle fut en effet construite peu après sa visite et on y emmagasina une quantité énorme d’armes de fer. Lorsque les Francs s’étaient emparés d’Alexandrie. Ils étaient parvenus, tant cavaliers que fantassins, à la porte de ce qaçr, que Dieu protégea. Dans Sa mansuétude et Sa grâce, Il leur suggéra que c’était une mosquée destinée à la prière et au culte des Musulmans ; ils s’abstinrent donc d’y pénétrer. Mais s’ils avaient compris ce qu’était ce bâtiment, ils l’auraient certainement brûlé après en avoir emporté les nombreux équipements et les armes solides…
Le sultan fit la prière de l’après-midi du vendredi dans la mosquée du château mentionné, puis il monta à cheval et sortit de la ville par la Porte du Lotus, Bâb al-Sidra. Il se dirigea vers son camp, dressé à l’endroit connu sous le nom de al-Sarîya, dans les environs à l’Est de la ville. Il y passa la nuit et la journée du lendemain, le samedi. Les habitants hommes, femmes et esclaves, vinrent visiter son campement ; ils purent entrer dans son pavillon de réception qui y était dressé. Cette tente était faite d’une splendide étoffe de coton écru, d’une blancheur éclatante ; dressée très haut dans les airs, elle était ornée de diverses bandes d’étoffes de couleur, et des tapis couvraient le sol. Le sultan se tenait un peu plus loin, dans une grande tente nommée “la ronde”, al-mudawwara. Il laissa la foule admirer l’intérieur de son pavillon et contempler sa beauté, sans les bousculer, ni les gêner ; tous étaient ravis aussi de voir sa belle figure.
Puis il partit de l’endroit nommé al-Sarîya, situé en dehors d’Alexandrie, dans la nuit du samedi soir, dont le lendemain était le 6 djumâdâ I de l’année 770 (17 décembre 1368). La ville resta encore toute pavoisée pendant deux jours après son départ.
Que Dieu lui accorde toujours la victoire et qu’Il fasse que, sous son règne, l’île de Chypre tombe aux mains des Musulmans ! »


116 Bosworth, C. E., « Al-Nuwayrī », EI2 VIII, Leyde, 1995, p. 158.

117 De juin à septembre 1365.

118 8 octobre 1365.

119 1373.

120 Chabbi, J., « Ribāṭ », EI2 VIII, Leyde, 1995, p. 510-524. Institution militaire et religieuse. Voir également : Décobert, C., « Alexandrie au XIIIe siècle. Une nouvelle topographie », dans C. Décobert (éd.), Alexandrie médiévale, Études alexandrines 8, Ifao, Le Caire, 2002, p. 71-100.

121 10 octobre 1365.

122 1365.

123 Préfecture.

124 La plus petite unité dans la division de la livre.

125 Salle en arabe.

126 La plus petite unité de la division de la livre.

127 1369.

128 « En droit musulman, l’acte de fondation d’une institution charitable, d’où l’institution elle-même ». Powers, D. S, « Waḳf », EI2 XI, Leyde, 2005, p. 65-109.

129 Garde.

130 Digression à propos de la ville de Lūrqa en Andalousie, ville que les Francs parvinrent à prendre au bout de trois ans.

131 Traduction du dictionnaire : étranger ou personne ne parlant pas arabe.

132 Nom d’une communauté.

133 Entre le genou et la cheville.

134 Arbalète avec laquelle on lançait, soit des flèches, soit le naphte.

135 D’après A. S. ‘Atiya, éditeur de cette chronique, il s’agit probablement d’un ministre fatimide nommé Abī al-Ašbāl al-Ḍirġām (559/1164).

136 7 octobre 1365.

137 14 octobre 1365.

138 Sujet non musulman d’un État musulman.

139 Byzance.

140 Au paragraphe précédent, on apprend que Pierre de Lusignan fut assassiné par son frère.

141 1371.

142 1373.

143 Byzance.

144 Préfecture.

145 1367.

146 1365.

147 Traduction : F. Naïm Rochdy, S. Renaud, O. Sennoune, H. Zyad.

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​​​​​Voyageurs à Alexandrie VIe-XVIIIe siècles
Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

LIONARDO DI NICCOLO FRESCOBALDI (du 27 septembre au 5 octobre 1384)

Bellorini, T., Hoade, E., Bagati, B., Visit to the Holy places of Egypt, Sinai, Palestine and Syria in 1384 by Frescobaldi, Gucci and Sigoli, Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 6, Jérusalem, 1948.

Lionardo Frescobaldi voyage en compagnie de Giorgio Gucci et Simone Sigoli pour accomplir le pèlerinage aux Lieux saints. Ces trois Florentins ont chacun écrit un récit de voyage. Lionardo Frescobaldi, le plus âgé, est la personnalité la plus importante des trois, il appartient à une noble famille. En 1379, il est l’un des 20 Grands élus du peuple florentin. À son retour de voyage, il devient Majeur du château et, en 1390, il obtient la seigneurie de Montepulciano, près de Florence. En 1398, il est ambassadeur du pape Boniface IX, et, en 1405-1406, il combat vaillamment les Pisans.148

p. 37-42 :

« Ainsi avec un temps calme, nous allâmes jusqu’au port d’Alexandrie l’ancienne où nous arrivâmes durant la nuit, au vingt-septième jour dudit mois de septembre.
Débarquement à Alexandrie
Par peur des Sarrasins, nous jetâmes l’ancre au large. Du coucher au lever, nous fûmes dans une telle détresse que nous ne pouvions avoir (p. 38) plus en enfer. Le bateau fut tout le temps jeté sur le côté par les vents, si bien qu’un côté allait en l’air et l’autre vers la terre, une fois en haut, une fois en bas, sans avoir jamais un moment de repos et de répit. Au milieu de la journée, des fonctionnaires sarrasins du sultan vinrent sur un bateau sarrasin. Ils étaient au nombre de vingt, des noirs et des blancs, à inspecter les marchandises et les hommes à bord, sans rien écrire. Ils emportèrent, selon leur habitude, les voiles et le gouvernail. Plus tard, les estimateurs du sultan ainsi que le consul des Français et des pèlerins vinrent avec des bastagi, c’est-à-dire des porteurs, qui nous prirent, nous et nos bagages. Le 27 septembre, ils nous conduisirent à l’intérieur du port d’Alexandrie et nous présentèrent à des fonctionnaires qui nous inscrivirent et nous comptèrent comme des animaux, puis ils nous confièrent au susdit consul. Ils ont tout d’abord cherché soigneusement, jusqu’à la peau, puis ils ont mis nos affaires dans la douane, les ont ouvert et dénoué ; ils ont ensuite fouillé dans chacun de nos paquets et sacs. Sincèrement, je redoutais qu’ils ne trouvent les six cents ducats que j’avais mis dans la ceinture du caleçon ; ils auraient été perdus et nous aurions été traités plus durement. On leur paya deux pour cent sur l’argent en argent et en or et sur nos affaires. On paya un ducat chacun comme tribut. Puis nous nous rendîmes avec ce consul dans sa maison qui est très grande et bien située. Il est de France et son épouse est une chrétienne née en pays sarrasin ; tous deux avaient moins d’une once de foi. Il nous assigna quatre chambres au-dessus d’une cour dans lesquelles il y avait seulement le plancher. Chaque chambre contenait une grande cage, comme une cage à poules, dans laquelle chacun y plaça son matelas pour dormir. Devant la sortie des chambres, il y avait une voûte sur colonnes sans toit, large de cinq brasses, avec un parapet devant. Ceci tournait autour de la cour comme dans un cloître de frères. La marchandise est gardée sous les chambres. Notre consul nous demanda si nous souhaitions loger chez lui, nous répondîmes oui et nous tombâmes d’accord sur un prix. Il nous emmena chez le consul des Vénitiens, des Catalans et des Génois, ainsi que chez Guido de‘ Ricci, l’agent des Portinari. Nous avions des lettres de recommandation à remettre à tout le monde grâce auxquelles nous fûmes bien reçus. Le matin, nous fûmes invités par chacun à dîner. Ces derniers nous traitèrent avec opulence, faisant de grands efforts et nous accompagnant dans la ville comme si nous étions des ambassadeurs.

La situation militaire à Alexandrie
(p. 39) Sache qu’aujourd’hui la ville d’Alexandrie n’est pas où elle était au temps de Pharaon, roi d’Égypte, mais elle n’est pas loin d’elle. Nous étions dans la vieille Alexandrie et à l’endroit où saint Marc l’Évangéliste fut décapité, là il y a une indulgence plénière. La nouvelle Alexandrie, que le roi de Chypre pris une fois quand il était en croisade, est celle d’aujourd’hui. Il est vrai qu’après sa prise par les Sarrasins, elle fut bien fortifiée, avec de beaux murs et des tours rondes ainsi que de bons fossés. Ils disent qu’entre les Sarrasins, les juifs et les chrétiens renégats, on compte soixante mille âmes. Là, un amiral réside avec beaucoup d’hommes armés pour garder la ville et le pays ; ils seraient rudes s’ils s’apercevaient que l’on regarde leur forteresse. Ces derniers craignent les chrétiens, qu’ils appellent Francs, qui ne sont pas d’ici, bien que nous soyons moins nombreux. Par contre, ils ne craignent pas les autres chrétiens. Le mot Franc vient de Français parce que nous sommes tous appelés Français. Ces hommes armés, qui sont sous le commandement de l’amiral, sont Tatares, Turcs, Arabes et certains Syriens. Mis à part certains caporaux, ils ne portent pas d’armures sur le dos ou sur la tête, et rarement de cuirasse et de panziera. Comme coiffe, ils portent un petit chapeau attaché avec une dentelle blanche de lin brodée selon la mode sarrasine. Certains d’entre eux portent l’arc syrien et un sabre à la ceinture. Le sabre est comme une épée mais il est plus court et est légèrement recourbé et sans pointe. Leurs chevaux ressemblent presque à ceux de Barbarie et sont d’une seule taille ; ils sont de bons coureurs. Ils les gardent dans une stalle sans literie ou mangeoire. Il est vrai qu’ils ont une couverture sur les côtés. Ils mettent la nourriture dans un sac et l’attache à la tête avec deux cordes, ainsi la bouche peut être mise dedans ; c’est ainsi qu’ils leur donnent à manger. Une audience avec al-Malek
À Alexandrie il y a un seigneur, qui représente le sultan, appelé Lamolech qui signifie autant que roi. Cet homme loge dans la maison qui appartenait à (p. 40) la sainte Vierge Catherine et qui est autre que jadis, ce dont nous parlerons plus bas. L'habitation de ce seigneur est très grande et, avant d'arriver au palais royal, on trouve une porte très grande où nous vîmes une importante troupe de soldats. Notre consul parla, dans leur langue, à l’un des caporaux : le seigneur a fait appelé les pèlerins ; ils sont là pour obéir à ses ordres. Immédiatement, l’un d’entre eux s’en alla et tarda avant de revenir. Je ne sais pas où il alla, mais tout de suite ils nous emmenèrent à l’intérieur d’une cour et nous conduisirent à une autre porte au bout de la cour où il y avait une belle loggia dans laquelle beaucoup de barons et de courtisans y étaient. Ces derniers nous reçurent joyeusement et certains qui se mêlèrent à nous, nous firent monter par une grande cage d’escalier. En haut de cette cage d’escalier, il y a une porte qui mène à une grande salle. Tout en haut, était assis sur du tissu de soie, les jambes croisées, le roi avec ses barons qui étaient debout devant lui. Un bon tiers de la salle était décoré des plus beaux tissus et tapis, les plus beaux étaient accrochés sur les murs. Un autre tiers de la salle avait des tapis moins splendides et n’était pas aussi bien décoré. Le tiers restant, près de la porte de la salle par laquelle nous entrâmes, était rempli des plus belles nattes et des plus beaux joncs marins. Avant d’entrer sur les nattes, nous devions nous agenouiller pour embrasser la main droite de chacun. En atteignant les premiers tapis, nous devions faire de même, ainsi qu’aux autres sur lesquels fut assis le seigneur. Par le biais de son interprète, le seigneur nous demanda beaucoup de choses sur nos coutumes, nos modes et nos richesses, sur l’empire et la papauté. Il désirait savoir s’il était vrai que notre empereur n’avait pas pris la couronne149, et si nous avions bien deux papes150, comme les personnes qui furent là l’ont rapportées. Nous répondîmes que notre pouvoir, c’est le courage et la vertu ; quant à l’empire et à la papauté, nous pensons à l’honneur de Dieu et à la Sainte Église ainsi qu’à notre devoir. Cet homme ne nous questionna pas sans raison ; comme vous le verrez dans les traités du sultan quand nous parlerons de sa situation, les païens n’étaient pas d’accord avec nous.

Visite d’Alexandrie
Nous quittâmes ledit seigneur et nous allâmes voir les coutumes de la ville, les lieux saints et les autres richesses de ladite ville.
La nouvelle Alexandrie est sur la mer, comme on l'a dit, et elle est aussi grande que Florence. C’est une ville commerçante, particulièrement en ce qui concerne les épices, le sucre, les tissus de soie, parce que d’un côté, il y a la mer. Un canal venant du Nil coule près de là ; (p. 41) le Nil vient du Gibz151, qui vient du Paradis Terrestre, va en Inde, comme nous le mentionnerons plus tard, et passe près de la mer Rouge. Par mer et par le fleuve du Nil, font voile beaucoup de marchandises susdites qui viennent du sud par caravanes sur des chameaux pour finir toutes à Alexandrie ou à Damas. Pour cette raison, cette ville est très importante parce qu’elle n’est qu’à trois cents milles de la ville impériale du Caire dans laquelle réside le sultan. Ils ont une coutume quand un citoyen bien établi meurt ; ils l’enterrent dans un cimetière qui se trouve hors de la ville, dans un champ vers la vieille Alexandrie. Un grand nombre de citoyens l’accompagnent selon la situation sociale de l’homme. S’il est riche, ils lui envoient beaucoup de porteurs chargés de moutons vivants qu’ils sacrifient et qu’ils donnent aux pauvres et au clergé comme nourriture pour [l’amour de] Dieu. Ainsi chacun donne l’aumône selon sa position et ses moyens. Ils ne souhaitent pas trouver devant eux dans ces cortèges des chrétiens francs. S’ils en trouvaient, ils les traiteraient plus rudement que d’autres chrétiens. À Alexandrie se trouve la prison dans laquelle sainte Catherine fut jetée ; près de là, il y a deux colonnes sur lesquelles se trouvaient les roues de la martyre sainte Catherine, qui par un miracle de Dieu se cassèrent dès qu’ils les touchèrent. Entre ces colonnes, elle fut décapitée. Il y a aussi l’endroit où saint Jean fit pénitence. Il y a la pierre sur laquelle fut décapité saint Jean-Baptiste à Sébaste dans la prison d’Hérode. À un demi-mille, hors d’Alexandrie, se trouve l’église de Saint-Athanase dans laquelle il composa le « Quicumque vult salvus est etc152. » À Alexandrie, il y a beaucoup de différents chrétiens, ainsi qu’au Caire et à Jérusalem, dont nous ferons mention plus tard. Les mosquées, c’est-à-dire les églises des Sarrasins n’ont ni sculptures, ni peintures, et sont toutes blanchies et crépies à l'intérieur, et [contiennent des ornements] en gypse. Sur leurs clochers, il n'y a pas de cloches, et on n'en trouve pas dans toutes les [contrées] païennes. Toutefois, leur "chapelains" et leurs "prêtres" se tiennent sur les clochers le jour et la nuit, criant quand c'est l'heure [de la prière] comme nous le faisons en sonnant [les cloches]. Ils crient pour bénir Dieu et Mohammad en disant : croissez-vous et multipliez-vous et d’autres mots malhonnêtes. Les Sarrasins font une grande fête le lundi ; ils disent que c’est un jour de sacrifice, mais les autres jours ils s’abstiennent non pas de malhonnêteté mais de prière. Tôt le lundi, ils crient au sommet de leurs mosquées pour que leurs prières puissent être entendues par Dieu et Muhammad, et, pour que les gens aillent se laver aux bains. Vers midi, après s’être lavés, ils vont à la mosquée pour faire leurs prières qui durent deux heures environ. Comme il a été dit, leurs mosquées sont toutes blanches à l’intérieur ; elles sont décorées d’un grand nombre de lampes et ont toutes une (p. 42) cour au centre. Ils ne veulent pas que les chrétiens y entrent ; celui qui entre, renie sa foi ou bien le fait en [sachant qu’il risque la] peine de mort. Au moment de la prière, tous les chrétiens francs sont enfermés dans un logement appelé Cane153. Ce nom vient du fait que nous sommes considérés comme des cani154. Quant aux autres chrétiens, ils ne sont pas enfermés, mais restent dans leurs maisons jusqu'à ce qu'ils sortent de leurs mosquées. À Alexandrie, nous passâmes notre temps à faire des visites, voir la noblesse de la terre, se reposer après les désagréments de la mer, acheter des bandes de tissu de soie, de la même mesure que le Sépulcre, lesquelles sont bonnes pour les femmes qui sont sur le point d’accoucher, et remplir notre baril de Malvoisie car nous devions emporter du vin dans le désert. Ce fut dur à trouver car leur loi leur interdit de boire du vin. Ainsi, nous devions nous en procurer par le consul des Vénitiens chez qui nous passâmes quelques jours. »155


148 Bellorini, T., Hoade, E., Bagati, B., Visit to the Holy places of Egypt, Sinai, Palestine and Syria in 1384 by Frescobaldi, Gucci and Sigoli, Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 6, Jérusalem, 1948,
p. 2-3.
Amat di San Filippo, P., « Biografia dei viaggiatori italiani colla bibliografia delle loro opere », dans P. Amat di San Filippo et G. Uzielli (éd.), Studi biografici e bibliografici sulla storia della geografia in Italia I, Rome, 1882-1884, p. 112-115.

149 Il se réfère à Vanceslas, fils de Charles IV (1378-1410), dont le règne fut très troublé. Note des auteurs.

150 Le schisme avait en effet commencé sept ans auparavant, les papes sont Urbain VI et Clément VII. Note des auteurs.

151 Probablement une déformation de Aegyptus, nom que le Nil porte chez Homère, Odyssée, Chant XIV, 258. Note des auteurs.

152 Cet hymne, attribué à saint Athanase, fut probablement composé en Espagne entre les Ve et VIe siècles. Note des auteurs.

153 Caravansérail.

154 Chiens.

155 Traduction : O. Sennoune.

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Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

GIORGIO GUCCI (du 27 septembre au 5 octobre 1384)

Bellorini, T., Hoade, E., Bagati, B., Visit to the Holy places of Egypt, Sinai, Palestine and Syria in 1384 by Frescobaldi, Gucci and Sigoli, Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 6, Jérusalem, 1948.

Giorgio Gucci appartient à une famille à la fois populaire et illustre de Florence où il est prieur en janvier et février 1379. En 1383, il est envoyé comme ambassadeur à Rome. Nous savons par ailleurs qu’un certain Agnolo Ricasoli devient évêque de Faenza grâce à Giorgio Gucci et qu’à son retour de voyage, notre pèlerin se porte garant entre Pieruccio Malipieri et Cavalier Beltramo.156
Rappelons que Giorgio Gucci voyage en compagnie de Lionardo Frescobaldi et Simone Sigoli, également auteurs d’une relation de voyage.

p. 94-96 :

« In Alexandria we found many notable things, as that city is very large in circuit and well full of houses ; and a big number of people live in that city, and great business transactions go on there all the time, and there are many Christians in the business, as Genovese, Venetians, Catalans, Aragonese, Provençals, Pisans, Florentines, and their like from many other provinces. And the city has great wealth, and it is a city over-abounding in everything and good things, as bread, meat, fish and fruit of every kind. Of the notable things we found, first, where St Catherine was martyred in a street between two columns, which are standing : and there beside one of the said columns the prison where St Catherine was detained. And between the said two colums King Peter, son of King Hugh, king of Cyprus, to the honour of God and the holy faith, had Mass said and the Body and Blood of Christ offered up, in the month of October in the year of the Lord MCCCLXV ; when this king took the said city of Alexandria which he held for three days. Then the majority of the Christians who were with him, and among others a Viscount of Turenne, a brother of Pope Gregory XI, seeing themselves rich, and out of (p. 95) cowardice in fear of the big army of the Saracens, against the which of the said king, abandoned him ; and so it returned into the hands of the Saracens. And then where St John Chrysostomos did penance, which is a devout place : and great miracles done by him in this place before his death are recorded here. And outside the said city gate of Alexandria, perhaps at half a mile, between Old Alexandria and New Alexandria, – for the city of which we spoke first is called new Alexandria, and Old Alexandria is where Alexandria was formerly about a mile from the new, and there live villagers and peasants, who work the land, and it is on the sea, but near the sea – is where St Mark the Evangelist was beheaded. And the Christians cannot go there, solely because the Saracens fear that a man going there and seeing it would find means and ways by which the said city of Alexandria could be taken from them by the Christians. So they are very suspicious and have always a big guard, and especially since King Peter took it from them, as just said. In the said city resides the admiral representating the Sultan, who is called Milcaramira, which being rendered is King of Kings, to whom we, and all pilgrims who pass that way, presented ourselves, and we saw him and we talked, and great reverence must be done to him, that is, we had to put off our shoes before reaching where he was, and kneel down bareheaded and kiss the earth.
We stayed in Alexandria eight days, that is, on Wednesday we arrived and the next we parted ; and in this time we visited the said things and many more, too long to relate. And then we furnished ourselves with biscuits and many other supplies we needed to take with us through the desert, because one must supply one’s self with nearly everything in Alexandria. On the said Wednesday on the V day of October, about the hour of terce, we left Alexandria with the interpreter whom we had to guide us as far as Cairo, and with another Saracen who had our papers of presentation, for by skin and features we were noted : and this they do for the security of Christians and pilgrims that they may not be killed on the way or robbed in any way. And as they are represented on paper in number and features, so they must be (p. 96) presented in Cairo. And you leave Alexandria by the gate that leads out towards Cairo.
Leaving Alexandria we headed for Cairo ; and in the said way you see much of the city and the walls of that city, because it is entirely walled with good high walls, with frequent towers and good moats. And as we were outside Alexandria with many camels to carry out victuals and supplies, we mounted our asses, because there nobody rides a horse save men-at-arms and the courtiers. And we went to a port a mile or more from Alexandria, and to this port come all the ships that come from Cairo, and from a certain places in Alexandria by an artificial canal from XVI to XVIII braccia wide. And the canal is from L to LV miles long, and the water of the said canal comes from the Nile or Caligine, where the said canal begins. Which canal supplies Alexandria and all the country round with sweet water. There we, with all our supplies, put to sea to continue our voyage to Cairo, going up the said canal at times by oar and at times towed : and the boatman are Saracens. On this canal there is a great number of beautiful and fine gardens, with great quantities of the most perfect fruits, as, oranges, cedars, limons, Adam’s apples, walnuts, dates, grapes, figs, pomegranates, water melons, cassia and so of many kinds of fruit. And along the said canal and all around Alexandria there are many suburbs and beautiful houses, after the Saracen fashion, where they dwell at times for holiday. And they have one kind of fig tree, which they call Pharaoh’s fig, which produces eight times a year. »


156 Bellorini, T., Hoade, E., Bagati, B., Visit to the Holy places of Egypt, Sinai, Palestine and Syria in 1384 by Frescobaldi, Gucci and Sigoli, Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 6, Jérusalem, 1948, p. 3. Amat di San Filippo, P., « Biografia dei viaggiatori italiani colla bibliografia delle loro opere », dans P. Amat di San Filippo et G. Uzielli (éd.), Studi biografici e bibliografici sulla storia della geografia in Italia I, Rome, 1882-1884, p. 117.

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SIMONE SIGOLI (du 27 septembre au 5 octobre 1384)

Bellorini, T., Hoade, E., Bagati, B., Visit to the Holy places of Egypt, Sinai, Palestine and Syria in 1384 by Frescobaldi, Gucci and Sigoli, Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 6, Jérusalem, 1948.

À propos de Simone Sigoli, nous savons seulement qu’il fait partie d’une ancienne famille noble. En 1365, il apparaît comme garant pour un certain Gerio Jacobi.157 D’après Pietro Amat di San Filippo, Simone Sigoli se dédierait au commerce en raison de ses citations sur le commerce et l’industrie en Orient.158 Rappelons que Simone Sigoli voyage en compagnie de Lionardo Frescobaldi et Giorgio Gucci, également auteurs d’une relation de voyage.

p. 160-164 :

« Then you leave the island of Cyprus to the left : and as it pleased God, we made the port of Alexandria on Tuesday evening at two o’clock of the night on September 27th. Then on Wednesday morning about the third hour we landed. And before entering the city, we went to the customs, where the goods (p. 161) are unloaded, and there we were in the presence of Saracen officials, and we were all thoroughly searched for gold and silver money, on which there is a two per cent tax. And it is true that there is no fraud for they say : hide as best you know how and I will search you as best I shall know how, and in this way you can deceive and there is no penalty. From Alexandria to Modone by sea is 900 miles, or according to some a thousand.

Food at Alexandria
Now wishing to speak of the great dignity of Alexandria and of its customs and ways and of the many victuals, and of how it is well placed and situated in every respect, we shall first speak of its size. I say that it has a circumference of four miles, and it is much more long than wide, and it is a very attractive city and has very beautiful and spacious streets ; and it trades in goods of every kind, and it abounds in victuals of all kinds, meat, fruits of the world’s best, and especially very large pomegranates, which within are like the blood of a he-goat and are as sugar. And so with pears, apples, plums, and other like fruits, very large water melons, yellow within and with pips between red and yellow, and truly the tongue of man could not recount their sweetness. Again there is a fruit on which our forefather Adam sinned, which fruit is called muse ; and they are in colour like our cucumbers. It is true they are somewhat longer and a little thinner, and they are delicate to the taste, very soft, and the taste is so different from our fruits that he who gets used to eating the said fruit, enjoys it so much as to leave everything else. In this fruit is seen a very great wonder, for when you divide it in any way, either by its lenght or by its breadth, whichever way you cut it, the crucifix is distinctly to be seen inside : and in proof our company did it several times. And by many these are called Paradise apples, and this must be the proper name. The tree that produces this fruit and the trunk are blood colour and it is solid and delicate, and grows from four to five braccia ; its leaves are like those of our elecampane, and are full four braccia long. And this trunk gives fruit once and no more, and then it dries up, and it throws up another trunk which also dries up when it has borne fruit once, and so from year to year.
Then here is made the most beautiful bread and good, and cheaper at any time than at home ; white good meat of the fattest calves for 20 pence of our money, mutton for 16 pence a pound of our money, and these wethers (p. 162) are bigger than ours, and they have round tails, each weighting full 25 pounds ; some more and some less, and inside they are very fat and white, and inside they have kidneys like our pigs, and they are the finest meat in the world to eat. And when you go for meat to the butcher’s, he will give you boneless meat, for such is the custom, and even if you buy it cooked from the cook, he too will give it boneless ; if however you wish bone, you may have it ; and they cook it so cleanly, it is a great pleasure. Then in other appointed places is sold horse, donkey and camel flesh, cooked and raw, and they are the whitest of meats.
And in poultry there is a very big market, far greater than at home and when you go to buy fowl, the poultryman cuts their throats and thus he sells them, and if by your great misfortune you drew the neck of a chiken or any other bird, instead of cutting it, you would be in danger of your life : or in truth, you would pay 50 gold florins or more a piece according to the good will you amy enjoy. There is also a very great supply of quails, and if you go to the poultryman, he will show you several cages of live quails, and you amy choose the fattest you like best at a cost of 6 pence of your money and the poultryman will even pluck them for you. Then there is an enormous supply of sea fish of every kind, and it will cost you at the most 18 pence in our money. And so there is a very great supply of victuals.
The inhabitants of Alexandria
The city, as is said by men worthly of credence, our Christians, has full 50 000 men-at-arms, counting Saracens, Jews, Christians of the Girdle and Samaritans. These generations are distinguished in this way.
The Saracens wear on the head white bands, the Jews yellow bands, the Christians of the Girdle blue bands and the Samaritans red bands. In Alexandria there are full three thousand men who wear nothing, except a piece to cover nature, and this for the great heat of summer ; in winter all the Saracen women, big and small, wear trousers, and they wear trousers down to the ground, so that of trousers they make stockings.
Also, when they go abroad they wear on the head a cotton mantle, and some a silk one, and nothing can be seen of them except the eyes, so that if they pass their husbands a hundred times a day, they would never recognize them. And for this reason those who can, never allow them go abroad, jealous lest they should abuse their persons, since their law speaks naught but of eating (p. 163) and giving themselves to every luxurious pleasure. Also our Moslem guide told me that there were very many women who wear breeches and trousers which cost 400 ducats each, and even 500 ducats, so many are the pearls and precious stones with which they are pleated. Then they wear chemises all worked in silk and gold and silver, so that they cost 200 gold ducats and more, and the said chemises reach to the knee and are very wide ; the sleeves, reaching to the elbow, are a good braccio of our measure.
Alexandria lies on the sea and has a very beautiful and big port, such, indeed, that in the hands of the Christians it would be far more beautiful. In Alexandria there are two artificial mounds made of bad earth and of every sort of manure and sweepings, and upon each of these mounds there is a very strong tower and one of these mounds is over a mile high and so the other. And when the King of Cyprus captured this place all the Saracens fled up these mounds, and from one to the other is almost a mile. No Christian under pain of death can ascend these mounds.
An Audience with the Admiral
When we were in Alexandria four days, the admiral of the land sent for the consul of the pilgrims, at whose house we stopped, and told him that we should present ourselves before him, and we went and before we got within twenty five braccia of the salon, we had to take off our shoes and go in our stockings ; and as we entered we had to kneel and kiss the ground, and this we did three times.
The admiral was there at the head, and he sat upon a carpet with his legs under as tailors when sewing : around him were many Saracens, all standing erect ; then they inquired from us what we were going to do, and we replied that we were going to the Holy Sepulchre of Christ, and so he spent a little time with us. Then at the end we asked of him the favour of being allowed to import a small barrel of wine and take it with us freely ; he granted the favour, and for us it was good luck, for it is not their custom to grant such a favour without very great expense.
Now we shall speak of the Caliph, that is the Pope, of the cardinals, and their bishop, of how they can take wives and how many. All of them can and should take seven wives each, and so can and should each Saracen. Now we shall speak of their bestial customs. It is said that when the husband does not like the wife, he goes to their bishop and tells him this fact. The bishop (p. 164) sends for the wife ; and shortly they separate ; he takes another wife, and she takes another husband and he returns her dowry. And if by chance it happens that at the end of a certain time he wishes her again, he returns to the bishop and in short he acts so that he will have her. And if it happens by chance that he parts with her three times, he can have her in this way ; the bishop sends for three blind men of the city and they divert themselves with her for a whole day ; and this way they have her back, and they do so because none should part from his wife so many times. If it by chance happens that many times the wives go to complain that the husband does not go with her as often as she wishes, at once the bishop sends for him, and finally she parts from him, if he does not promise to do her will better and she is content ; and if she does not wish to go, she loses half her dowry, and if she wishes to return to him up to a third time, she can, if really she will consort with the three blind men for a day, and so she can return to him ; if over the third time it happens that part, never again can they come together.
From Alexandria to Cairo
We departed from Alexandria on October 5, and went on asses for a mile, passing many very beautiful gardens planted with all kinds of fruit trees, but especially date trees in which there is a bigger trade than we do in acorns ; and there is a great abundance of pomegranates, and lemons, and trees which yield cassia, and cedars and many other fruits, and there are many trunks of the fig trees of Pharaoh, which are very thick and as high as oaks, and they produce figs seven times a year and each time they ripen. The leaves are very small, and when it grows the fruit, it does not produce it among the leaves, but out on the branches, and they are white, not too big, and of good taste. Then we entered a canal which is called Caligine, a mile and a half from Alexandria and there we boarded a barque in very great and immeasurable heat, and we travelled the said canal for a good 30 miles, leaving behind many towns. »


157 Bellorini, T., Hoade, E., Bagati, B., Visit to the Holy places of Egypt, Sinai, Palestine and Syria in 1384 by Frescobaldi, Gucci and Sigoli, Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 6, Jérusalem, 1948, p. 3-4.

158 Amat di San Filippo, P., « Biografia dei viaggiatori italiani colla bibliografia delle loro opere », dans P. Amat di San Filippo et G. Uzielli (éd.), Studi biografici e bibliografici sulla storia della geografia in Italia I, Rome, 1882-1884, p. 116.

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THOMAS DE SWINBURNE (du 20 au 29 octobre 1392)

Hoade, E., Western pilgrims. The itineraries of fr. Simon Fitzsimons (1322-23), a certain Englishman (1344-45), Thomas Brygg (1392), and notes on other Authors and Pilgrims, Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 18, Jérusalem, 1970.
Ce récit est rédigé par Thomas Brygg, écuyer ou chapelain de Thomas de Swinburne, personnage principal de la narration. Le rédacteur raconte le voyage réalisé en Terre sainte en 1392 par le chevalier anglais Thomas de Swinburne, châtelain de Guines, nommé par le roi Richard II. En 1404, Thomas de Swinburne devient maire de Bordeaux, puis châtelain de Fronsac en 1408.159

p. 78 :

« Lundi 2 septembre, nous embarquâmes sur un galion appartenant aux marchands vénitiens qui allait à Alexandrie où nous arrivâmes le dimanche 20 octobre et où nous restâmes 10 jours.
Il est à remarquer à Alexandrie deux colonnes de marbre entre lesquelles la Vierge sainte Catherine fut martyrisée. À côté de ces colonnes se trouve la prison d’où son corps, après la décollation, fut transportée par des anges au Mont Sinaï et fut posée là par leur soin. Dans cette ville se trouve une ancienne chapelle fondée en l’honneur de saint Jean-Baptiste dans un quartier où des Sarrasins fabriquent des paniers en feuilles de palmier. Là, une chose merveilleuse apparaît clairement : chaque jour les fabricants de paniers paient pour l’huile à brûler des lampes de ladite chapelle, mais la nuit suivante les murs s’écroulent et détruisent leurs paniers qui ne souffrent d’aucun incident pendant qu’ils paient. Pour cette raison, ladite chapelle est communément appelée Saint-Jean-Baptiste des Paniers.
Non loin, hors des portes de la ville, au sud, se trouve la plus belle colonne de marbre, très haute, à côté de laquelle saint Marc l’Évangéliste fut décapité. »160


159 Riant, P. É. D., « Voyage en Terre Sainte d’un maire de Bordeaux au XIVe siècle », AOL II, Paris, 1884, p. 378-388.

160 Traduction : O. Sennoune.

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NICOLAS DE MARTONI (du 25 juillet au 9 août 1394)

Legrand, L., « Relation de pèlerinage de Nicolas de Martoni (1394-1395) », ROL III, 1894, p. 566-669.

Nicolas de Martoni est notaire dans la ville de Carinola, dans la Terre du Labour, au nord de Naples, où son frère est archidiacre.161

p. 586-592 :

« Alexandrie
Le vendredi 25 juillet, à trois heures, nous arrivâmes au port d’Alexandrie, où nous trouvâmes dix navires ; à peine étions-nous arrivés que survinrent quatre Sarrasins avec des pigeons ; ayant appris de nous d’où venaient les bateaux et quelle était leur cargaison, l’un d’entre eux rédigea aussitôt une petite lettre qu’il attacha aux ailes d’un pigeon ; ces pigeons furent libérés et ils volèrent d’abord jusqu’à la maison de l’émir d’Alexandrie, puis jusqu’au Caire, où se trouvait le Sultan. C’est ainsi que procèdent les Sarrasins pour chaque vaisseau d’une certaine taille qui arrive à ce port d’Alexandrie, et c’est ainsi que j’ai moi-même, Notaire Nicolas, vu faire bien souvent, tandis que nous étions dans ce même port, quand arrivaient des bateaux.

Les ports d’Alexandrie
La cité d’Alexandrie a deux ports de mer, l’un où se trouvent tous les bateaux chrétiens ; c’est un grand port, de forme (p. 587) circulaire, à ce qu’il m’a paru, long de trois milles, et éloigné d’un jet de pierre de la porte de la ville.

Il y a un autre port de l’autre côté, en direction du Sud, où les vaisseaux chrétiens ne peuvent pénétrer ; là se trouvent les bateaux des Sarrasins. La raison en est que c’est par ce port que le roi de Chypre prit la ville, et l’on m’a montré jusqu’où ce roi de Chypre et sa troupe ont détruit la cité. Il m’a paru que le huitième de la ville avait été détruit.

Les portes d’Alexandrie
Les portes de cette ville par où passent les Chrétiens sont de grande taille. Je pense que l’entrée est large de deux cannes, et haute de trois. Toutes les grandes portes sont revêtues de plaques de fer. À l’intérieur de cette porte se trouve une herse de haute taille, tournant sur elle-même, jusqu’à une seconde porte distante de la première de bien huit cannes ; les battants sont semblables, recouverts de fer.
Les gardiens des portes. Sous la herse susmentionnée, et entre ces deux portes, se trouvent un grand nombre de gardiens en armes, tout autour, et lorsqu’un Chrétien passe, ces gardiens l’arrêtent aussitôt, et le fouillent soigneusement sur tout le corps, pour voir s’il porte sur lui de l’or ; car les pèlerins paient, pour chaque centaine de Ducats qu’il fait entrer dans Alexandrie, deux ducats. Les marchands paient sur dix ducats, un ducat, et chaque fois qu’un Chrétien pénètre par cette porte, il est fouillé autant de fois jusqu’à ses braies.

Les fondiques d’Alexandrie
Dans cette ville se trouvent les fondiques des Chrétiens, à savoir du royaume d’Italie, des Génois, des Vénitiens, des Catalans, et des autres royaumes chrétiens du monde ; dans chaque fondique est un consul qui a la responsabilité des voyageurs de son pays arrivant à Alexandrie, et qui doit entendre leurs problèmes.

Races et vêtements des habitants
À Alexandrie, il y a des hommes appartenant à trois races différentes, les Sarrasins, qui sont vêtus de chemises faites d’une pièce de lin blanc, et portent sur la tête (p. 588) un turban fait d’une pièce de lin blanc enroulé plusieurs fois, qui ressemble à (?) ; on dit qu’il y en a de 50 et même quelques-uns de 60 brasses !
L’habit des Juifs. Il y a des juifs qui vont vêtus des mêmes habits blancs, et sont coiffés de même sorte, mais avec des turbans de couleur jaune.
L’habit des Chrétiens de la ceinture. Il y a les Chrétiens de la ceinture qui vont vêtus des mêmes habits, et sont coiffés de même sorte, mais leurs turbans sont bleus. Ce sont de bons Chrétiens, qui croient en Dieu le Père, au Fils et au Saint Esprit, et les adorent tous trois ; ils croient en la bienheureuse et glorieuse Vierge Marie, et aux autres saints. Certains d’entre eux viennent des Indes ; ils ont la même foi ; et ont des églises à eux, peintes par eux avec des images de saints et de saintes et dans lesquelles ils célèbrent la messe à leur façon.
Raison de la différence des turbans. Cette différence de couleur des turbans remonte au jour où Alexandrie fut prise par le roi de Chypre évoqué plus haut ; les Juifs et les Chrétiens de la ceinture étaient coiffés et vêtus à la façon des Chrétiens ; aussi les Sarrasins veulent-ils pouvoir reconnaître d’eux-mêmes les deux races juive et chrétienne.

Grandeur de la ville et abondance de la population
Alexandrie est plus grande que Naples, selon l’avis général, mais elle n’a pas en général de belles demeures. Elle est si peuplée que cela ne se peut écrire ; à toute heure du jour, les rues sont à ce point encombrées de monde, que l’on ne peut remuer un pied sans heurter quelqu’un ou être soi-même basculé.

Les rues
Les rues sont très longues, et toujours aussi pleines de gens, certaines ont trois milles, d’autres deux, d’autres un seul, et il s’y trouve toute sorte de gens (?). Parmi d’autres rues, il en est où l’on vend des tissus (?) d’or et de soie, couverts par dessus par des tables travaillées (?), sur un mille de longueur ; et il y a un si grand nombre de ces tissus que tout l’or d’un royaume suffirait à peine à les acheter.

La prison de sainte Catherine
Dans cette ville, se trouve la prison où sainte Catherine fut enfermée ; elle ressemble à une petite chambre ; il y a là deux grandes et grosses colonnes, à droite (p. 589) et à gauche de la rue, auxquelles sainte Catherine fut attachée et fustigée ; dans cette prison il y a un petit puits d’où l’ange de Dieu et de N. S. Jésus Christ apportait sa nourriture à la vierge bienheureuse ; sur ce puits, on raconte un grand miracle ; maintes fois on a fermé ce puits et on l’a muré avec des briques ; mais on l’a toujours retrouvé ouvert.

Vin et fruits
Il y a à Alexandrie des raisins excellents ; les figues et les autres ne sont pas bons ; les Sarrasins ne boivent pas de vin, et ne veulent pas qu’aucun Chrétien en fasse entrer la moindre goutte dans la ville ; mais l’émir a autorisé aimablement les consuls à acheter un tonneau chacun chaque année ; le vin est fort cher. Le consul de Gaète m’a dit que la (?) de vin de Candie coûtait 4 onces.

Les vêtements des femmes
Les femmes sarrasines portent une chemise blanche, et, par dessus la tête, un petit capuchon fait d’une pièce de lin blanc, qui leur couvre tout le visage à l’exception des yeux.
Les Sarrasins, hommes autant que femmes, sont pour la plupart noirs, et certains bruns ; sur cent, je pense qu’il n’en est pas dix de blancs.

Les murs de la ville
Les murs de la ville sont beaux, semés de tours sur le pourtour, et des barbacanes ; sur nombre de ces tours sont des machines de guerre (vricols). À l’intérieur de la ville, sur toute la surface, poussent d’innombrables palmiers – dattiers – d’une hauteur moyenne, qui produisent des fruits en abondance.
Mais lors de notre séjour, à la dernière semaine de juillet de la seconde indiction, les fruits de ces dattiers n’étaient pas encore bons, ni mûrs pour être consommés.

Les collines d’Alexandrie
À Alexandrie il y a deux collines élevées artificiellement, avec les ordures et les déchets des murs et des maisons, distantes l’une de l’autre de deux milles, dont l’une, plus haute que la colline de St. Archangello de Calino, porte au sommet une tour ; comme la colline s’accroît des ordures et déchets, cette tour monte elle aussi en construction. Elle a été construite pour servir de repères, pour que les marins puissent trouver et reconnaître Alexandrie de loin en mer, parce que cette ville est bâtie sur le plat, et très bas.

Départ d’Alexandrie
Le dimanche 9 (p. 590) août, après le déjeuner, nous quittâmes Alexandrie avec 54 Flamands ; parmi eux se trouvaient 4 hommes d’armes, dont l’un, qui était seigneur terrien, avait 20 domestiques à son compte ; parmi eux aussi se trouvaient quelques nobles ; tous étaient de beaux jeunes gens, dont aucun n’avait plus de trente ans. Ayant versé 34 ducats, un pour chacun de nous, nous nous réunîmes tous devant la porte appelée El Pepe, et nous sortîmes pleins de crainte et de trouble, nous demandant si nous serions fouillés à cause de notre argent, de fait qu’aucune somme d’argent ne peut entrer dans Alexandrie sans qu’on acquit deux pour cent.

Ce même jour nous arrivâmes à ce petit cours d’eau appelé Lac Calese qui coule à un mille et demi d’Alexandrie.

De la nature du canal Calese
Voici ce qu’est ce canal appelé Calese : c’est une branche du grand fleuve appelé le Tigre ; ce bras se détache chaque année du grand fleuve qui passe non loin du Caire, au début du mois d’août ; quand vient son premier flot, ce n’est que de l’eau en petite quantité ; puis il s’accroît chaque jour d’une coudée, et quand il y a de l’eau en quantité suffisante, elle continue son chemin par certains canaux ; à travers ces canaux, elle coupe jusqu’à Alexandrie, où toutes les citernes s’emplissent de cette eau ; quand une citerne est pleine, l’eau va sous terre, jusqu’à une autre, de la même façon que s’emplissent les puits de la ville de Théan. Quand toutes les citernes sont pleines, cette eau se retire, et elle suffit à Alexandrie pour une année entière. C’est la meilleure eau qu’on puisse boire. À vrai dire, mes compagnons et moi-même, le notaire Nicolas, en avons bu une telle quantité pendant les 17 jours de notre séjour à Alexandrie, à toute heure du jour, que je crois bien qu’elle nous eût tués, en raison de la chaleur intense, si cela avait été de l’eau de Carinole ou de Théan.
Mais à peine l’avions-nous bue qu’elle était éliminée par la transpiration. Nous mêlions au vin que nous buvions trois parties d’eau, du fait que (p. 591) c’était un grand vin de Candie et qu’il était cher : on exigeait couramment un tareno pour un coup de vin.

Citernes et champs d’Alexandrie
Comment elles s’emplissent et ils sont irrigués. Quand les citernes sont pleines, cette même eau irrigue tous les champs d’Alexandrie, en passant par des conduits et des canaux ; tous les champs sont noyés, et l’eau s’élève au-dessus d’eux d’une canne, tantôt plus, tantôt moins, selon que les lieux sont hauts et bas. L’eau stagne sur ces champs pendant 40 jours, puis se retire, et les Sarrasins ensemencent leurs champs.

Notre attente auprès du Calese
Nous sommes restés auprès de ce canal Calese du dimanche au mardi 11 août, et nous passâmes de mauvais jours et de mauvaises nuits, attendant la lettre de l’émir d’Alexandrie annonçant notre arrivée à l’émir du Caire, et nous demandant si nous aurions cette lettre, vu son iniquité – car c’est un homme spécialement cynique, haï de tous les Alexandrins et de tous ceux qui dépendent de lui.

Départ sur le Calese
Ce mardi donc, notre turchiusmagnus qui nous conduisit vers Sainte-Catherine, et s’appelait Santaache, vint avec la lettre de l’émir ; nous entrâmes en ce canal, avec nos affaires, nous dirigeant vers le Caire sur ce canal avec trois petites barques.

Les jardins
Sur trois milles, de part et d’autre du canal nous trouvâmes de grands jardins de dattiers, de cassiers et d’autres fruits, avec de nombreuses maisons de fonctionnaires Sarrasins au bord du canal ; il y avait une telle quantité de dattiers qu’on se serait cru au bois de Saint-Laurent, sur la route de Capoue.

La nature du Calese
Il y a de l’eau pendant 6 mois dans ce canal appelé Calese, puis il s’assèche et ne coule plus jusqu’au mois d’août suivant, et ce qui a été décrit se reproduit de la même façon chaque année. Les Sarrasins disent que cette eau du canal vient du paradis terrestre, et c’est pour cela qu’elle est bonne.

Les habitations sur le canal
Tout au long de ce jour, nous trouvâmes au bord du canal des habitations dispersées, (p. 592) parmi elles, des maisons couvertes de coupoles semblables à des culs de fours, concaves par en dessous, où habitent les Sarrasins. Tout ce jour, nous avons trouvé un grand nombre de garçons et de filles près du rivage du canal, demandant du pain en leur langue, car ils sont pauvres. »162


161 Legrand, L., « Relation de pèlerinage de Nicolas de Martoni (1394-1395) », ROL III, 1894, p. 566.

162 Traduction : S. Sauneron (archives Sauneron, Ifao). Ce texte a fait l’objet d’une nouvelle publication : Martoni, N. de et Anglure, O. d’., Vers Jérusalem : Itinéraires croisés au XIVe siècle. Nicolas de Martoni, Ogier d’Anglure, par M. Tarayre, N. Chareyron, Paris, 2008.

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OGIER VIII, SEIGNEUR D’ANGLURE (du 13 au 21 décembre 1395)

Ogier VIII (seigneur d’Anglure), Le saint voyage de Jherusalem du seigneur d’Anglure, par F. Bonnardot et A. Longnon, Paris, 1878.

Ogier VIII (vers 1360-1412) devient, à la mort de son père, seigneur d’Anglure (Marne) en 1383, mais sans posséder le domaine qui constitue le douaire de sa mère qui se remarie. En 1385, Ogier VIII accompagne l’armée royale destinée à châtier les Gantois. Les détails de sa biographie font part de lettres de rémission reçues en 1391 au sujet du viol d’une jeune femme, commis en 1385. En considération de ses services et de ceux de ses ancêtres, il obtient grâce. En 1395, Ogier VIII décide d’accomplir le pèlerinage en Terre sainte en compagnie, entre autres, de son beau-père, Simon de Sarrebruck. Ils partent d’Anglure le 13 juillet 1395 et arrivent à Venise le 9 août où ils y séjournent trois semaines. Après avoir visité la Terre sainte, ils arrivent à Alexandrie le 13 décembre pour s’embarquer le 21 du même mois. Sur le chemin du retour, une tempête les jette sur les côtes de Chypre. Ayant été accueillis à Nicosie par le roi, ils sont retardés par la mort de Simon de Sarrebruck qui est pris de fièvre et meurt le 18 janvier 1396. Le récit de son pèlerinage a probablement été écrit par le secrétaire ou le chapelain d’Ogier.163

p. 77-79 :

279. Cedit soir mesmes partismes de Babiloine en nostredicte barque pour venir en Alixandre aval le flun du Nil, et avalasmes tout par devant une partie du Caire sur cedit flun. En avant le chemy du Caire en Alixandre, a si tresbel pays que c'est merveille, plentureux et plain de beaux jardins et d'arbres; et moult y a de village et de grosses villes come Foua, ou nous fusmes le samedi ensuivant, XIe jour de decembre, et puis passasmes par une autre ville que l'en appelle Corion.
280. Nous arrivasmes près de la cité d’Alixandre en Egipte le lundi ensuivant, XIIIe jour de decembre, a ung petit village qui est près d’Alixandre environ deux petites lieues françoises. Illec fut chargié tout nostre cariage sur les chamoix du Soudam pour le porter jusques a la cité. Si entrasmes avec le chamoix cedit jour mesmes a heure, et fusmes tresbien serchés a entrer dedans a la porte, pour savoir combien nous portiens d’argent et d’autres choses.
281. Dedans la cité d’Alixendre est le lieu ouquel la vierge saincte Katherine ot la teste coppée, et de celle place elle fut portée par les sains anges au commendement de Nostre Seigneur ou hault de la montaigne de Sinaÿ, comme dit est devant.

282. Dedans celledicte cité d’Alixendre a une grande rue, la plus belle rue et la plus large de toute la cité, laquelle est appelée la rue Saint-Marc, car en icelle rue fut martiriziés saint Marc, le glorieux patron de Veniciens. (p. 78)
283. En celle mesmes rue est le lieu ou la chartre estoit en laquelle madame saincte Katherine estoit mise en prison.
284. En celle mesmes rue est le lieu et la place ou les roes furent drecées pour detranchier le corps de la vierge saincte Katherine, et illec sont encor les IIII pilliers de pierre de marbre sur quoy lesdictes roes furent drecées.
285. Item, sachiés que en celledicte cité d’Alixendre a plusieurs belles demorances sont appelées « fondiques ». Et y a grant quantité d’icelles demorances, comme le fondique des Genevoix, le fondique de[s] Castellains ou Arragonnois, le fondique des Chippriens, des Napolitains, des Enconnitains, des Marciliains ou Marcelle, des Candiens et des Nerbonnois. Et en icellui fondique de Nerbonne fusmes nous haubergez nous tous pelerins ; et en nul des autres fondiques ne peulent estre herbergez les pelerins, pour ce que en icellui fondique a official de par le Soudan, lequel est chrestien, et scet combien il doit rendre au Soudan de treu pour chascun an, et scet combien il doit avoir de chascun chrestian qui entre en Alixendre puisqu’il soit pelerin. Et est appelez icellui official « consulle », de Nerbonne et des pelerins.
286. De l’un des costés d’Alixendrie sont les plus beaux et les plus grans jardins que l’en puist veoir, et de l’autre part est la marine.
287. Alixendre est grande et belle cité, et si est tres-bien (p. 79) fermée de bons et haulx murs et de tresgrosses tours bien defenssables et belles portes et fortes. On y fine bien de bon vin es fondiques dessus dits.


163 Ogier VIII (seigneur d’Anglure), Le saint voyage de Jherusalem du seigneur d’Anglure, par F. Bonnardot et A. Longnon, Paris, 1878, p. XLV-LI.

164 Ce texte a fait l’objet d’une nouvelle publication : Martoni, N. de et Anglure, O. d’., Vers Jérusalem : Itinéraires croisés au XIVe siècle. Nicolas de Martoni, Ogier d’Anglure, par M. Tarayre, N. Chareyron, Paris, 2008.

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Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

ANONYME DE TORTOSA (1395)

Epalza, M. de, Dos textos moriscos bilingues (arabe y castellano) de viajes a Oriente (1395 y 1407-1412), HespTam XX-XXI, 1982-1983, p. 25-112.

F° 341v, F° 342r :

« Ensuite, de ce port cité165, nous embarquâmes sur un grand navire des Chrétiens. En invoquant Dieu, nous arrivâmes à Alexandrie au bout de quinze jours. C’est une ville bien située avec des rues spacieuses. Ce que nous admirâmes le plus, ce sont les constructions souterraines, qui sont comme celles du dessus, par lesquelles l’eau du Nil pénètre dans toutes les maisons pour transformer l’eau des puits en une douce saveur. Il y a de nombreuses madrasas et mosquées.
Le plus étrange que nous vîmes est la colonne des colonnes qui est haute ; elle se trouve dans la partie haute. On ne connaît pas sa signification, ni la raison pour laquelle elle fut érigée. On rapporte à son propos que dans les temps anciens, c’était une construction pour les philosophes et on déclare que c’était pour l’observation. Dieu sait mieux que personne.
(F° 342r) Ensuite, nous partîmes par voie de terre au village qui se trouve dans la vallée du fleuve le Nil, que l’on nomme Fuwwa où nous voyageâmes sur le Nil. »166


165 Tunis

166 Traduction : O. Sennoune, H. Zyad.

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15e siècle

EMMANUEL PILOTI (entre 1396 et 1422)

Piloti, E., L’Égypte au commencement du XVe siècle d’après le Traité d’Emmanuel Piloti de Crète (1422), par P.-H. Dopp, Le Caire, 1950.
Piloti, E., Traité d’Emmanuel Piloti sur le passage en Terre Sainte (1420), par P.-H. Dopp, Louvain, Paris, 1958.
Régnier-Bohler, D., « Traité sur le passage en Terre sainte. Emmanuel Piloti XVe siècle », dans D. Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XII-XVIe siècle, Paris, 1997.

Emmanuel Piloti est un marchand vénitien né en Crète en 1371. Entre 1396 et 1422, il vit en Égypte pour faire le commerce de produits vénitiens : draps, velours, soies, Malvoisie (vin doux de Crète). Au cours de cette période, il remplit, entre autres, la charge de consul de Gênes à Alexandrie. Témoin du règne de plusieurs sultans depuis Barqūq jusqu’à Barsbay, il compose sur l’Égypte un traité considérable dont l’original commencé en 1420 est perdu. Toutefois, on conserve une traduction française faite par l’auteur en 1441 lors de sa retraite en Italie.167

Remarque : Nous nous sommes servis de trois publications afin de présenter ce texte de la façon la plus complète. Les deux premières éditions sont de Pierre-Herman Dopp et la troisème de Danielle Régnier-Bohler. Les paragraphes commençant par D1 (publication de 1950) et D2 (publication de 1958) sont en moyen français, tandis que ceux commençant par R (publication de 1997) sont en français moderne.


R (p. 1245) XXXVIII Importance des Bédouins et d’Alexandrie pour la vie de l’Égypte
La domination des Bédouins sur le pays commence au Caire et va jusqu’à Alexandrie. Cette cité d’Alexandrie se maintient et vit par le passage des Bédouins : tout d’abord pour les farines et céréales, les oies, les volailles et toutes sortes de viande de boucherie, boeufs, moutons, et toutes autres sortes de denrées. Les bédouins font vivre cette ville. Et quand ils sont en guerre et que les chemins sont coupés, la cité d’Alexandrie est en grande détresse […]. Les Bédouins alors ravagent tout ce qui pousse au pays. C’est qu’ils transportent toutes les choses qui leur sont nécessaires, sans lesquelles ils ne peuvent vivre. Ces biens, ce sont d’abord les draps de laine, puis les tissages de Barbarie pour se vêtir, et ensuite, pour leur consommation, l’huile, le miel, le savon, les noix, les noisettes, les amandes, les châtaignes, les raisins secs, beaucoup de petits raisins, l’argent d’orfèverie et de nombreux autres produits nécessaires à leur pays ; ce sont des biens qu’ils achètent, et ils donnent en échange des produits apportés de leur pays, qui ne pourraient se vendre autrement. Ainsi il n’est pas possible et d’aucune manière que le pays des Bédouins puisse vivre sans la ville d’Alexandrie, ni la ville d’Alexandrie sans le pays des Bédouins.

R XXXVIX Sympathie des Bédouins pour les chrétiens d’Occident. Leurs mauvaises dispositions à l’égard du sultan
La nation des Bédouins est plus proche que nulle autre nation païenne de ce que veulent les chrétiens. Souvent nous étions en train de nous entretenir au sujet des mauvais traitements que leur inflige le sultan, (p. 1246) comme aux marchands chrétiens. Et ils disaient : « Où est la grande armée des chrétiens d’Occident, et pourquoi ne veulent-ils pas attaquer la ville d’Alexandrie et libérer tous ces gens des mains du mauvais sultan ? Et pourquoi ne se rendent-ils pas maîtres d’une si noble ville, la tête et la clé du Caire et du reste du pays ? » […] Et les Bédouins rapportaient les propos de leurs grands maîtres : « Si nous remettions nos femmes et nos enfants entre vos mains, pour votre sûreté au sein de cette ville, nous voudrions vivre et mourir avec vous comme il est juste de le faire, car nous ne pouvons plus supporter les cruautés exercées contre nous ». Et pour cette raison, seigneurs chrétiens, ne doutez pas que si les chrétiens étaient maîtres de la ville d’Alexandrie, en peu de temps les Bédouins seraient à leurs côtés pour précipiter l’anéantissement du sultan, car les seigneurs du Caire ont l’habitude de leur donner des coups de bâton sur la chair nue pour tirer des ducats de la main du peuple du pays, et il leur est interdit de monter des chevaux, ils n’ont droit qu’aux ânes.

R (p. 1248) XLII Situation d’Alexandrie. Son approvisionnement en eau douce

Mes seigneurs, la ville d’Alexandrie est édifiée à trente-cinq milles du fleuve, et elle se trouve en lieu sec. Et celui qui l’édifia le fit dans l’espoir de permettre au secours d’arriver par la voie du fleuve ; il décida que dans la campagne, du fleuve jusqu’aux murs d’Alexandrie, on creuserait la terre à la force des bras, et il fit creuser un canal assez large pour que les bateaux, petits et grands, puissent aller du fleuve à Alexandrie, et retourner au fleuve chargés de toutes les marchandises souhaitables. Du fleuve jusqu’à Alexandrie, on compte trente-cinq milles.
La ville d’Alexandrie est en lieu sec, et il n’y a que des puits d’eau salée. Mais chaque demeure se trouve construite sur une crypte dans laquelle se trouve une citerne qui s’emplit d’eau. Ainsi tous les ans, lors de la crue, grâce au fossé creusé à la force des bras comme il est dit plus haut – ce fossé s’appelle Caliz – par lequel les eaux parviennent (p. 1249) jusqu’auprès des murs d’Alexandrie. Il y a un passage où se trouve une bouche pourvue de baguettes de fer, et les eaux entrent par les conduits jusqu’aux puits de la ville. Par la vertu des eaux nouvelles, ceux-ci se remplissent d’eau douce, de la qualité des eaux du fleuve. Je vous dis que dans toutes les maisons il y a une citerne, et au bout de la maison il y a des puits dont on tire de l’eau à l’aide de seaux, grâce aux bras des innombrables paysans du pays. Les citernes de la ville se remplissent de la manière que j’ai décrite. Voici comment la ville d’Alexandrie s’est maintenue et se maintient toujours. Et si elle tombe au pouvoir des chrétiens, elle se pourvoira d’eau par de nombreuses autres façons, parce que Dieu le Tout-Puissant y veillera par Sa grâce et Sa miséricorde.
Dans la ville d’Alexandrie, il y a dix citernes de la grandeur d’une grande place, dans des cryptes et sur des colonnes, lesquelles sont nommées citernes du sultan, et celles-ci se remplissent et restent remplies comme réserves, par crainte d’une événement défavorable qui pourrait survenir du fait des chrétiens d’Occident. Au bout d’un certain temps, on les vide, et on les remplit à nouveau. Ces citernes, si Dieu le veut, seront là pour servir la chrétienté.


D2 (p. 90) LV Manufactures de soie et de toile à Alexandrie. Décadence de ces industries.
Par la information que je eulx de personnes pratiques, eulx que ancienement laboroyent en Alexandrie .lxxx. mille teliers de soye et de lin. Mais à le présent, pource que la terre est déshabitée, (p. 91) se labeure à petite quantité. Ilz y font draps de soye, desquelx bosoigne qu’ilz fornissent la court du Cayre ; et le demorant le mandent par mer en Barbarie, en Tune, en Surie et en Turquie, nonobstant que à Damasque se labeure draps de soye à grant quantité.


R (p. 1253) LVI Dépeuplement d’Alexandrie À cause du mauvais exercice du pouvoir par les seigneurs du Caire en ce pays, Alexandrie, qui est pourtant la bouche et la clé de leur condition, est dépeuplée et abandonnée, bien qu’elle soit une belle ville remplie de belles demeures et qu’il s’y trouve de belles oeuvres de marbre. Mais comme ses citoyens l’ont quittée et abandonnée, j’ai vu lorsque j’y étais, que pour l’une de ces demeures valant trois ou quatre mille ducats, on ne donnerait pas quatre cents ducats à l’heure présente. Et ceux qui les achètent maintenant ne les achètent pour nulle autre raison que d’enlever les beaux objets en marbre et autres oeuvres qui s’y trouvent, qu’ils transportent par mer, sur une germe, pour les placer dans les maisons du Caire. Ainsi Alexandrie peut se dire dépeuplée et abandonnée par les païens. Elle le restera jusqu’à ce que les chrétiens viennent la conquérir, y demeurer et lui rendre sa condition première. Que le béni Jésus-Christ vous en donne la grâce.

R LVII Produits naturels dans les environs d’Alexandrie
La ville d’Alexandrie est environnée de jardins, dans lesquels se trouvent de nobles habitations et de beaux palais. Et il y pousse toutes sortes de fruits, qui se mangent avant leur maturité : figues, amandes, raisins, ainsi que des pastèques. Quasiment tout au long de l’année, on trouve des fruits frais en grande quantité, si bien que jamais on en manque, tels des citrons à l’écorce fine en abondance ; il n’en est pas de meilleurs au monde, on n’en a nulle part de si grandes quantités. Et tous les ans on les met dans de grands récipients, avec un brouet, et l’on fait plus de (p. 1254) cent cinquante tonneaux – parfois plus, parfois moins – qu’on envoie pour une part à Venise, pour une autre à Constantinople, et parfois en Flandre.
Cette ville d’Alexandrie abonde tant en citrons qu’il en reste une grande quantité dans les jardins, car ils ne peuvent être vendus. Les citrons mis en brouet vaudront trois ou quatre ducats le tonneau. Dans les jardins d’Alexandrie pousse le canafistolle, appelé « cassia », qui ne se trouve en aucune autre région d’Orient, et qui est transporté à Venise et vers les autres pays d’Occident. Ce canafistolle provient des jardins qui appartiennent au sultan, et les fonctionnaires du sultan le vendent à Alexandrie. Dans la campagne du Delta poussent des câpres de trois sortes, qui sont les meilleures que l’on puisse trouver. Les Bédouins d’Égypte les cueillent, ainsi que les villageois, au mois de mars. Ils en font des bottes à Alexandrie et les vendent sans peine, et on les transporte à Venise, à Constantinople, en Occident, et parfois en Flandre.


R (p. 1255) LIX Fertilité de l’Égypte qui a souvent approvisionné la Syrie lors de disettes dans ce pays. Importance vitale du port d’Alexandrie à ce point de vue Les conditions du Caire, pour ce qui concerne l’alimentation, montrent que le pays d’Égypte est plantureux et fécond, d’abord en céréales et légumes de toutes sortes, en animaux de boucherie de toutes sortes, volailles et oies, et en toutes sortes de denrées dont on a parlé plus haut, en si grande quantité que les habitants peuvent continuellement apporter de l’aide à ceux qui en ont besoin, au-dehors de leur pays. Souvent les habitants de Syrie ont reçu d’eux des céréales ainsi que d’autres denrées. Pour cela il faut passer par Alexandrie. C’est pourquoi, si la ville d’Alexandrie échappait au sultan, il serait nécessaire de négocier avec les chrétiens, si ceux-ci étaient maîtres d’Alexandrie.


D2 (p. 112) LXVIII Droits exorbitants prélevés sur les marchandises à Alexandrie par le sultan (Barsbey). Omnipotence de ce sultan
O seigneurs crestiens, je dis que lez marchans d’Indie lezquelx se partent de leurs hostelz avecques lez leurs navilz ; et par terre et par mer avecques grans périlz, lezquelx marchans sont du bout du monde vers Lavant ; et quant Dieu leur donne grâce qu’ilz joingent en Alexandrie, ils sont moult contemps. Et ainssi samblablement ceulx de Ponent, qui viennent du bout du monde de ladicte Ponent, et viennent par terre et par mer, en grans périlz de mer et aussi de corsaires ; et quant Dieu leur donne la grâce qu’ilz peuvent joingere en Alexandrie avecques leurs marchandises, et qu’ilz treuvent lez aultres nations de marchans et se peuvent congrégher ensamble, ilz sont moult joyeulx et rendent grâce à Dieu. Puis treuvent ce trèsmavais souldain, lequel met la main aulsdictes marchandises et leur lève leur bonne aventure et profilz, aussi bien de Sarrasins, comme de crestiens. Et veu qu’ilz ne peuvent faire aultre chose, il besoigne qu’ilz se taisent et ayent pacience.
O seigneurs crestiens, veullons savoir quel seigneur est et de quel nation est cestui souldain qu’ilz appellent seigneur naturel, sans lequel il me samble que lez crestiens de Ponent, ne aussi tous lez payens de Lavant ne peuvent vivre sans cestui, et lequel est seigneur de si trèsnoble pays. Il est de nation bestielle, et a la foy de bestes (p. 113) et selonc mon samblant, il raigne, triumphe, gouverne et commande, et tous ses commandemens sont obéys ; et ses commandemens passent par le Ponent parmy toute la puissance de crestienté et aussi en Lavant parmy toute la puissance dez poyens. Et si ne peuvent vivre crestiens ne payens que ne besoigne estre souget à luy et à son pays, pour l’amour des grans traffitz qu’il besoigne que nous faisons en son dit pays. Et ce est raison prouvée sans aulcunes contradictions.


R (p. 1257) LXXII Alexandrie, bouche nécessaire à la vie de l’Égypte
Seigneurs chrétiens, Le Caire, avec tout l’intérieur du pays d’Égypte, peut se comparer à la forme, à la manière et à l’apparence d’une créature qui vit par la bouche. Si vous lui obstruez la bouche, cette créature étouffera et perdra la vie. Et ainsi, seigneurs chrétiens, Le Caire peut lui être comparé : la ville d’Alexandrie est la bouche même qui fournit les aliments et la vie au Caire ainsi qu’au reste du pays d’Égypte et qui exporte et charge sur les navires vers les pays du Ponant, Le Caire ne pourrait résister pour rien au monde et serait à peu près comme une personne emprisonnée, et bien vite le lieu serait aride et sec. Bien vite, si cela leur était possible, les gens chercheraient un accord selon les termes de celui qui serait maître de la ville d’Alexandrie, afin que les marchandises entrent et sortent du pays de la manière accoutumée, et afin que la population nombreuse de l’Égypte puisse subsister.


R (p. 1258) LXXV Moyens de conquérir Alexandrie : armer secrètement une flotte. Nécessité du secret, illustrée par la légende de Barberousse au Caire
Seigneurs chrétiens, si l’on veut s’emparer de la ville d’Alexandrie, il est nécessaire de passer par l’école de ceux qui se nomment marins, seigneurs et maîtres de la mer, et de voir comment ils peuvent, par leur compétence et secrètement, aborder et conquérir la ville, car ils le savent et ont le pouvoir de le faire. Cette conquête sera la résurrection de la chrétienté, (p. 1259) et de cette conquête viendra un grand bien pour les chrétiens. Et pour cette raison, tous les seigneurs chrétiens devraient souhaiter être de ceux qui mèneront à bien cette conquête, pour la gloire de Dieu et de la renommée éternelle en ce monde.
C’est la raison pour laquelle il est nécessaire, pour tout dessein des chrétiens, que les choses se passent secrètement. Et je vous en donnerai un bel exemple : il s’agit de l’empereur Barberousse qui s’en alla jusqu’au Caire, déguisé sous l’apparence d’un homme pauvre pour n’être pas reconnu, afin d’acquérir une bonne et parfaite information sur le pays, avec l’intention d’ordonner à son retour les préparatifs pour la conquête de Jérusalem, pour le bien et la protection de la religion chrétienne.
Il arriva que le pape, ou l’un de ses prélats, écrivit au sultan une lettre pour lui révéler comment l’empereur s’était rendu dans son pays, et pis encore, on lui fit savoir comment la personne de l’empereur était déguisée, de sorte que le sultan usa de ruse et s’empara de lui. Le sultan le menaça de mort, et pour l’affliger plus encore, lui montra la lettre qui lui avait été envoyée par le pape de Rome. Ils eurent ensemble beaucoup d’entretiens et pour finir se concertèrent. Pour susciter les divisions entre les chrétiens et provoquer une effusion de sang, et pour que l’empereur eût la possibilité de se venger de ce qui avait été fait, le sultan le laissa partir. Quand le pape apprit la décision de l’empereur, il s’enfuit de Rome et fut ensuite retrouvé à Venise, dans un monastère de la Charité, où il exerçait les fonctions de cuisinier. Quand il fut reconnu, la seigneurie de Venise le reçut, et on lui rendit tous les honneurs qu’il méritait.
À cette époque, l’empereur rassembla une grande flotte de galères pour affronter les Vénitiens et prendre le pape. La seigneurie de Venise en fit de même et rassembla beaucoup de galères, qui sortirent de Venise pour affronter l’armée de l’empereur. L’affrontement eut lieu, le combat fut étonnant. La victoire, pour finir, revint aux Vénitiens ; ils prirent le fils de l’empereur, qui était capitaine de l’armée. Ainsi l’empereur vint à Venise et se réconcilia avec le pape. La seigneurie de Venise reçut de grands honneurs du pape. Cette histoire est peinte dans la salle neuve de Venise, et c’est une oeuvre très belle à voire qui représente le déroulement de ces faits.
Ainsi seigneurs chrétiens, le seigneur et messager de Dieu qui voudra se lancer dans une telle entreprise doit y réfléchir, s’entourer de bons conseillers, et mener les choses aussi secrètement que possible, jusqu’au moment où il plaira à Dieu que l’assaut soit mené. Puis on fera sonner toutes les cloches de la chrétienté et on organisera de grandes processions (p. 1260) pour l’honneur de Dieu. C’est la voie qu’il faut prendre pour préserver la chrétienté.


R LXXVII Deuxième condition indispensable au succès : l’unité du commandement entre les mains d’une seule nation, à laquelle on donnera le gouvernement d’Alexandrie après la conquête
Seigneurs chrétiens, la conquête d’Alexandrie exige qu’un grand puissant, célèbre et aimé de tous les princes et seigneurs de la chrétienté, se mettent à agir comme un messager de Dieu pour faire aboutir une conquête. Celle-ci doit être menée et mise en oeuvre de façon secrète, et il importe qu’elle en soit menée que par une seule nation, soumise à l’obéissance et aux ordres de ses chefs. Pour de nombreuses raisons tout à fait justifiées, on voit que la ville d’Alexandrie est de telle nature que toutes les nations des chrétiens et toutes les nations des païens ne peuvent subsister sans elle. Ainsi, seigneurs chrétiens, enfuyant tout scandale et tout différend (p. 1261) et en préservant la bonne et sainte intention, il faut que cette ville soit laissée au pouvoir du grand seigneur qui l’aura conquise. Il importe tous soient en bon accord pour la préserver et la gouverner, comme la ville et le bien du grand seigneur dont on a parlé, et tout ceci dans le but de donner aux chrétiens et aux païens la possibilité de bien vivre et longuement, en jouissant de cette ville, dans la paix, sous la domination d’un seul seigneur. Si elle se trouvait sous la domination de plus d’un seigneur, le scandale et le différend pourraient bien vite survenir, et la terre serait perdue. C’est ce qui arriva pour la ville d’Acre : dans la mesure où elle était entre les mains de plusieurs nations chrétiennes, elle fut perdue deux fois à cause de leurs différends. La dernière fois que les païens la prirent, ils décidèrent de la ravager et de la raser jusqu’à ses fondations, comme elle se trouve jusqu’à l’heure présente. Il faut donc prendre en compte les événements passés, lesquels nous expliquent les choses à venir. Mais j’exprime ici l’espoir qu’il n’en sera pas ainsi d’Alexandrie.


R (p. 1261) LXXVIII Prospérité assurée d’Alexandrie après la conquête
Si c’était la volonté de Dieu qu’Alexandrie tombât sous la domination des chrétiens, elle pourrait s’organiser et accroître son renom. Et la raison en est que lorsque Alexandrie sera devenue terre chrétienne, toutes les nations chrétiennes s’y rendront pour vendre leurs marchandises et en rapporter des épices, et elles seront en sécurité comme dans leur propre demeure et ne seront pas sous la domination des païens. Si cet événement juste et honorable devait s’accomplir, toutes les caravanes des épices souhaiteraient parvenir là où seraient les chrétiens acheteurs d’épices. Et ainsi Damas serait abandonnée de tous les marchands chrétiens et des païens et ne vaudrait plus grand-chose dans le domaine des marchandises. De la sorte, Alexandrie, ville célèbre et noble, port de mer conquis par les chrétiens, mériterait la renommée et la prospérité en ce monde, d’où il résulterait qu’en cette ville les païens se convertiraient à la sainte foi du Christ. Et autrefois Famagouste, qui est au bout de l’île de Chypre, du côté du Levant – de Beyrouth et de Tripoli en Palestine, il y a une distance de cent soixante milles –, on pratiquerait le commerce pour toute la nation des chrétiens d’Occident. Ainsi toutes les caravanes chargées d’épices arrivaient à Beyrouth et à Tripoli de Syrie, et de là, avec leurs navires, les cotons et autres marchandises qui proviennent de Syrie, tout cela était transporté sur leurs navires à Famagouste, pourvue d’une enceinte et d’un port. Il y a là une place très grande, ainsi qu’une rue longue avec des loges magnifiques de toutes les nations de chrétiens d’Occident. La plus belle est celle des Pisans, et aujourd’hui encore, au temps présent, elles sont en bon état.


R (p. 1262) LXXXII Mesures qu’il faudrait prendre pour favoriser la prospérité d’Alexandrie sous les chrétiens : renouveler l’interdiction du trafic direct des chrétiens avec les ports sarrasins
Quand il plaira à Dieu qu’Alexandrie se trouve entre les mains d’un seigneur chrétien, celui-ci devra aller tout de suite veiller à l’approvisionnement qui se faisait à Famagouste, et encore plus soigneusement que cela n’était le cas à Famagouste. Et la première chose serait que le pape de Rome prononçât l’excommunication expresse contre les chrétiens, lesquels pour une raison ou une autre, iraient en Terre sainte, afin qu’aucun d’entre eux ne put apporter ni échanger des épices de la Terre sainte – d’aucun lieu ni d’aucune région, ni des mains des chrétiens ni de celles des païens – pour les emporter en Occident, si ce n’est de la ville d’Alexandrie ; et la même peine serait infligée à celui qui chargerait du coton et d’autres marchandises provenant des régions de Syrie. Cette mesure aurait pour effet que toutes les nations païennes auraient l’occasion de prendre des dispositions contre le sultan, afin d’avoir la voie assurée et libre vers la ville d’Alexandrie, et de pouvoir fréquenter les chrétiens, et en terre chrétienne, là où régneraient le droit et la justice ; ils apprendraient ainsi à connaître la foi chrétienne. Mais après que les seigneurs chrétiens auront fait connaissance des habitants de l’Inde, et également des païens qui sont les seigneurs des îles et des lieux qui produisent les épices, ils veilleront à mille bonnes dispositions afin de pouvoir venir à Alexandrie en toute sécurité et pour toujours, avec leurs épices, comme s’ils étaient dans leur propre demeure ; et je vous assure qu’ils ont sans cesse adressé et adressent à Dieu leur prière pour qu’Alexandrie soit entre les mains des chrétiens.

D2 (p. 134) LXXXVI Commerce d’Alexandrie avec les pays étrangers. Premièrement : avec Tunis, Tripoli et les états barbaresques
Jusques yci avons dénoté lez raisons et conditions du Cayre et de Babilonne, lesquelx sont hédifiez en leux désers, entre deux mers. Et de l’une part vers Lavant, là où sont lez ysoles et mers là où naissent lez espices, lezquelles lez conduissent par mer avecques leurs navilz au Cayre ; et la segonde mer si est la mer de Ponent, qui est soubz crestiens, et une part soubz payens, lequel pays tous navigent avecques leurs galées et naves et marchandise au port et cité d’Alexandrie ; et de là se mettent au Cayre, et si s’espandent par le pays d’Egipte. Et pour tant donrons commencement, et premiers du pays dez poyens qui vont en Alexandrie. Premièrement le pays du roy de Tune et de la Barbarie, Tripoli et tous celluy pays, en tant que chescun an viennent de celle (p. 135) de Barbarie en Alexandrie .viij. ou .x. naves de .iiij.C. per fin à .viij.C. bottes l’une, chargie de marchandise. Et la majeur part sont chargie de olio en jarre, couvertures blanches de laine une trèsgrant quantité en balles, dezquelles couvertes, avecque une d’icelle ung Arrabois se la met entour de luy sus sa chair nue, sans aultre vestir, et avecques celle si le descent en terre et dorme dessus de nuyt. Après portet cire, olive en jarre couverte et olio, et cebibo ou vrayement raisins de quaresme. Ancores chargent de petis esclaves noires .M. ou .M. et .v.C. ou .ij.M. chescun an, de temps environ de .x. ans l’ung, et tous lez font devenir payens, pourquoy crestiens ne sèvent achetter. Et aussi beaucop d’aultres marchandises menues. Et quant lezdictes naves de Barbarie joingent au port d’Alexandrie, deschargent leurs marchandises en terre, et ne lez peuvent lever de là se premièrement ilz ne payent lez drois de la doana, qui est .xviij. pour cent. Et puis, eschargie ladicte nave, demeurent tout l’iver en Alexandrie, et vont vendant et achettant, et si font leurs besoinges. Et aulx temps noveaulx, commensant du premier jour d’avril jusques au .xv. jour dudit mois, et puis se mettent tous en ordre, et si se partent et chargent de beaucop manières de marchandises, lezquelles sont principalement d’une trèsgrant valeur. Et sont lezdictes marchandises cestes : lins, cottons, espices comme povre, lacq, incense, archende et aultres espices ; lezquelles espices de là lez espandent vers Ponent jusques ès pors de Cathologne. Ancores (p. 136) draps de soye, toile de lin grosses et subtilles, et joyaulx comme balais robins, perles de contes et de toutes choses pour trèsgrant valeur. Lezquelles naves ont de costune de tousjours venir audis pors d’Alexandrie vers la fin de september, et de se partir au temps nouveaulx, comme du mois d’avril ; et tousjours se lièvent tous ensamble de conserve, pour doubte qu’ilz ont de corsaires. Et si ne porroit vivre le pays de Barbarie sans la cité d’Alexandrie par nesune manière du monde : pourquoy lez choses qui naissent en leur pays, n’a aultre voye de lez conserver se non par la voye d’Alexandrie, et semblablement lez choses qui sont nécessaire et besoings en leur pays, convient qu’ilz lez ayent par la voye d’Alexandrie.


D1 50. Marchandises de Syrie.
Et des parties de la Surie, comme de Baructi, Tripoli et de Lallicza, se chargent naves sur lezquelles se chargent savons, soyes cebibo ou vrayment roisins de quaresme, rosa egrosa avantageuse, et toutes ces choses se conduissent avecques lezdictes naves en Alexandrie.

D1 51. Marchandises d’Asie Mineure (Turquie d’Asie). Incident contemporain de l’auteur : une galère turque capturée par un corsaire catalan. De Sathalia et Candiloro, qui est pays de la Turquie et confine avecque le pays de Surie, qui sont terre de mer, et vient de leur pays et respont ès lieux de mer, et premiers : soye, cire, saffran, susumani, tappedi, laine soubtile, esclaves et esclavectes, galle, miel et des aultres marchandises. Et tout se chargent sus grosses gallées, car ilz sèvent faire èsdis lieux galées à la mesure apportées de galées de Vénissians qui vont à voyage de Flanders. Et avecques celles galées apportent toutes leurs marchandises en Alexandrie.
Par tel manière que l’une de leurs galées rencontrarent Misser Incoteres Catelain qui s’en alloit en courssegue avecques deux de ses galées, et si rencontrarent ladicte galée et furent ès mains et firent grande battaille. Mais alla fin ledit Misser Incoteres prinst celle galée avecques. C. et .l. Turs, entre marchans et esclaves, qui venoyent estre portés au souldain, et avecques toutes marchandises, par tel manière que ladicte galée fust estimée de valeurs de .l. M. ducas.
Audit lieu de Sathalia, pour estre boscages et flumes qui respont en mer, ilz ont ligname de toutes raisons pour faire naves et galées infinites. Ancores audit lieu de Sathalia se charge naves et galées de ligname de toute raison, et si se portent en Alexandrie et à Damiata ; duquel ligname le souldain fait faire ses galées pour guerroyer crestiens. Ancore dudit lieu de Sathalia ne saille galées armées qui vont contre crestiens.
Esdis lieux viennent les crestiens de Ponent, lezquelx sont marengons et sèvent faire les galées en manière de crestiens, et si prisent Turs et ne prisent leur art ; et si vont multiplicant à dompmage et à ruyne de crestienté. Et après, dudit lieu se tiret pegola, aultrement poix, à grant quantité, et si se portent en Alexandrie et à Damiata.
À partir de Sathalia se va sus par la rivière du pays de Turquie, et passés l’isole de Rode et de Bochar, le canal de Rode, et prendre la volta par la rivière, s’en va à Pallatia et aultres lieux de Turquie, parmi l’isole de Sio à .xviij. milles, laquel ysole de Sio est de Genevois. Et auquel lieu de la Pallatia et aultres lieux entour se chargent cestes marchandises comme dessus lez naves : c’est assavoir cebibo noires, qui sont roisins de quaresme, saffran, cire, susumani, galla, couvertures par balles, sclavi et sclave, cuirs tins en rouge. Fautres de laine, miel, et de aultres menues marchandises. Et tout se portent au port et cité d’Alexandrie ; et aulcune fois, avecques petis navilz, en Damiata par la bouche du flume, perque non y a port senon que le flume qui descent du Cayre. De la Pallatia fine en Brusia, laquel est terre principal de la Turquie, a .viij. journées.


D1 52. Marchandises de Turquie d’Europe (Grétie).
Quant la Turquie fust de crestiens, le siège de l’empereur si estoit en la cité de Brusia, comme à présent il est à Constantinopoli. Et le grant seigneur de la Turquie se retrahist pour son estance in sus la Grétie, en la cité d’Andrinopoli, qui est près de Constantinoble environ à .vj. journées. Et semblablement print Ghalipoli, qui est sus la rivière de l’estroit de Romania. Auquel lieu arrivet moult marchandises, et premièrement esclaves crestiens, marters, vars, zebbelins, armelins, cire, saffran, susumani, galla, cuirame adoubbé pour cordouuanniers, et des aultres marchandises. Et tout se charget sur naves de crestiens et de payens, et de lieux en lieux vont tant qu’il viennent au port et cité d’Alexandrie.
À Constantinoble viennent de toutes marchandises, et viennent par la bouche de la mer Majeur, comme de Latane, Gaffa, Trapexonda, et ancores de la Turquie et de la Grétie. Et premiers : soye, martres, vars, zebbelini, armelinz, rami en piatines, saffran, cire, cuirs adoubbés. Et de telles marchandises se chargent sur naves, et vient droit par la scala et se portent au port et cité d’Alexandrie.
De Saloniqui qui est magnifique cité, et si est sus la rive de la mer dessus la Grétie – et si l’eurent lez Venissians de l’empereur ; et depuis celle occupation de la guerre du duc de Milan, Venissians l’ont perdue, et est allé soubz lez Turs, lequel avecque toute sa puissance et avecque la personne combatist pour l’avoir – de laquel cité tousjours s’en tiret plomp, cire, miel. Et si le mandet par navilz en Candie, et de là au port et cité d’Alexandrie.


D1 53. Le commerce des esclaves à Gaffa.
La cité de Gaffa est de Genevois, et si est voisine et circondée du pays payens comme de Tartres, de Cercassi et de Rossi et d’aultres nations poyens. Jusques à celles pars le souldain du Cayre mande ses facteurs et fait achatter esclaves, lezquelx n’ont nesune aultre voye de monter en mer se non que en la cité de Gaffa. Et quant ilz viennent mennés audit lieu de ceulx ytelz exclaves, Genevois gouverneurs dudit lieu font demander se ilz veullent estre crestiens ou poyens : et ceulx qui disent voloir estre crestiens, les retiennent ; et ceulx lezquelx respondent voloir estre poyen, lessent aller, et demeurent en la liberté du facteur du souldain, lequel lez vient à chargier sur naves de trèsfaulx et trèsmavais crestiens, et lez apportent en Alexandrie, ou vrayment à Damiata, et de là au Cayre. Et se ne fust la nécessité que Genevois ont de la cité d’Alexandrie, ilz ne lasseroyent passer nesuns desdis esclaves.


D1 54. Marchandises de Flandre.
De la Flandre fameuse et gentil s’en tirent draps de laine une trèsgrande quantité et d’une trèsgrant valeur. Après s’en tiret ambre, estain, vers, et beaucop d’aultres marchandises par menus ; lezquelles marchandises se chargent sur naves et sur galées, et viennent de pors en pors infin au port et cité d’Alexandrie.


D1 55. Marchandises de Séville.
De Sibilia si s’en tiret olio en jarres une trèsgrant quantité ; et plus s’en soloit tirer au temps passé qui ne se fait au présent. Ancores s’en tiret vermeillons, verdegris, asur, argent vifz, et tout ytelles marchandises ; et avecques naves se portet au port et cité d’Alexandrie.


D1 56. De Majorque.
De l’isole de Majorque s’en tire olio en jarres, et labourage de pierres, et grans pos de pierre, et si se vent de .xij. à .xv. ducas le pitier plain ; laquelle marchandisez se portent avecques naves au pors et cité d’Alexandrie.


D1 57. De Sicile.
De l’isole de Cicilia s’en tire mellaci, qui sont colladure de sucre, et si la mettet en petis vaseaulx comme carteles. En après s’en tire fromage et beure, et toutes ytelles marchandises se charge sur nave et si se portent en Alexandrie.


D1 58. De Catalogne.
De Cathelogne et de Barselonne s’en tire moult de marchandise. Premièrement draps de laine de trois manières : barsolonois, cathelanois et perpignan ; coral à grant quantité en casses et pour trèsgrant valeur ; miel de trois sortes : minchinese, cantara et catalanois ; cebibo, amandels, noisectes, coffolo, herbe de bamo. Et toutes telles marchandises se portet en Alexandrie avecques lez leurs naves et galées. Et quant le souldain a guerre contre Cathalains, il fa faire ung commandement par son pays que nesune personne ne soit si hardis qu’il ose porter marchandises de Cathalains en son pays ; et qui l’apporteroit lez perderoit, et se seroit du souldain. Et en ceste manière moult de marchans estraignes lez portent, de quoy et pour quoy en sont desfais et désers ; et ce est la plus grant guerre que le souldain puisse faire à Cathalains. Et aussi il commande que ilz ne puissent chargier marchandise que naist en son dit pays, ne la porter en Alexandrie ne en Damasque.


D1 59. De Gênes.
De Genua, ou vrayment de sa rivière, se charge noisettes qui s’appellent noisettes de Vintemille avantageuses, et si se portent sur naves de Genevois en Alexandrie. Lesquelles naves viennent de Flandres, et viennent par les escales, de lieux en lieux, comme en Sebile, Cicilie, réaume de Naples, et puis viennent à l’isole de Sio que est leur, lequel est pas de marchans, et là deschargent, et chargent des aultres marchandises ainsi comme ilz treuvent leur partis. Et puis se partent, et aucune fois se présentent en Rode, et puis tout droit s’en vont en Alexandrie, et là fenissent toute la charge de leurs naves ; et rechargent dez espices.


D1 60. De Venise.
De Venise, là que par la voye d’Allamagne se porte al fondigo des Almans or en verges pour ung trèsgrant valoir ; et tout se met alla Sicca, c’est assavoir alla monoye, et en font faire ducas ; dezquelx ducas pou s’en consument par aultre voye se non qu’ilz sont portés en Alexandrie et au Cayre. En après est portés de Venise argent en platine, une trèsgrant valeur, de quoy une part se met alla monoye, et une part en platines, et si se portet en Alexandrie. A Venise se labeure draps d’or et de soye, velus de toutes manières, draps de laines (et aussi en vient de Flandres), et labeurs d’argent, savon, labeur de cristal. Ancores de Flandres se porte ambre, estain, varri ; de Lombardia, saffran, miel ; de Bologne, castaignes ; et d’aultres beaucops de marchandises de divers pars. Et ainsi le fondic ont de toutes marchandises, et se portent en Alexandrie avecques naves. Et au bout de l’an vont lez leurs galées et chargent espices et lez apportent à Venise pour une trèsgrant valeur ; et celle se consument par la voye d’Allamaigne, et par la voye de Flandre et Aquemort, et par la Lombardie et Ytalie petite part s’en consument. Et cessi est la voye et la manière que Venise vit avecque le souldain. Et est comme chose esforssée pourquoy la leur terre ne porroit vivre sans ceulx pays…


D1 61. D’Istrie et de Dalmatie. De Corfou.
De Ystria et de la Sclavenie, qui est de Venitians, ne s’en tire se non soye en petite quantité ; aussi du coral, et se le mettent in casse, lequel pesche en les eaues de Ragouse, et celluy se charge quasi sur lez galées venissiannes ; et si se portent en Alexandrie.
De l’ysole de Corfu, qui est de Venissians, se charge miel en bottettes beaucop, et cire ; lezquellez choses se conduissent par terre en Albanie et en Grétie, qui est desoubz Turs ; et tout sur les galées de Venissians se portent en Alexandrie.


D1 62. De Morée.
Le pays de la Morée, qui est soubz lez trois frères de l’empereur de Constantinoble, et volte .vj.C. milles et est circondée de mer, et si se entre par une bouche qui s’apellet l’Exemili, que jà fust murée, et les Turs rompirent les murailles. Ouquel pays sont trois lieux avecques trois évesques, comme Modon, Coron et Napuli de Romaigne, qui sont de Venitians, et tous lez trois lieux sont sur la rive de la mer. Et pource que oudit pays naissent olio beaucop, miel, cire, figue, lezquelles choses comme olio en bottes et miel en bottettes, tout se conduisent à Modon et à Coron, et de là, avecque naves et galées, tout se portent en Alexandrie. Dessus ledit pays est l’archeveschié de Patras qui est une magnifique chose, mais les Grès l’ont conquesté.


D1 63. De l’Eubée.
À l’ysole de Negriponte qui est de Venissians si se conduisent de la Grétie qui confine avecque ledit Negriponte, et lezquelx pays sont soubz Turs, et s’en tire miel, cire, plonc petite quantité. Et tout se porte en Alexandrie.


D1 64. De l’île de Chio, et de Palatiya.
De l’isole de Sio, qui est de Genevois, en laquel ysole naist mastici que ne s’en treuve en nesune part du monde plus que là. Et se est pour la puissance et virtu du saint corps Misser Sain Sidro lequel est en ledit ysole. Et lequel mastici se mande la plus part en Alexandrie, et le demorant à Damasque et aulx aultres lieux de crestiens et de poyens. Et ay veu en mon temps en Alexandrie vendre la casse .C. ducas.
Ladicte ysole de Sio confine avecque la Turquie. A .xviij. mille, que aultres lieux, est Palatia, terre de marine, là que navilz de Genevois traffiguent avecques draps, savon, estain, plonc et aultre simillante marchandise.
Et de là en tirent cire, saffran, susumanni, galle, tappedi, cuirs rouges, et aultres similles marchandises. Et la conduisent à Sio, là où ilz chargent sur lez leurs grandes naves. Et tout se portent en Alexandrie, que par aultre voye ne porroyent despachier.


D1 65. De Rhodes.
De l’isole de Rode s’en tire aulcune petite quantité de miel trèsbon, et si se met en jarres ; lequel sur naves se mande en Alexandrie. Ancores lez citoyens de Rodes solloyent aller avecques leurs naves à Signe, que prindrent Venissians, et là chargioyent ligname de chescune sorte, et les conduisoyent en Alexandrie. Et ancores avecques lezdictes naves alloyent en Turquie, et là chargioyent ligname d’ung aultre sorte ; et tout se conduisoyent en Alexandrie. Mais depuis pou de temps en sà les seigneurs de Rode ont pourveu par telle manière que leurs dis citoyens ne font plus telle marchandise. J’ay veu citoyens de Rode de telle marchandise venir en trèsgrande ricesse, et depuis, euls et leurz enfans, retournez en grant miserie et poverte, et eulx et lez leurs enfans finir leur vie au beau hospital.


D1 66. Des îles de l’Archipel.
De l’isole de l’Archepielagho, comme de l’isole de Sainctorin, s’en tire mielx trèsfins ; et des aultres ysoles s’en tire mielx ; et le mettent en bottes. Après, de celle dicte ysole s’en tire une bonne sorte de fromage. Et toute celle marchandise passe par l’isole de Crède, et de là avecques naves se mande en Alexandrie.


D1 67. De Chypre.
De l’isole de Cipre s’en tire pour ung trèsgrant valeur et une trèsgrande quantité de zambelotti. Et tous, ou voir la plus grant part, avecques naves, ou vrayment par la voye de Rode, viennent estre mandés en Alexandrie, et de là au Cayre… Après s’en tire laine soubtile, qui vault .xxx. ducas et plus le sacq ; et mellassi, qui est comme colladure de sucre. Et toutes choses se portent en Alexandrie.


D1 68. De l’île de Crète.
De l’isole de Crede, là où naisse malvasie, s’en tire grant quantité de miels en bottettes, cire, fromage ; et tout avecques navilz se portent en Alexandrie. Et de mon temps ay veu consumer en Alexandrie et Damiata plus de .ij.M. bottes de malvasia ; mais depuis que le souldain prinst l’isole de Cipre, … il a restreint lez pas de consumer la malvasia…


R (p. 1264) CVI Alexandrie est le marché de rencontre de l’Occident et de l’Orient
Saint-Père, depuis ce premier jour béni où arrivant de Florence je vins m’incliner au pied de Votre Sainteté, mon but essentiel et premier – au moyen d’une parole et d’écrits incessants, et jusqu’au jour présent – a toujours été la conquête d’Alexandrie. C’est de là que viennent et c’est là que se rendent les chrétiens des mers d’Occident, et elle apparaît comme une fontaine d’or et d’argent et de toutes les autres marchandises et tous les biens nécessaires au pays d’Égypte.
Ce pays est quasiment désert, car il n’y pleut jamais. L’arrivée des chrétiens à Alexandrie est l’occasion pour les marchands du pays d’Inde d’arriver avec leurs navires chargés d’épices et d’autres biens de valeur, joyaux, rubis, diamants, perles de prix et toutes autres choses précieuses – et ceci par mer et par terre –, qui sont transportées à Alexandrie. Les marchands atteignent là le but espéré, pour lequel ils ont quitté leurs demeures, tout comme font les marchands chrétiens qui viennent des mers d’Occident vers Alexandrie. Ils s’y trouvent tous rassemblés, vendent et achètent comme ils ont toujours eu coutume de le faire. Mais en vérité, si les chrétiens des mers d’Occident ne se mettaient pas en mouvement et ne venaient pas à Alexandrie, les marchands de l’Inde n’auraient pas de raison de se rendre à Alexandrie. Et comme il n’y aurait plus (p. 1265) de mouvement de part et d’autre, le sultan du Caire n’aurait et ne pourrait avoir ni de force ni de bien qui vaudrait un seul marc de Venise.
Comme la cité du Caire est édifiée entre deux mers, si ces deux mers ne communiquaient pas, Le Caire ne vaudrait pas grand-chose et serait comme un désert abandonné et dépeuplé. Mais le tort des chrétiens qui se rendent en ces lieux – à savoir les chrétiens qui viennent des mers d’Occident –, c’est de venir avec leur entourage et de leur avoir comme bon leur semble, et ils sont soumis au sultan qui fait d’eux et de leurs biens ce qu’il lui plaît, en se moquant de la foi chrétienne et en causant de grands torts à la chrétienté. Ainsi les droits de douane importants et les contraintes qui pèsent sur le marché des épices font qu’elles coûtent le double de ce qu’elles coûteraient. Et tout ceci se fait aux dépens des citoyens de Flandre, d’Allemagne, de Hongrie, et de tous les autres pays chrétiens.


R CVII L’interdiction prononcée anciennement par les papes contre le commerce des chrétiens avec Alexandrie ne saurait tenir. Importance vitale de ce commerce pour les pays chrétiens
Saint-Père, j’apprends de la bouche de Votre Sainteté que vous ne laissez aucun chrétien se rendre, en aucune manière, à Alexandrie. Si ce qui est noté dans ce présent livre est vrai, cette mesure a beaucoup nui à la chrétienté. Cependant, Saint-Père, à ceci je réponds qu’il n’est pas possible que les chrétiens obéissent à Votre Sainteté en ne se rendant pas à Alexandrie et dans les autres parties de Terre sainte. La raison en est que ces pays sont si féconds, et si bien pourvus par la nature, qu’ils sont très utiles au peuple chrétien et qu’ils l’aident à vivre. Et ainsi, si les chrétiens tombent dans ce péché, la faute n’en revient pas à eux, comme on pourrait le dire, car Alexandrie, dès les temps antiques, était sous la domination chrétienne. Et pour l’heure présente, elle attend de le redevenir.


R CVIII Mais il faut qu’Alexandrie devienne chrétienne. L’or de la papauté devrait être utilisé à cette fin, au lieu de servir à soutenir des luttes fratricides contre les chrétiens
Saint-Père, voici dix ans que je ramène constamment à votre mémoire la conquête de la ville d’Alexandrie, à l’aide des raisons que je consigne dans ce livre. Cette conquête serait le début, le moyen et le but à atteindre pour la conquête de Jérusalem, et pour en être maître jusqu’à la fin du (p. 1266) monde. Plus jamais les chrétiens n’auraient à traverser des terres païennes, mais il serait en terre chrétienne et la ville d’Alexandrie serait aux chrétiens. Ce serait le lieu où l’on trouverait toutes les nations chrétiennes, lesquels ne peuvent vivre ni subsister, en particulier ceux qui ont besoin de marchandises, sans cette ville et sans la grâce de Dieu. Cette fois, on pourrait dire que la roue a tourné en faveur des chrétiens. Comme aucune nation païenne ne peut vivre sans la ville d’Alexandrie, et comme tous sont contraints de se procurer les biens qui leur sont nécessaires, ils viendraient à Alexandrie qui serait entre les mains des chrétiens, tout comme par le passé les chrétiens se rendaient vers cette ville qui étaient entre les mains des païens.
Et pour cette raison, Saint-Père, Votre Sainteté depuis sa jeunesse jusqu’au jour présent a toujours témoigné du désir de conquérir Jérusalem. Pourtant, si depuis que vous êtes pape vous vous y étiez attaché, si vous aviez mis de côté une somme d’or, c’est-à-dire chaque mois un peu d’or dans une cassette, environ cinq mille ducats – ce qui aurait été une petite réserve prise sur quelque bénéfice ecclésiastique –, vous auriez alimenté le désir que Votre Sainteté éprouvait. En dix ans, vous vous seriez trouvé en possession de deux cent mille ducats, lesquels auraient suffi à conquérir Alexandrie, le vieux Caire et Jérusalem, et un peu de temps. Il est connu, par une information qui m’a été transmise, qu’en dix ans la Chambre apostolique ainsi que les autres domaines de l’État temporel de la chrétienté ont reçu plus de deux millions de ducats ; et jusqu’à présent tous ont été jeté à la mer. Pourquoi ? Dans le passé les papes ont mis ces sommes de côté, et Votre Sainteté a pris la même disposition. Et pourtant Dieu a ordonné la condition de la chrétienté de sorte que sur le plan temporel il ne lui est rien resté, et tout ceci a été permis par Dieu.
Pour la raison suivante : les rentrées de l’Église de Rome, qui doivent se dépenser dans la lutte contre les païens en secouant la foi chrétienne, sont dépensées en hommes de guerre que l’on paie, pour ruiner la condition de la chrétienté et créer la discorde entre les chrétiens, de sorte qu’ils ont amenés à s’entretuer.


D2 (p. 165) CXI Les consuls des nations d’Occident à Alexandrie
Père Saint, antiquement, quant lez seigneurs crestiens de Ponent (p. 166) vollurent entrer ou pays du souldain du Cayre, toutes nations de crestiens mandarent leurs ambassadeurs en la présence du souldain, et là se accordarent de toutes lez leurs occasions, avecques pactes que chescune nation deust tenir ung sien conseilliers en Alexandrie, lezquelx eussent de la doane d’Alexandrie, pour chescun an, .ij.C. ducas, et fondigue pour leur demeur. Et tous marchans de chescune nation ont leur (p. 167) conseilliers, et ainsi fust tousjours observé. Et que chescun desdis conseilliers eust à gouverner et à régier tous marchans de sa nation, pour attendre et despachier devant le souldain et de tous aultres ses officiers, affin que ne leur soit fait tort nesun ; et que eussent chescun ung de ceulx conseillers son jour député pour chescune semaine pour povoir tirer et avoir ses marchandises de la doana. Et ainsi tousjours fust observé et observent. Et dist le souldain que : « Toutes conventions et patz que je fais avecques vous, seigneurs crestiens, d’avoir lez vostres conseilliers, est pour obéyr et garder de toutes scandels et division qui peust entrevenir, et affin que tous lezdis conseilliers ayent occasion de temps en temps de scripvere et de manifester aulx seigneurs du Ponent la bonne compagnie que je vous fais ». Et en (p. 168) ceste forme et patz crestien ont usé en Alexandrie et à Damasque. Et par occasion des conseilliers, le pays venoit estre conservé, pourquoy les ung conseilliers escripvoyent bien à leurs seigneurs, et lez aultres mieulx, qui estoit fame du souldain entre crestien.


R (p. 1267) CXV Alexandrie conquise deviendrait comme une seconde Rome et un foyer de conversion des Sarrasins
Saint-Père, moyennant la grâce de Dieu le Tout-Puissant, avec les raisons bien fondées que j’ai consignées dans ce livre, et pour d’autres multiples raisons, plus nombreuses qu’on ne pourrait dire, la conquête de la ville d’Alexandrie doit permettre de relever la situation de la chrétienté et de la glorifier dans un grand triomphe. Et cette ville sera appelée la Rome nouvelle, comme s’appelait Constantinople. Dans cette ville se tiendront ensuite les grandes discussions de la foi chrétienne contre celle des païens, et au terme de tous ces débats, les païens éclairés par la lumière de la vérité se convertiront et se soumettront à la sainte foi de Jésus-Christ.


R CXIX Les forces qu’il faudrait pour attaquer Alexandrie. La route à suivre
Pour conquérir la ville d’Alexandrie, on a besoin de dix navires de sept tonneaux ; sur chaque navire, il faut deux cents arbalétriers et cent marins, ces derniers possédant leurs armes et arbalètes comme les arbalétriers. Ensuite, vingt galères et dix petites galères, et trente barques de la dimension des barques de peottes168, qui naviguent à l’aide de huit rames. Chacune d’elles porterait quatre arbalétriers et deux bombardelles169 pour embarcations. Cette flotte, avec la proportion de trois barques pour un navire, serait composée de trente barques, avec vingt barques auprès des galères. Au moment où il serait besoin, cette flotte pourrait apparaître composée de cent vingt voiles. La dernière escale de cette armée sera le port de Palocacastro170, où se trouve le cap Sidero de l’île de Crète, du côté de l’orient, et de là elle devra faire voile vers le cap Salmone qui est proche, et de là, au nom du Saint-Esprit, prendre la mer entre la Crète et l’Égypte. De là jusqu’au port d’Alexandrie il y a quatre cent et un milles. Ce parcours se fera du 1er jusqu’au 10 septembre, époque favorable pour traverser ces régions maritimes en quatre ou cinq jours. Il faut garder à l’esprit qu’à la vue d’Alexandrie, les cent vingt voiles devront se montrer toutes ensemble, afin de provoquer une plus grande frayeur chez les habitants du pays. Cette nouvelle parviendra au Caire, non qu’il y a cent vingt voiles : comme ils en ont l’habitude, ils diront qu’il y en a plus de deux cents ! Et cette nouvelle provoquera une grande confusion parmi les gens du sultan. Il s’en trouvera peu pour lui obéir à ce moment, car tout le peuple dira que cette flotte arrive à cause (p. 1269) des torts que le mauvais gouvernement du sultan a fait subir aux chrétiens. Et le peuple sera monté contre lui.


R CXX On ne manquera pas d’eau douce à Alexandrie
À Alexandrie, il pleut en hiver tout comme sur l’île de Crète, à Rhodes et à Chypre. Et les terrasses des demeures sont plates, et les eaux de pluie coulent par un canal qui est prévu à cet effet et elles sont dirigées vers les citernes. Chaque terrasse correspond à une demeure, et chaque demeure a sa citerne. Les réserves sont mesurées, et ainsi l’eau se répand dans les citernes. Ainsi avec quatre grosse galères on peut se rendre jusqu’à la bouche du fleuve à Rosette, car en deux journées elles reviendront avec mille tonneaux. Elles peuvent se décharger dans la ville d’Alexandrie et les vider dans les citernes. Tout ceci montre bien qu’on ne manquera pas d’eau. Mais je le dis pour ceux qui ne sont pas informés et qui ne parlent que par ouï-dire – et non d’après leur propre expérience – et qui penseraient qu’Alexandrie pourrait manquer d’eau.
Pour ce qui me concerne, je ne parle pas par ouï-dire, mais à cause de ce que j’ai vu durant les nombreuses années que j’ai passées dans cette ville d’Alexandrie. Et je me souviens qu’au mois de septembre, nous nous en remettions à Dieu pour pouvoir travailler la terre, et grâce à la grande crue du fleuve, tous les puits d’eau salée se remplissent d’eau douce, et les citernes des demeures habitées sont pleines. Les autres demeures qui ne sont pas habitées peuvent également se pourvoir, quelles que soient les dispositions du sultan, sans qu’il puisse s’y opposer. Par ce moyen très sûr on aura de l’eau pour dix ans. En peu de temps on pourra trouver un accord avec les Bédouins, et ainsi les chrétiens seront maîtres du fleuve et de toute la terre.


R CXXI Manière d’aborder la plage d’Alexandrie
Pour la raison qu’au port d’Alexandrie navires et galères ne peuvent aborder – il s’agit en effet d’une plage –, je rappelle que le lieu où navires et galères peuvent aborder n’est pas très éloigné. Et comme les préparatifs auront prévu dix galiotes, des chaloupes de navires et autres embarcations, qui atteindront le nombre de quatre-vingt-dix, bien vite les hommes d’armes avec tout ce qui leur sera nécessaire seront à terre ; tous (p. 1270) seront rapidement prêts pour l’assaut final de conquérir les lieux. Sans aucun doute, les gens du pays ne seront pas préparés à se défendre, et ils abandonneront plutôt leur terre. Et même s’ils voulaient se défendre, ils ne pourraient le faire contre de telles forces. De même, ils ne pourraient recevoir aucune aide du Caire avant huit jours ou davantage.


D2 (p. 179) CXXIX Données topographiques pour l’attaque de la ville. Saison la plus favorable à l’entreprise
Le premier voye d’entrer en Alexandrie si est la porte de la premier doane de mer, que à cops de une anteline et force de bras de (p. 180) galios se gettera la porte par terre. Et en celluy lieu meismes lez murs de la doana ne sont pas quatre pas de hault ; et, ayant eschieles faites de bois, et prestement lez dressier, et escaler et entrer dedans, sans demorance. Et comme serez171 dedans, paser à la segonde doane, là où que se peut aller, et entrer par deux voyes en la terre. Et premièrement en celle segonde doane, si a une muraille loinge de magasins, (p. 181) et sont en nombre xxx, qui sont en mains de marchans crestiens, là où ils tiennent les leurs marchandises soutilles jusques à tant que ils lez veuillent tirer de la doane ; lezquelx magasins sont conjoinctz avecque ung aultre mur de la terre, pou hault. Et de l’autre part de la muraille, par dedans, si est ung grant fondigue que par autrefois ils demouroyent Genevois, mais depuis est demouré en main de Sarrasins ; lequel fondigue je l’ay eu en mon gouvernement. Et du costé de dedans si est ung aultre face de magasins beaucop, conjointz avecque ledit mur. Et moy ayant magasins dedans la doane, et veyant et cognoissant le partit, moy, avecques mes propres mains et avecque ung mien verlet, rompîme le mur qui estoit entre lez magasins de la doane et mon fondigue, par telle manière que je entrove et yssoye beaucop de marchandise d’aultres et miennes qui ne payoyent aulcuns commerquio. Et lesdictes marchandises estoyent cestes : velus, soye, draps d’or, ambre, saffran. Et par cete première voye se peut entrer dedans la terre, et de présent est chief de magasins de la doane. Segondement, si est une porte de pou de puissance, par laquelle se tire toute lez marchandises de la doane, et si se mettent hors en ung petit champt. Et près de là a une aultre porte, et rompue celle, vous voz trouverés dedans la terre devant le premier fondigue de Vénissians. Et aussi la porte de yssir de la doane et l’autre porte de entrer en la terre, à cop de haches subbitement seront gectées par terre.
Ancore dessus la première porte de la doane, premier de mer, si est l’arsenail, qui a une porte que à cops d’une anteline et force de bras des jonnes compaignons de galées la getteront par terre ; et ainsi se entrera dedans. Et puis si est à rompre une aultre porte, que seullement de donner cops de piés, yra par terre. Et puis vous trouverés entre deux portes, qui est une large place : enver la terre trouverés la porte du fondigo là où sont lez magasins là où les marchans tiennent la malvaseya. Et là est ung mur de la terre vieille et aruyné, et se peut esbatre avecque ung rième de galée, che prestement yra par terre ; et (p. 182) subbitement se entrera en la terre. Et y a une voye large à main destre ; et en l’entrée si est le fondigo d’Anchontans, et à la main senestre est le fondigo de Napole et de Gayecta. Et par toutes ces voyes et aultres beaucoup, se aura la terre. Plus sus si est la porte principale de la terre : si est ung grant tour à voltes qui respont à la mer sur la spagia que crestiens entrent et yssent et tirent lez espices, et dessus celle porte si est une trèsgrant tour à voltes qui deffent celle porte. Et du temps que le roy Perrin, qui fust roy de Cipre, conquesta Alexandrie, trouva manière de bouter le feu ; et tant fust le grant chaleur du feu et de la fumière, que ceulx de dessus abandonnarent la terre. Et l’aultre jour séquent, lez portes qui sont couvertes de fers, jectarent par terre ; et subbitement furent jectés beaucop de pavais par dessus par celle porte ; et lez gens entrarent dedans, et eurent la terre. Et environ celle heure meismes lez gens (p. 183) estoyent entrés par la voye de la doane dedans la terre, et la tindrent trois jours, et si la misrent à sacqueman. Puis l’abandonnarent, pourquoy ilz n’estoyent pas puissant de la povoir soustenir. Et pour tant, non pas par une voye, mais par plusieurs se achellera, si se aura ladicte cité subbitement.


D2 (p. 183) CXXIII Saison la plus favorable à l’entreprise
Au mois de septembre attendons en Dieu que aurons la terre d’Alexandrie, qui est au temps que le flume est creu, est au temps que le flume est creu, et sez sarme, par la voye du Calis, viennent jusques aulx murs de la terre. Et pour ce, en celluy temps, vont seurement et font bon marchié de noli, et tout le pays de meust comme ilz feroyent à une foire, et viennent en Alexandrie. Et premièrement, toutes les espices, ou vrayment la pluspart qui sont au Cayre, se amainent en Alexandrie, qui sont d’une trèsgrant valeur. Après se porte tous lins, cotons, sucre, formens, farine, ligommes de toutes raisons, et de toutes choses à grant quantité. Et si se fornisse la terre, après toutes choses de vivre, de marchandises. Et pour ce que Dieu vodra que la terre se aura de tous biens.


R CXXIV (p. 1270) Curieuses recommandations de l’auteur au sujet des moyens de propagande chrétienne après la conquête
Comme cette ville d’Alexandrie est l’objet d’une très importante entreprise, il faut se procurer de grandes cloches et les placer dans les tours et clochers de leurs mosquées, pour rassurer les Sarrasins qui resteront, après ce jour-là, dans les environs d’Alexandrie. Comme il y a à Alexandrie sept églises chrétiennes, il sera bon d’amener, avec l’armée, des moines et serviteurs de Dieu qui puissent dire l’office dans ces églises. Et il faudra organiser de grandes processions chaque jour à travers la ville, pour rendre grâces à Dieu le béni, pour tous les bienfaits dont Il nous aura comblés, et pour cette raison les Sarrasins ne manqueront pas de venir de leur propre gré en ces lieux. Ils verront nos coutumes, et ainsi commenceront-ils à aimer les chrétiens.


R CXXV Prospérité assurée d’Alexandrie après la conquête. Les familles chrétiennes pourront s’y établir
Seigneurs chrétiens, soyez assurés que lorsqu’il plaira à Dieu le Béni qu’Alexandrie se trouve aux mains des chrétiens, en l’espace de deux ou trois ans elle sera peuplée et habitée de toutes les nations chrétiennes. Tous viendront avec leurs femmes et enfants, car la terre est féconde, et toutes les nations chrétiennes et toutes les nations païennes peuvent trouver là leur subsistance. Or on ne le pourrait sans cette cité. Au temps où je vivais à Alexandrie, tous les jours chaque nation chrétienne adressait de grandes prières à Dieu pour demander qu’Alexandrie tombât en la domination des chrétiens. C’est pourquoi ces gens viendraient aussitôt, (p. 1271) amenant leurs femmes et enfants, et ils y habiteraient et finiraient leurs jours dans cette ville. Aussitôt que le peuple d’Occident aura témoigné là de tous ses efforts, ils auront plus grand désir de s’y rendre et de pouvoir lutter contre les païens.


R CXXVII (p. 1272) La prise d’Alexandrie sera un grand pas vers la réalisation de ce projet
Seigneurs chrétiens, pour s’engager dans cette entreprise. Il faut être animé d’espoir : de nombreuses fois, nous avons eu des discussions avec les Sarrasins, en leur disant que leur religion pouvait faire l’objet d’un débat face à la nôtre. Ils ne cessent de donner le tort aux chrétiens, mais si les chrétiens obtiennent le pouvoir à Alexandrie, sans aucun doute ils attendront de voir comment les événements se dérouleront. Ainsi le plan sera mené à terme, et il y aura des débats, afin que Dieu pourvoie au bien des chrétiens. Si la ville du Caire, qui est la Rome des païens et qui s’appelle la Sainte Porte de la foi païenne, était convertie, et si elle acceptait dans l’obéissance la foi chrétienne, les autres païens suivraient : la vérité serait alors reconnue comme la lumière et la certitude pour toutes les créatures.


R CXXVIII Modération à observer après la conquête. Les moulins d’Alexandrie
Il faut envisager qu’à l’arrivée de l’armée à Alexandrie, il sera difficile d’éviter que la terre ne soit mise à sac pour ce qui concerne les épices et autres marchandises et tout ce qui s’y trouvera ; assurément il faudra ordonner qu’il ne soit fait aucun mal, qu’il ne soit causé aucun désagrément aux Sarrasins, aussi bien hommes que femmes, et qu’on leur accorde des marques d’honneur et de respect. C’est la façon de réconforter et de rassurer tous les gens du pays, elle adoucira leurs esprits et leurs coeurs, et ils mettront à éprouver amour et affection pour la qualité de la chrétienté. Et je vous rappelle que le peuple d’Égypte est d’une nature pure et sans malice ; les gens sont crédules, et c’est en toute pureté qu’ils observent la foi bestiale de Mahomet, jusqu’à ce que Dieu leur fasse connaître la lumière de la vérité.
Je vous rappelle que dans la ville d’Alexandrie il y a beaucoup de moulins à blé, qui sont mis en mouvement par un cheval, et ainsi se fait la mouture, bien que peu les utilisent. Pourtant si besoin est, il serait facile de les mettre en route.


R CXXX (p. 1273) Plainte du consul des Vénitiens au sultan Faradj vers 1404 contre les émirs d’Alexandrie.
Noble réponse du sultan
En l’an 1404, je me trouvais au Caire avec monseigneur Andrea Justinian, consul des Vénitiens, qui avait longuement séjourné en Tartarie et en parlait la langue. Comme il se trouvait en la présence du Sultan, il prit la parole :
« Seigneur sultan, votre pays vous vient de Dieu, comme pour tous les païens, tous les chrétiens et toutes les créatures que Dieu a créées en ce monde. Et nous les Vénitiens, dans nos demeures, nous sommes les maîtres comme l’ont été nos prédécesseurs, tout comme vos émirs qui sont devant vous. Et nous avons quitté Venise avec des navires et des galères, avec des hommes et des marchandises, nous avons traversé les périls de la mer et des corsaires, et nous sommes venus dans votre pays pour vendre et acheter, comme Dieu le veut. Mais en votre terre d’Alexandrie, nous sommes mal traités et pressurés par deux émirs et trois fonctionnaires. Pourtant nous supportons cela avec patience, et aussi longtemps que nous le pourrons. Mais quand nous ne le pourrons plus, nous quitterons votre pays. Plus tard, avec les forces de Dieu, nous reviendrons dans votre pays et y pénétrerons. Alors nous serons reconnus et appréciés ! »
Alors le sultan se tourna vers ses émirs et après s’être brièvement entretenu avec eux, il vint trouver le consul :
« Ta réputation est celle d’un homme sage et bien d’expérience du monde. Cette fois pourtant tu manques de sagesse, et tu te lamentes des mauvais traitements de mes fonctionnaires. Voici ma réponse : si mes fonctionnaires t’ont mal traité, tu aurais dû envoyer vers moi un messager, et aussitôt et sans délai on t’aurait rendu justice. Ensuite tu dis que mon (p. 1274) pays dépend de Dieu, comme tous les païens et les chrétiens, et comme toutes les autres créatures. Sur ce point je réponds que je ne puis et ne veux autre chose, sinon que mon pays dépende de Dieu, qu’il s’agisse de païens et de chrétiens et de toutes autres créatures. Tu dis qu’à cause des mauvais traitements que t’ont infligés les fonctionnaires de mon pays, tu veux t’en aller et partir, et qu’après quelque temps, avec les forces que Dieu vous donnera, vous retournerez dans mon pays : sur ce point ultime je réponds que je fais peu de cas de toute votre force, de celle des Vénitiens et de celle de toute la chrétienté, et elle m’importe autant qu’une paire de souliers percés. Et parce que vous chrétiens, vous êtes divisés dans votre foi, je crois pour ma part en un seul Dieu du ciel et de la terre. Vous avez deux papes, et la moitié des chrétiens croit en un pape, l’autre moitié en l’autre. Votre pouvoir est divisé en deux, il ne peut rien contre les païens. Comme nous, païens, croyons en un seul et vrai Dieu du ciel et de la terre, nous avons un seul calife qui nous tient lieu de pape, à qui tous les païens obéissent. C’est pourquoi Dieu nous a donné l’épée et la force pour attaquer et détruire les chrétiens. » sur cette réponse, nous quittâmes le sultan Melequenasar, fils de Barquoquo.


D2 (p. 190-196) CXXXI Vaine entreprise de Boucicaut contre Alexandrie en 1403
Pource que lez choses passées monstrent et enseignent lez choses qui sont à venir, et pour ce sont à dénoter. Notifiant que, en l’an .M.iiij.C. et .iij., Misser Boussicart, qui estoit de France, estant gouverneur de Gênes, avecque une armée de .x. naves avecques personnes .ij.C. et .l. pour nave, et avecques .viij. galées, se parti de Gênes. Et des aultres lieux de Genevois en Lavant eust environ de .vj. gallées, qui fust sont somme .xiiij. galées. Avecques lezdictes naves se trova en Rodes, et pource que la vois de son partement de Gênes estoit pour guerroyer l’isole de Cipre, avecque lezquelx Genevois estoyent en guerre. Mais estant Misser Boussicart en Rode, par le moyen du Grant Maistre de Rode furent d’acort avecque le roy, et firent la paix, donnant aulcune gages de valeur et certe quantité de ducas en Famagosta ; et là confermarent ladicte paix. Mais vrayement le premier mouvement de Misser Boussicart d’avoir pris l’entreprise de celle armée fust pour voloir donner le cop à la cité d’Alexandrie. Mais pource que, premier que Misser Bossicart se trovasse en Rode, desgià par la voye dez maulvais crestiens le souldain fust avisé comment ladicte armée devoit donner le cop à Alexandrie, par tel façon que marchans, c’est assavoir quarante Genevois qui estoyent en Alexandrie, furent retenus au pors. Et lez aultres nations de crestiens marchans, de jour en jour se partoyent par la voye de mer avecque naves ; et Sarrasins simillement se partoyent par la voye de terre avecque leurs biens, et abandonnoyent Alexandrie. En après, les fossés de la terre du côté de la mer, qui estoyent plain de fangz, avecque grant sollicitudine furent nettoyés et deudiés, par tel façon et manière que la mer entroit dedans par la voye du port vielle, et ainsi emplirent tous lez fossés. Et beaucop d’aultres provisions furent faites à réparation pour seurté de la terre. Et après faisoyent de gran gardes de jour et de nuit. Et pourquoy, joincte Misser Bossicart à Rode, et sachant toutes choses et comme le souldain fust avisé de son venir et dez provisions qu’il faisoit, et à celle foys Misser Bossicart délibéra et manda en Alexandrie une nave avecque deux imbassadeurs, affin de tirer hors le souspect de la mente du souldain. Lezquelx imbassadeurs, joinct qu’ilz furent au port d’Alexandrie, dirent voloir practiquer et confermer la paix de Genevois contre le souldain ; laquelle practique voloyent pactiquer hors d’Alexandrie et en lieu de seurté delle personne, c’est assavoir... De quoy, estant avisé le souldain de tel imbassarie et de son intention, subbitement manda en Alexandrie ung imbassadeur avecque ung trouchement, qui est cristien renoyé, et avoit noin Pierre. Lequel imbassadeur alla hors de la terre, et sur la rive de la mer se acostarent cez imbassadeurs, et si se mirent à parlement, et tous aultres gens sarrasins se tenoyent large d’eulx. Par tel manière que tel practique et parlement dura .xxx. jours. Et voyant l’embassadeur du souldain qu’il ne povoit venir à nesune conclusion, il se andona que se estoit pratique pour enganer le souldain, et donna congié à ladicte imbassiata, laquel se ne partirent et retornarent à Rode. Et moy, qui me trova estre en Alexandrie, et doubtant plus que jamais de l’armée de Genevois, je me pourvei par moyen d’argent, et si m’en allai demourer au Cayre. Et en ceste espace, estant Misser Bossicart à Rode, il vint à pacti avecques lez seigneurs de la Religion de Rode, avecque ladicte armée, à conquester Sathalie, qui estoit terre de Turs, parmi l’isole de Cipre. Et conquestant ladicte terre et donnant le dominio à la Religion de Rode, la Religion estoit obligié de li donner .xl. mille ducas. Et ainsi Misser Bossicart se parti avecque ladicte armée, et si s’en alla à Sathalia, et là mist sez gens en terre. Et devant que sez gens acostassent à terre, il vint tant de multitudine de Turs que Misser Bossicart se retraist, et avecque grant travaille et péril : que à grant poine ses gens complirent de monter en naves ne en galées, que jà Turs estoyent joinct alla rive de la mer avecque grant puissance. Et eurent grant grâce de Dieu de povoir estre monté sans dompmage. En tel manière que, quant Misser Bossicart fust monté en galée, délibéra et si commenda que lez .x. naves se deussent partir et aller près d’Alexandrie à .l. milles, et là aller voultoyant par manière que d’Alexandrie non se peust avoir veue d’eux ; et qu’il s’en yroit à Famagosta avecque lez galées pour effermer le pays, pour recouvrer et reçoivre lez gages et l’argent, et puis retourneroit en Alexandrie pour retrouverse avecque lezdictes naves. De quoy subbitement lez pourveurs dirent – lezquelx estoyent Misser Jehan Oultremarin, Misser Luc del Fiasque, Misser Antoine Regie, Misser Andrée Nomelin – respondirent et dirent : « Monseigneur, comment avés-vous partis ceste armée en deux pars ? Vous l’avés deffaite, et si ne vauldra plus riens ». De que, subbitement Misser Bossicart se conturba grandement, disant que ilz doivent faire son commandement sans demeur. Et ainsi lezdictes naves se levèrent. Et estant près d’Alexandrie à .l. milles, pour le courant des eaues et pour lez grans vents qui estoyent – pourquoy c’estoit ou mois d’auost – lezdictes naves ne se peurent soubstenir : elles vindrent près d’Alexandrie à belle force à moins de .xv. milles, par manière que d’Alexandrie venoyent à estre veues comme ellez alloyent voltigent et rendoyent lez voultes. Pourquoy subbitement l’armirail d’Alexandrie manda sez messages au souldain, en lui avisant comment l’armée de Genevois estoit joincte. Pourquoy le souldain commanda ung certain armiral avecque .iiij. M. chevaulx qu’il deussent aller en Alexandrie. Par tel manière que lezdis armiraulx respondirent que l’armée de Genevois non estoit venue, mais que il voloit mander en Alexandrie pour lez mettre en prison. Et à ceste destention et suspect les jours passoyent. De quoy, à voutegier des naves dessus Alexandrie, lez chevaulx de naves se mouvoyent, lezquelx vennoyent à estre boutés en mer, et la courrent lez boutoit dessus le plaige d’Alexandrie. De quoy, veant l’armirail d’Alexandrie que du Caire ne venoit secours, croyoit que l’armée fust joincte ; et à celle fois l’armirail fist taillier environ de .xxv. piés, du genoulx en jus, desdis chevaulx, et si le manda au Caire au souldain. Lezquelx piés furent mandés avecques personnes à chevaul par terre, mostrans et manifestans que l’armée estoit joincte. Et voyant lez ferradures des chevaulx faitez à la manière de Ponent, et à celle fois tous creyrent que ladicte armée estoit joincte. Par tel manière que subbitement lez armiraulx qui estoyent escrips avecques .iiij.M. chevaulx se vindrent en point, et furent chargiés sus environ .C. cerme, et subbitement partirent. Et en après, le souldain manda ung grant marchant d’espice, qui estoit moult practiques avecques marchans crestiens, et portoit .v.C.M. ducas, lezquelx manda avecque une barque : que, se Genevois volloyent acort ne convention de neuf du souldain, qu’il feist tout ce que Genevois voilsissent. Et pource que ledit marchant me portoit grant amour, il me confortoit que je deusse aller avecque li en Alexandrie. Et ainsi monta sus sa cerme et partime. Et estoit au temps que le flume estoit cressu, et allâmes per fin lez murs d’Alexandrie avecque ladicte cerme. Et dischargiarent lez chevaulx celle nuit, et la matin entrarent en la terre ; et trouvâme que le jour devant, que l’armée estoit partie, et la terre demors en grant paix. Et subbitement lez crestiens par mer, et par terre poyens, par espace de trois mois, la terre fust rimplie et en plus grant triumphe et fais de marchandise qu’elle fust jamais. Et ainsi finist l’entreprise de Misser Bossicart.


D2 (p. 201) CXXXIV Qu’il ne serait pourtant pas difficile de prendre Alexandrie
Pour la première foys que misser Bossicart ariva à Rode, si se trova avecques lez x naves et avecques lez xiiij galées, ouquel nombre estoit aussi la galée de Rode. Et se il fust allé tout droit en Alexandrie, ils eust prins la terre avecque trèsgrant avoir et avecque son très grant honnour, et aussi de toute la crestienté. De quoy il fist tout le contraire, qui li a esté une trèsgrant charge, et aussi de toute la crestienté. Priant à Dieu qu’il ne pourvoye pour l’avenir, en vous recordant que, pour pou de mouvement peut venir soccours de gens qu’il ne passassent plus de viij jours. Mais quant Dieu permectera que crestiens ayent le dominie de la terre, et entrevenisse puis que toute la puissance du Caire venist, il seroit de la prisier, en lieu de batailles, pas ung denier, pourquoy ils ne vaillent, ne scèvent, ne peuvent.


D2 (p. 226) CLIV. Dans le Levant, Damas rivalise de prospérité avec Alexandrie. Mais qu’Alexandrie vienne à appartenir aux Chrétiens, et elle supplantera entièrement Damas
Ou pays de crestiens sont nomées par fame .ij. terres principales de grans fais de marchandises, comme oultremontains la ville de Bruges, et en Ytalie la cité de Venise. Et ou pays de poyens sont .ij. terres principalles fameuses et de grans fais de marchandises, comme (p. 227) est la cité d’Alexandrie et la cité de Damasque. Mais promettre à Dieu que la cité d’Alexandrie voise en domination de seigneurs crestiens, la cité de Damasque sera ennullée, pource que lez marchans crestiens yront à Alexandrie, qui sera terre de crestiens et là où marchans crestiens de toute nation se troveront. Et aussi toute nation poyennes marchans yront là avecque lez personnes et avecques lez leurs marchandises. Et par ceste raison vrayes, Alexandrie seulle sera la royne de tout marchans et de toutes marchandises de crestiens et de poyens.


D2 (p. 227) CLV Plan d’un ouvrage de défense d’Alexandrie par le moyen de fossés inondés
La cité d’Alexandrie gire environ …172 milles, et est plus longe que large. Et l’ung de costez fiert en mer, et aussi sez fossez plain de mer ; et l’aultre costé, de terre, est sus fossés. Lezquelx fossez se porroyent guaster, et maistres porroyent caver le terren si bas et si large que la mer entreroit d’ung des bouts de Ponent et si respondroit à l’aultre bout dedans la mer : par tel manière que, si fait euvre venant ensamble, se feroit que la cité d’Alexandrie demeureroit une ysole, et porroit passer entour une galée. Et tant seroit puissant celle cité que puissance de crestiens ne de poyens ne seroit suffucient de la povoir conquester, se non que se fust de leur volenté, c’est assavoir ceulx qui l’avroyent en gouvernement. Et pour ce, concludant, jusques à tant que la cité (p. 228) d’Alexandrie a à estre en puissance de crestiens, sera la relevation de l’estat de la foy crestienne – estant tousjours voloir de Dieu. »



167 Piloti, E., L’Égypte au commencement du XVe siècle d’après le Traité d’Emmanuel Piloti de Crète (1422), par P.-H. Dopp, Le Caire, 1950, p. xi-xvii.

168 « Barques de piotti de Venise » : il s’agit de barques à fond plat, d’une dizaine de mètres, utilisées à Venise pour le transport des marchandises. (Note de P.-H. Dopp)

169 Petite pièce d’artillerie. (Note de D. Régnier-Bohler)

170 Palaicastro, au nord-est de la Crète. (Note de D. Régnier-Bohler)

171 Il faut comprendre : serai.

172 Le chiffre est laissé en blanc dans le manuscrit.

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​​​​​Voyageurs à Alexandrie VIe-XVIIIe siècles
Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

FELICE BRANCACCI (19 au 31 août 1422)

Catellaci, D., « Diario di Felice Brancacci ambasciatore con Carlo Federighi al Cairo per il commune di Firenze (1422) », Archivio Storico Italiano VIII/4, 1881, p. 157-188 ; p. 326-334.

Par un décret de 1422, le ministère reçoit de la Seigneurie de Florence le pouvoir de nommer deux ambassadeurs aux pays d’Orient afin d’obtenir du Sultan d’Égypte les mêmes droits et facilités de commerce que les autres États italiens. Deux importants citoyens sont élus pour une ambassade auprès du sultan Barsbay : Carlo di Francesco Federighi, docteur en droit, et Felice di Michele Brancacci, qui tous deux remplissent de hautes charges dans la république de Florence. Ces derniers viennent demander pour Florence les mêmes droits commerciaux que ceux que le sultan accorde à Gênes et à Venise, ainsi que l’usage légal du florin d’or de Florence dans les États du sultan au même titre que le ducat vénitien, ce qu’ils obtiennent.173

p. 165-169 :

« Le 17 août, après la neuvième heure, nous partîmes de Rhodes, au nom de Dieu, et prîmes le chemin pour Alexandrie. Le 19, à vingt heures, nous atteignîmes Alexandrie ; arrivés là, une barque de l’émir vint à notre rencontre ; et craignant que nous ne fussions des voyageurs catalans, ils ne voulurent pas nous accoster, mais retournèrent en arrière ; une grande foule se rassemblait au port à pied et à cheval, parmi lesquels se trouvaient l’émir et le cadi de la douane ; finalement nous envoyâmes à terre Antonio Minerbetti et notre Turciman qui nous obtinrent l’assurance de pouvoir débarquer. C’est ce que nous fîmes. On nous envoya des chevaux et de nombreux accompagnateurs. La première personne que nous rencontrâmes, entre les deux ports fut le cadi de la douane, à qui nous fîmes une visite et qui nous accueillit très bien. Puis nous allâmes voir l’émir, auquel nous fîmes part de notre mission et à qui nous consignâmes les lettres de créance. Il nous fit bon accueil et nous bûmes avec lui un excellent sirop. Nous prîmes, ensuite congé de lui ; il nous fit accompagner jusqu’à une maison destinée aux ambassadeurs, où il n’était même pas nécessaire de fermer les portes. Nous descendîmes là, et commençâmes à nous préparer le mieux possible. Le soir l’émir nous envoya du pain, du raisin, des melons et des bananes ; nous dînâmes de cela et nous bûmes de l’eau.
Le 20, mille Mores et trafiquants vinrent nous voir, nous demandant tous des pourboires qui pour une raison qui pour une autre ; finalement suivant le conseil de quelques Italiens, nous nous débarrassâmes de la majorité de ces gens, moyennant beaucoup de ducats, car même celui qui vient simplement nous dire “L’émir vous salue” demande par la suite un ducat. A la neuvième heure environ l’émir nous envoya un cadeau, c’est-à-dire 5 moutons, 50 poulets, un panier de pain et un panier de bananes ; nous donnâmes aux porteurs trois ducats, mais ils ne furent pas satisfaits.
(p. 166) Entre-Temps, nous apprîmes que les Consuls vénitiens et génois avaient reçu l’ordre de partir au Caire, à cause des dégâts que les Catalans avaient causés au Sultan, lequel avait proclamé qu’il ne voulait plus qu’aucun Franc n’habitât sur ses terres s’il ne lui assurait pas la paix sur mer. Telles furent donc les dernières nouvelles, pendant que les Génois et les Vénitiens commençaient les préparatifs du départ. C’est ainsi que nous décidâmes de ne débarquer aucune marchandise jusqu’à nouvelle information ; nous décidâmes aussi de ne pas renvoyer les navires avant que nous parvînt du Caire le permis de nous rendre auprès du Sultan, ou qu’il nous fût refusé.
Le 21 vinrent jusqu’à nous mille autres quêteurs, et même l’émir voulait son cadeau qu’il ne nous sembla pas devoir lui donner tant que nous ne nous étions pas présentés au Sultan ; même celui qui était venu nous réclamer le cadeau voulut être payé. Il arriva à un tel degré de malhonnêteté que, comme nous refusions de lui donner le pourboire, ayant l’impression de gaspiller de l’argent, vu la situation du pays, – car si nous avions accompli notre mandat nous aurions été en danger de vie –, il nous répondit qu’il nous aurait empêchés de recevoir l’eau et le pain. C’est pourquoi, ce jour-là, nous prîmes le temps de réfléchir et aussitôt nous demandâmes au cadi de la douane, ami d’Antonio Minerbetti et ami aussi des marchands, de nous conseiller à ce sujet. Il se montra très gêné, et très sagement il nous conseilla de le faire, offrant des étoffes et des draps qui lui appartenaient. Le même soir, pour décharger les propriétaires des navires de toute obligation, nous leur fûmes parvenir l’ordre pour le bien et l’honneur de notre ville, de ne pas quitter le port d’Alexandrie, à moins de le leur préciser, malgré les instructions reçues précédemment. Ils nous répondirent que cela n’était pas suffisant – et qu’ils voulaient que nous et les marchands prîmes sur nous la charge de les préserver de tout danger.


Le 22, comme on nous l’avait conseillé, nous coupâmes environ le quart d’une pièce d’étoffe blanche, le quart d’une verte, et aussi à nos frais nous achetâmes de Nani Guci une pièce de drap de soie verte que nous partageâmes en deux, et nous envoyâmes comme cadeau à l’émir cette moitié et le reste des tissus.
Lorsque ces présents furent amenés à la première porte où se trouvait son Diuda, celui-ci dit qu’il voulait voir ce que nous offrions à l’émir, car si ce n’était pas assez consistant, il refusait de le lui présenter. Nous refusâmes plusieurs fois ; mais à la fin, il fut nécessaire de lui montrer. Lorsqu’il le vit, il dit que cela n’aurait même pas été suffisant à son propre lieutenant, et il ne voulut pas le recevoir, il renvoya les porteurs en leur parlant très brutalement. Un peu plus tard d’autres personnes vinrent chez nous pour essayer de nous mettre d’accord et parlèrent à Antonio Minerbetti et non pas à nous. Parmi ces gens, il y avait le consul de Constantinople : ils disaient que nous devions donner 500 ducats, mais, à la fin, ils se limitèrent à demander une pièce tissée en laine de chameau en plus des autres choses. Antonio refusa tout ceci, et on alla aussitôt chez le cadi lui soumettre le problème ; il en fut très irrité et dit qu’il serait aller lui parler pour lui faire des reproches. Pourtant nous étions sûrs qu’ils étaient d’accord.
(p. 167) Ce même jour, nous envoyâmes quelqu’un aux propriétaires des navires leur promettre ce qu’ils avaient demandé ; ils en furent satisfaits.
À tout moment nous faisions attention de ne pas avoir de contact avec aucun chrétien, et très volontiers nous serions partis et retournés à Rhodes.
Le 23, tôt le matin, un consul de Constantinople et d’autres Mores vinrent nous prier de donner quelque chose de plus à l’émir afin qu’il ne se fâchât pas avec nous, et nous dire que le cadi de la douane nous le conseillait et nous le refaisait dire, et qu’il voulait bien nous servir d’intermédiaire.
À la fin, nous décidâmes, pour le mieux, qu’il interviendrait ; mais comme 20 ou 25 ducats en plus ne suffisaient pas et qu’il était très difficile de conclure ce marché, ils nous envoyèrent un gardien qui, à la porte, empêchait tout homme du navire ou d’ailleurs de rentrer chez nous et de laisser sortir quelqu’un de notre suite. Nous demeurâmes ainsi prisonniers jusqu’aux vêpres. Par la suite, une nouvelle autorisation permit que ceux de notre suite puissent sortir deux par deux. Ils allèrent alors chez le cadi qui décréta qu’en plus des choses que nous avions envoyées, nous ajoutions cette demie pièce de drap de soie que nous avions gardée. C’est ce que nous fîmes. Pour nous aider, il la changea et la remplaça avec autant de drap vert et noir, et en plus donna à l’intermédiaire six ducats de sa bourse. Le cadeau fut présenté à l’émir qui, lorsqu’il le vit, fit mauvaise mine et dit qu’il était horrible, et si l’intermédiaire présent, dans lequel il avait confiance, ne lui avait pas vanté le cadeau, il l’aurait probablement renvoyé. A la fin, il l’accepta sans donner un sou au porteur et donna l’ordre de retirer le gardien qu’il avait de nouveau envoyé nous contrôler. Mais le gardien voulut un ducat, et le messager venu pour le faire partir en réclama un demi. À partir de ce moment-là les Vénitiens et les autres purent nous rendre visite. Nous fûmes tellement désolés et bouleversés par toutes ces histoires que plus d’une fois nous eûmes la tentation de partir à l’improviste et secrètement, de remonter sur le navire et retourner à Rhodes. Nous supportâmes tout cela parce que nous avions des ordres très stricts, et nous nous préparâmes à rester au Caire comme otages, vu leur avidité insatiable de recevoir des pourboires.
Le 24 nous demeurâmes à la maison, mais il survint un incident hors de l’ordinaire ; en effet, deux marins furent trouvés dans la ville, sur une colline dont l’accès est interdit à tout chrétien. Un des deux fut fait prisonnier et l’autre se réfugia sur le navire. Ils nous amenèrent le prisonnier les mains liées, avec grande violence et colère ; ils disaient qu’ils voulaient son camarade et qu’il fallait envoyer quelqu’un le chercher sur le navire, sans cela ils auraient fait... etc. Entre-temps, quelqu’un dans un coin nous chuchota que pour 25 ducats nous aurions pu le récupérer ; mais comme nous avions déjà compris leur façon de faire, nous déclarâmes qu’ils pouvaient l’emmener et que si cela leur faisait plaisir, ils pouvaient aussi le prendre. À la fin, pour en finir, nous le rachetâmes pour moins d’un ducat ; mais avant de nous le rendre, ils le frappèrent méchamment avec des bâtons.
Nous passâmes le 25 à ne rien faire.
Le 26 nous décidâmes de renvoyer des galères, même si la réponse n’était pas parvenue au Caire, car on disait que les Vénitiens avaient signé l’accord, et nous avions l’impression de faire dépenser trop d’argent à la Commune. Mais nous ne pûmes décharger nos bagages ni ceux des marchands, car la nuit était tombée.
C’est pourquoi ils renvoyèrent le départ (p. 168) au lendemain matin - que Dieu leur assure un bon et sauf voyage. Et ce soir même, le cadi de la douane nous informa que le messager était revenu du Caire, que le Sultan avait beaucoup apprécié notre arrivée et que même sans les accords avec les Vénitiens et les Génois il avait été plus souple par amitié pour nous, qu’il nous envoyait ses amitiés et qu’il nous aurait tout de suite envoyé son Turciman et une germe.
Le même jour nous donnâmes l’ordre aux propriétaires des navires de faire retour par la voie la plus directe, sans attaquer les Turcs ou autres orientaux.
Le 27, comme il faisait mauvais temps, les navires ne purent partir. Et ce jour-là les Vénitiens et les Génois revinrent du Caire en ayant signé l’accord suivant ; ils pouvaient rester comme auparavant, à condition de ne pas importer dans son domaine des marchandises catalanes et s’ils en avaient, ils devaient les renfermer dans leurs comptoirs ; ils devaient se tenir ainsi de façon à lui assurer la paix avec les Catalans et ils devaient le dédommager des dégâts subis. Tout cela leur coûta de nombreux ducats en pourboire. Ce jour-là, certains d’entre eux vinrent nous rendre visite.
Le 28 le consul des Génois, c’est-à-dire M. Bartolomeo Lomellino vint nous rendre visite ; nous lui demandâmes des renseignements concernant les choses du pays ; il nous parla très aimablement, nous rassura, et nous donna même des conseils. Entre autres choses, il nous dit qu’en plus des présents que nous apportions au sultan, nous avions intérêt à offrir un cadeau au Dindar, au Chatibisser et au Anatarchasso, car c’étaient des officiers importants dont nous aurions eu grand besoin ; il lui semblait, du moins, que la valeur d’environ 400 ducats convenait à chacun d’entre eux. C’est ce que nous avions fait pour les autres, mais on avait donné un peu plus à l’un, un peu moins à l’autre. Il nous avertit que si nous ne le faisions pas, cela nous aurait causé des ennuis et il ajouta que nous aurions été obligés de faire beaucoup d’autres donations. Cela nous effraya énormément, parce que nous n’avions pas les moyens de le faire et en plus nous n’avions pas mission de pouvoir tant dépenser.
Ce même jour vint aussi nous rendre visite Gabriello Cattani, ami de notre communauté, nous répétant à peu près les mêmes paroles que M. Bartolomeo ; c’est pourquoi nous écrivîmes de nouveaux aux consuls de la (p. 169) marine en leur expliquant tout ceci.
Ce jour-là un des Turcimans du sultan vint nous voir ; il était venu du Caire avec les consuls Vénitiens et Génois ; il nous rassura de la part du sultan en nous disant que notre venue lui était chère ; il nous recommandait de ne pas trop croire aux Turcimans, en ce qui concerne les pourboires, car il est dans leur nature de toujours demander de grosses sommes pour plaire aux seigneurs. Cet homme se montra très soucieux de nos affaires. Nous fûmes étonnés de ce qu’il disait, car nous ne lui avions rien demandé et nous craignions que ses paroles n’eussent caché quelque ruse ; néanmoins nous le remerciâmes, et nous nous fiâmes à lui.
Le 29, deux messagers vinrent nous dire, de la part de l’émir qu’il désirait, pour nous honorer, envoyer un des siens avec nous au Caire, et le cadi de la douane voulait en envoyer un autre à nos frais ; nous refusâmes disant que nous n’en avions pas besoin, étant donné que nous n’avions pas seulement un Turciman du sultan mais deux pour nous accompagner. Nous nous débarrassâmes enfin d’eux et leur donnâmes dix ducats. À la 23e heure environ, nous nous mîmes à cheval ; le consul était avec nous pour nous accompagner jusqu’à la porte, mais lorsque nous fûmes à cheval, notre Turciman nous annonça qu’il fallait que le consul vînt jusqu’au Caire, et que cela était indispensable. Nous fûmes étonnés, car le consul avait tout à fait décidé de ne pas venir. Devant ce différend, nous allâmes demander conseil au cadi, et de nouveau il s’agissait de donner un pourboire au Turciman pour éviter au consul de venir au Caire ; arrivés enfin chez le cadi, nous le trouvâmes avec le Dindar de l’émir, qui nous en voulait énormément, parce que nous n’avions pas voulu lui donner trois cannes d’étoffe qu’il réclamait : et de toute cette histoire, c’était lui le responsable.
C’est ainsi que vint l’heure du dîner, et sans rien nous dire ils nous abandonnèrent là, et eux allèrent dîner.
Vers une heure et demie le consul se libéra moyennant 15 ducats ; le cadi, contre notre grès, donna en notre présence trois cannes d’étoffe au Dindar, disant que si nous ne voulions pas les lui rendre, il les payait volontiers lui-même. C’est à cette heure que nous sortîmes d’Alexandrie et allâmes au port, à une distance d’environ 3 milles. Là nous trouvâmes une germe que le sultan nous avait envoyée, et nous dûmes en prendre une autre seulement pour transporter les Turcimans qui en raison de leur jeûne, ne voulaient pas se mêler à nous. Ce qui nous coûta 12 ducats. Depuis le moment que nous montâmes à cheval jusqu’au moment où nous descendîmes sur la germe, nous fûmes entourés de mille mendiants dont nous nous débarrassâmes, les mains sur la figure, en essayant de dépenser le moins possible, en nous faisant tirer le long du canal. »174


173 Almagià, R., L’opera degli Italiani per la conoscenza dell’Egitto e per il suo risorgimento civile ed economico, t. I, Rome, 1926, p. 115.

174 Traduction : N. Sauneron, C. Burri (archives Sauneron, Ifao).

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​​​​​Voyageurs à Alexandrie VIe-XVIIIe siècles
Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

GHILLEBERT DE LANNOY (1422)

Lannoy, G. de, OEuvres de Ghillebert de Lannoy : voyageur, diplomate et moraliste, par Ch. Potvin et J.-Ch. Houzeau, Louvain, 1878.

Messire Ghillebert de Lannoy (1386-1462) est le type personnifié du chevalier errant du Moyen Âge dont toute la vie ne fut qu’un long périple. En 1420, les rois de France, d’Angleterre et le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, lui demandent secrètement de se rendre en Orient pour examiner les chances de succès d’une nouvelle croisade contre les Sarrasins. Parti de l’Écluse le 4 mai 1421, Ghillebert de Lannoy, traverse la Prusse, la Pologne, la Russie, la Hongrie, la Valachie, la Moldavie, la Tartarie, certaines îles de la Méditerranée, et la Judée – essayant de pressentir en route les Princes chrétiens dont le concours pourrait être utile – avant de débarquer à Alexandrie. Accompagné seulement de deux autres gentilshommes flamands, il arrive au Caire où il est reçu comme ambassadeur du roi de France. Dans ce récit, il donne des détails sur l’administration et l’état militaire de l’Égypte. Préoccupé de renseigner complètement ses mandants sur les forces et les ressources dont les Sarrasins pourraient éventuellement disposer, en cas d’attaque, il s’enfonce dans l’intérieur du pays, côtoie la Mer Rouge durant onze jours et consacre deux semaines à la descente du Nil.175

p. 99-110 :

« Cy après s'ensieut la visitacion de la cité d'Alexandrie et de la situacion d'icelle
Item, est à sçavoir, à l'arriver par mer en Alexandrie, au plus cler temps qu'il soit, on ne voit les terres que de (p. 100) vingt à vingt cincq milles loings, au plus loing, pour les terres d'Égipte qui sont sy basses et sy plaines, et voit on plus tost la ville que les terres pour deux montaignes de terre qui sont dedens la fermeté d'icelle, qui en donnent la cognoissance, dont la plus haulte des deux est séant à la dextre à l'arriver, au plus près des murs par dedens sur le viel port, et est gresle et quarré à fasçon d'un dyamant. Sur laquelle, y a une tourette de la garde qui descoeuvre toute la ville, les pors et la circuitté autour. Et l'autre siet à l'arriver à main senestre, au bout de la ville par dedens, allant vers le Kaire, et n'est pas si haulte, mais est plus grosse et est beslongue sur la dévalée176, au plus hault de laquelle il y a ung moustier177 de Sarrasins, nommé Mousquaye, si s'étent petitement ; et peut peu descouvrir. Item, à l'arriver, dix milles parfont178 en la mer, loings de la ville, est le fons de vingt à vingt cincq braches179 de (p. 101) parfont. Et y a là pour tous gros navires bons fons, venant de là jusques à la bouche du port nouvel ; auquel nouvel port les Cristiens et toutes autres nations ont usance de arriver pour marchandise, et non au viel.

La visitacion du viel port d'Alexandrie, en Égipte
Il est a sçavoir que en Alexandrie a deux pors, c'est a sçavoir, le viel et le nouvel. Et demeure le viel à l'arriver à main dextre du nouvel, et viennent tous deux iceulz pors batre aux murs de la ville. Et y a, en manière d'une langue de terre, environ d'une mille de largue entre iceulz deux pors dessusdis. Item, dedens le viel port, n'ose entrer nulle navire de Cristiens, ne nul Cristiens, par dedens la ville, ne par dehors, ne l'ose approuchier depuis environ soixante ans, qui fut l'an vingt et deux, ouquel an le roy Pierre de Cyppre la print par ce lieu là, pourquoy on (p. 102) peut ymaginer que ce lieu là est le plus avantaigieux. Item, trouvay par informacion, non pas que je aye esté dedens, que le viel port est plat et n'y peut entrer plus gros navire que de deux cens bottes180, gallées plattes181, fustes182 et petites navires ; et est bien large environ de une mille, et est plat et dangereux, fors à ung canal, qui est à l'arriver à main dextre, au plus près des terres. Et siet icelle entrée parmy le vent de west-zuut-west, et par où peut enter seurement la navire dessusditte. Item, est ledit viel port de fasçon beslong183, et est grant environ de sept milles de tour, ad ce que on peut clèrement veoir à l'oeul184 et est dedens sceur185 pour tous vens186, sy non pour ung gros vent de west-zuut-west. Et vient icelui port batre aux murs de la ville à une moult grosse tour noeufe où le soudan se loge quant il vient en la ville d'Alexandrie. Item, ou lieu où icelui viel port vient batre aux murs de la ville, il n'y a autre fossé que la mer, et n'y a que le seul mur de la ville, et tout cecy se peut vëoir par exemple. Item, n'est point fermé de chaienne, ne d'autre chose, ledit viel port.

La visitacion du nouvel port de la cité d'Alexandrie
(p. 103) Item, ou port nouvel arrive tout le navire, qui vient en Alexandrie, et est l'entrée d'icelui de sept à dix braches187 de parfont et environ une mille de large, et siet parmy noot-noord. Et est tout ledit port grant environ de six milles de tour, et est de fasçon un peu beslong188, et vient la mer batre dedens icelui port ainsy que on y entre à main senestre, au mur de la ville, ouquel lieu l'eaue est moult plate, comme il samble, et semée de grosses pierres, et là ne ose approchier nulle navire de Cristiens. Item, à l'environ de ce lieu là, par dedens les murs de la ville, joignant là, y a au long du mur une alée189 qui est comme chastel, où demeure l'admiral de Alexandrie. Et en ce lieu là où la mer bat au mur, il n'y a nul fossé ne autre fermeté que le mur premier. Item, depuis l'entrée du port, à mesure que on va plus avant dedens, amendrist le fons190, et ne peut gros navire aprouchier la terre ne la ville dedens, (p. 104) plus près que à demy mille. Et en ce lieu là, communément ancrent les nefz et y est le fons environ de deux braches de parfont, et de là en avant jusques en terre y fait moult plat. Et y a oudit port plusieurs lieux sy plas que la terre y appert en aucuns lieux dehors191 mais qui a bon pillot il y a deux lieux où il fait bon pour sourdre192 gros navires. Et n'y peut nuire autre vent que noord et noord-ost, et encores par très grosse fortune, et pou193 advient que nul vent y face dommaige. Item, à l'entrée dudit port, à chascun lez194, sur la terre ferme qui le clot, il y a assis une mousquaie de Sarrasins, dont l'une est habitée et l'autre non, et tout cecy se monstre plus vivement par l'exemple qui y est fait. Item, depuis celui lieu où la mer laisse à batre au mur, en montant à main dextre jusques à la grant porte de la ville, estant sur ledit port en terre ferme, il y a ung fossé cuirié195, droit à plomb, large environ de cinquante piez, plain d'eaue et ne samble guaires parfont. Item, d'icelle porte, montant à main dextre encore plus amont, jusques à une tour cornière196, où la mer du viel port vient batre, il y a brayes197 dessoubz les grans murs et deux paires de fossez, dont le premier vers la mer n'est gaires parfont, et n'y a point d'eaue. Et l'autre, joingnant les murs, est cuiriez à plomb comme le premier dessusdit. Et y a de la dessusditte grant porte à laditte tour cornière, au long du mur, bien cincq grosses tours, que198 quarrées, que rondes, (p. 105) sans la porte, ne sans laditte tour cornière. Item, n'est celluy nouvel port point fermé de chayenne199, ne d'autre chose. Item, entre le nouvel port et le viel, il y a, environ une mille devant la ville, en la mer, ung lieu qui fait la closture de deux pors, lequel est plain de mousquaies et là est armeurière des Sarrasins, lequel lieu seroit bien avantaigeux à y dreschier et assir200 pour trais201 et autres habillemens202. Item, est Alexandrie très grosse et grant ville en païs plain, assise d'un costé sur les deux ports dessusdis, sur la mer, et très bien emparée, très bien fermée tout autour de hault murs. Et y a grant fuison203 de tours espessement assises, que quarrées, que rondes, toutes à terrasse. Item, au dessus des grans murs, il y a tout autour brayes et tourelles espessement assises. Et y a en oultre fossez cuiriez de machonnerie à plomb204 par tout entour, en tout les lieux cy dessus exceptez, et n'y a point d'eaue en iceux, mais samblent larges de cincquante à soixante piez, et parfons de vingt quatre à trente. Item, est laditte ville assise en terre ferme, bonne à miner205, et sont tous les murs, tours, brayes et les maisons de la ville de blanche pierre206, et défroyans207, non par croye208. Item, est laditte ville creuse toute par dessoubz toutes les rues et les maisons. Et y a (p. 106) conduiz dedens terre machonnez209 par arches, par où les puis de la ville sont abeuvrez de la rivière du Nyl, une fois l'an. Et, se ainsy n'estoit, ilz ne auroient point d'eaue fresche en la ville, car pou y pleut ou néant210, et n'y a puis ne fontaines naturelles en la ville. Item, à trente milles près d'illecq, partant d'un villaige, nommé le Hathse211, sur le Nyl, il y naist une fosse faitte à la main qui vient à une mille près de la ville au long des murs et va chëoir212 dedans la mer du port viel, par laquelle, tous les ans en la fin d'aoust ou par tout le mois de septembre, la rivière du Nyl qui en ce temps là croist habondamment, vient remplir tous les puis de la ville pour ung an, et les puis de dehors, dont les gardins sont arrousez. Et y a parmy zuut-west, à une mille près de la rivière dessusditte, ung greil de fer oudit fossé, où commencent les conduits, par où l'eaue ditte vient en la ville, et s'ainsy n'estoit comme dit est devant, ilz mourroient de fain213 et de soif en la ville, car il n'y pleut point, et n'y a ne puis, ne fontaines naturelles, fors seullement quatre grandes cisternes pour eaue, se mestier estoit. -Item, sont grant partie des murs ouvrez par arches par dedens, non pas emplis. Et y a allées dessus pour deux hommes aller de front, et ne (p. 107) samblent point lesdits murs espés parmy les alées, plus hault de sept piez, et par bas, entre les arches, plus hault de quatre ou de cincq piez, et les créniaulx d'amont dessus les allées plus hault de deux et demy, lesquelz créniaulz de toute la ville sur tours, sur murs et sur brayes, sont tous fais à demy rons. Et n'y a par dessus les murs, par dedens la ville, comme il samble à vëoir, nulles terres ne dicques214, dont ilz puissent estre fortiffiez que de eulz mesmes -Item, samblent les tours à vëoir parmy les arches moult peu espèsses, comme vray est ; car bien le ay sceu par informacion. Et n'y a murs, ne tours qui chose du monde tenissent contre gros canons. -Item, est la ville très longue de ost à west, et estroitte de zuut à noord. Et peut avoir environ six milles de tour et est moult peuplée de maisons très haultes, toutes faites dessus à terraces, et sont moult gastées et moult dechëues215, espécialement es rues foraines216 et envers le viel port, où elles sont toutes wides et désemparées. Et pour ceste chose en partie, n'y laisse on point aler aucuns Cristiens, et sont les rues meschantes et estroittes, excepté deux ou trois grans rues où leurs marchiez de leurs vivres sont. -Item, en icelles grans rues, on y voit assez de gens, mais par toutes les autres rues foraines, on n'y voit comme nulluy, et est ainsy comme despoeuplée et allée au néant. Item, nul Cristien ne ose approuchier les deux montaignes qui sont par dedens la ville. Item, sur ledit port nouvel, y a trois portes, c'est à sçavoir, toutes à main senestre, ainsy que on descent, (p. 108) dont l'une par où on entre, est une petite porte, nommée le Douaire, qui ne se oeuvre que trois fois la sepmaine, et par icelle font entrer toutes leurs marchandises, excepté le vin qui entre par la grant porte commune. Item, est l'autre porte plus à main droitte ensieuvant et est là le chennal où on met les galées quant il en y a, et les fault tirer par terre environ le trait d'un arcbalestre sur la terre. Item, pour l'heure que je y fus, il n'y avoit nulles gallées, ne fustes de guerre. Item, encore plus à main dextre, il y a une autre grant porte commune par où communément tout homme passe. Et par celle porte, de lez les murs, il a assis ung très grant couillart217, et est icelle porte grande et double de deux tours toutes quarrées. Et, en entrant en icelle, on va entre deux haulz murs le trait d'un arcq et passe on deux autres portes, dont l'une se ferme chascun jour, avant qu'on soit au fort de la ville. Item, il y a encore de l'autre bende218 de la ville deux autres portes, ouvertes chascun jour, l'une parmy zuut-ost, qui va aux fossés et aux gardins, et l'autre parmy est-noord-ost, qui va vers Alexandrie la vielle219, (p. 109) et vers le Kaire. Et par celle porte ne laisse on passer nul Cristien, ne sçay se c'est pour la grosse montagne qui est là près. – Item, sont icelles deux portes moult belles, à doubles tours quarrées. Item, y a en hault, sur les terasses de pluisieurs tours qui sont autour de la ville, des couillars, tous dreschiez, et en y a encore dix en pluisieurs tours entour. Item, ay sceu par informacion qu'il y a assez foison d'arcbalestriers de Rommaigne220 et assez de petits canons dedens la ville, mais non mie nulz gros, mais y a grant nombre d'arcbalestriers. – Item, à l'autre lez de la ville, à l'opposite de la terre qui est entre les deux pors, y sont les murs de la ville longs et drois221, et les tours y sont grandes, mais loings sont l'une de l'autre, et au long de iceulz murs, au trait d'un arcbalestre, sont toutes montaignes de terre, et oultre sont gardins222, et palmiers à l'environ de la ville. Item, n'y a en toute la ville nulle place où on se puist recoeullier et est toute plaine de maisons sy non sur les deux montaignes. Item, y a pluisieurs marchans Cristiens dedens la ville qui là demeurent, en espécial Venissiens, Gênenois et Catelans ; qui y ont leurs fontèques, comme maisons grandes et belles, et les enferme on là dedens et tous les cristiens, chascune nuyt de haulte heure, et, les matins, les laissent les Sarrasins dehors de bonne (p. 110) heure, et pareillement sont enfermez tous les vendredis de l'an, deux ou trois heures le jour, c'est à sçavoir à midy quant ils font leur grant oroison. Et y a autres couchiers d'Ancône, de Naples, de Marseille, de Palermes et de Constantinoble, mais à présent n'y a nulz marchans. Item, y a une maison plaine de viel harnas223 de Cristiens, et tout le nouvel que on donne au Soudan ou qu'il gaigne sur les Cristiens, est là mis. »


175 Lannoy, G. de, OEuvres de Ghillebert de Lannoy : voyageur, diplomate et moraliste, par Ch. Potvin et J.-Ch. Houzeau, Louvain, 1878, p. XI-XXXIII. Voir également les archives de Sauneron à l’Ifao.

176 Moins haute sur la pente. Toutes les notes de ce texte sont de O. V. Volkoff sauf mention contraire.

177 Monastère.

178 Profond.

179 Brasses.

180 Bateau plat pour la pêche, en usage dans les départements du midi de la France.

181 Petit navire de guerre, de la famille des dromons, qui servait de mouche et d’aviso dans la marine militaire des premiers empereurs byzantins.

182 Espèce de bâtiment long et de bas bord, qui marchait à la voile et à la rame.

183 Moins long.

184 L’oeil.

185 Sûr.

186 Vents.

187 Brasses.

188 Allongé.

189 Édifice (?).

190 Le fond se relève.

191 La terre ne se voit pas.

192 Terme de marine ; se dit d’un navire qui marche au plus près du vent.

193 Peu souvent.

194 À côté de, proche de, tout contre.

195 Fossé aux parois couvertes d’un revêtement.

196 Tour placée à l’angle, dans l’encoignure.

197 Espèce de bastions.

198 Soit.

199 Chaîne.

200 Placer.

201 Les gens de traits sont les arbalétriers. Note O. Sennoune.

202 Équipements, machines, engins, armes. (F. Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Paris, 1885, vol. 4, p. 392). Note O. Sennoune.

203 Quantité.

204 Fossé revêtu de maçonneries verticales.

205 Creuser (?).

206 Pierre tendre.

207 Nous n’avons pu trouver la signification de ce terme.

208 Nous n’avons pu trouver la signification de ce terme.

209 Maçonnés.

210 Il pleut peu ou pas du tout.

211 ‘Aṭf : village sur le Nil où commence le canal d’Alexandrie.

212 Abouti.

213 Faim. Ce mot n’a pas de sens ici, il ne figure pas dans certaines autres éditions de cette relation.

214 Digues (?).

215 En ruines.

216 Extérieures, vers la périphérie.

217 Nom donné, au Moyen Âge, à une machine de jet de la famille des mangonneaux.

218 Côté (?).

219 Il faut lire : la ville.

220 Un des commentateurs de l’ouvrage de Lannoy propose de traduire ce mot par roumaine.

221 Droits.

222 Jardins.

223 Armures.

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FRANÇAIS ANONYME (entre 1419-1425)

Français anonyme, Un pèlerinage en Terre sainte et au Sinaï au XVe siècle, par H. Moranvillé, Paris, 1905.

Attribué faussement à Claude de Mirebel qui n’est en réalité qu’un des nombreux propriétaires du manuscrit, l’auteur de cette relation demeure inconnu. Celui-ci ne nous donne que quelques vagues détails sur sa personne, aucun renseignement sur la date de son pèlerinage, ni sur les personnes qui l’auraient accompagné. Labib Mahfouz propose de l’identifier à Monbert de Albin, qui visite le Sinaï en 1431, et dont le nom a été relevé en 1935 par Rabino dans le réfectoire du monastère de Sainte-Catherine.224

p. 32-33 :

« Item, de là qui veult aller en Allixandrie pour aller plus tost et à son ayse que sur les asnes ne sur les chameaulx, on peult monter sur barques et descendre sur la riviere contre bas ; dont au descendre voist on le tiercenal où le soldain tient ses gallées, où en veismes maintes et plusieurs aultres vaisseaulx. Lors descend l’en par la riviere deux journées ou bien près ; et lors convient descendre en ung villaige duquel ne me souvient pas-bien le nom et là demourer celle nuit et louer asnes pour chevaulchier jusqu’en Allixandrie.
Et de cedit villaige se fault partir en esté après mynuit pour le grant chault qu’il y fait.
Et quant on est en Allixandrie dix mille près, il fault par une très molle et penible sablonniere passer ; puis vait on à Allixandrie logier. Sy doit chascun pellerin estre certain que à l’entrée de la cité, au portail, il sera jusques à ses secretes parties serchiez, ou au moins à noz très grans desplaisirs le fusmes nous par la coustume de cellui temps. Puis fusmes envoyez logier à Fondigo des Venissiens ; et là les marchans Venissiens et aultres, quant ilz scevent les pellerins venus, que quelque part que ilz soient, les viennent festoyer. Et l’andemain que les pellerins sont aucun peu reposez, ilz les maynnent veoir la cité et les choses à nous merveilleuses, especialement la prison où madame sainte Katerine fust mise et là où elle devoit estre martiriée, quant les angelz, par le voulloir de Dieu, firent rompre et detrenchier les renes ; et puis les maynnent aux deux collomnes sur le lieu propement où elle fina ses glorieux jours par avoir sa teste trenchée. Puis les maynent veoir le pallaix et les très fortes murailles doubles moult garnies de très grosses tours. Aultre chose ne veismes que à escripre facent, fors que les villennies que ces faulx mastins nous disoient et eussent par tout fait, se ilz eussent osé ne peu.
En celle cité de Allixandrie, telle ordonnance y est que pour quelque feste que les Sarrazins ayent, tant grande leur soit, et les gardes apperchoivent quelconcque nave, gallée ou quelque aultre vaisseau que ce soit, incontinent les gardes du port cincq ou six de eulx leur vont au devant savoir qui est le patron, comment il a nom et dont ilz sont et quelle marchandise ilz maynnent, ains qu’ilz puissent entrer dedens le port. Et quant ilz ont la reponce eue, ilz escripvent deux lettres l’une comme l’autlre et les lyent sur deux coullons, tant qu’ilz peuent voller, ilz vont l’un au Soldain et l’aultre à l’amiral : par lesquelx coullons, en très peu de heure, ilz scevent les venues des vaisseaulx, aussy l’eure et le jour. Laquelle chose des coullons est bien forte à croire ; toutesfoiz l’afferment les marchans chrestiens.
Item, est assavoir que en ladicte cité de Allixandrie fault tant demourer que quelque navire ou vaissel Crestien y viengne, sy par adventure le navire n’y est pour eulx en retourner ; mais il n’est gaires que de plusieurs pars n’y en viengne dont les plus portent pellerins qui descendent à Jaffe pour la descendue de jherusalem ; Et quant ilz sont là descendus entre tant qu’ilz font en la Terre leurs pellerinaiges, les gallées vont maintesfois deschargier en Allixandrie où il n’y a par mer que trois cens milles, passant devant Damyette et devant Acre et descendre qui veult à Bal Barut, qui est le droit milieu de Jaffe à Allixandrie, et là attendre les aultres pellerins. »


224 Mahfouz, L., Pèlerins et voyageurs au Mont Sinai, Ifao, Le Caire, 1961, p. 48-51.

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JOHANN SCHILTBERGER (1425)

Schiltberger, J., The Bondage and travels of Johann Schiltberger, a native of Bavaria, in Europe, Asia, and Africa, 1396-1427, par J. Buchan Telfer, Londres, 1879.

Johann Schiltberger (1381-1440 ?), né à Hollern (entre Munich et Freising), est fait prisonnier à la bataille de Nicopolis en 1396. Le sultan Bayzid le prend à son service de 1396 à 1402. Pendant ce temps, il accompagne les troupes ottomanes en Asie Mineure et en Égypte. Il passe ensuite au service de Tamerlan. En 1427, il rentre chez lui où il devient chambellan du Duc Albert III.225

p.62-64 :

« Alexandrie est une belle ville qui mesure près de sept milles “welsch” de long et trois de large. L’eau du Nil se jette dans la mer. La ville n’a pas d’autre eau à boire que celle-ci. On la conduit dans les citernes de la ville. Beaucoup de marchands de Venise et de Gênes, en Italie, viennent par mer. Ceux de Gênes ont leurs propres magasins à Alexandrie, de même que ceux de Venise. À l’heure des vêpres, à Alexandrie, les étrangers sont obligés de rentrer dans leurs magasins et de ne plus se promener dans la ville ; c’est absolument interdit. Un païen vient verrouiller les magasins et emporte les clés avec lui jusqu’au lendemain matin, où il les rouvre à nouveau. Ils agissent ainsi de peur que les étrangers ne s’emparent de la ville, comme le roi de Chypre le fit une fois. Près du port d’Alexandrie il y a une belle tour haute. Il n’y a pas longtemps, on voyait encore sur cette tour un miroir, dans lequel on pouvait voir d’Alexandrie à Chypre ceux qui étaient en mer. D’Alexandrie, on voyait également dans ce miroir, tout ce qui entrait et sortait du port et tout ce qui s’y passait. À cause de ce miroir, le roi de Chypre, se trouvant en guerre avec Alexandrie à cette époque, ne pouvait rien faire contre la ville. Alors un prêtre vint au roi de Chypre, lui demandant ce qu’il obtiendrait s’il brisait le miroir. Le roi répliqua qu’il lui donnerait n’importe quel évêché qu’il désirerait dans son pays, s’il y parvenait. Le prêtre alla voir le pape à Rome et lui dit qu’il voulait aller à Alexandrie pour casser le miroir, mais à condition qu’il l’autorisait à abjurer sa foi chrétienne. Il lui donna la permission de la renier en parole mais non pas en actes et ni avec le coeur. Le prêtre agit ainsi par égard pour la foi chrétienne parce que les païens causaient de gros ennuis aux Chrétiens sur mer. Le prêtre partit de Rome à Alexandrie et se convertit à la foi des païens. Il apprit leur écriture et devint un prêtre païen. Il fut leur prédicateur, leur enseigna la foi païenne contre la foi chrétienne. Ils l’honorèrent et le vénérèrent grandement parce qu’il avait été un prêtre chrétien. On lui faisait beaucoup confiance, ainsi on lui demanda quel temple il désirait dans la ville pour lui donner à vie. À l’intérieur de la tour sur laquelle se trouvait le miroir, il y avait notamment un temple qu’il demanda à vie. On lui donna avec les clés qui permettaient d’accéder au miroir. Il y était depuis neuf ans lorsqu’il proposa au roi de Chypre de venir avec ses galères. Il briserait le miroir qui était en son pouvoir, après quoi on lui enverrait une galère pour s’enfuir. Alors un matin, de bonne heure, arrivèrent de nombreuses galères et il brisa le miroir en donnant trois coups avec un grand marteau. Le peuple dans la ville s’effraya du bruit du miroir et se leva pour courir à la tour. On l’encercla de telle sorte, que le prêtre ne put s’enfuir. D’une fenêtre de la tour, il se jeta dans la mer et mourut. Peu après, le roi de Chypre, puissamment armé, arriva, conquit la ville d’Alexandrie et l’occupe pendant trois jours. Puis le sultan marcha contre lui et le roi de Chypre ne put lui résister. Le roi de Chypre incendia alors la ville, captura le peuple et l’emmena avec lui ainsi que les femmes, les enfants et tout ce qu’ils possédaient. »226


225 Schiltberger, J., The Bondage and travels of Johann Schiltberger, a native of Bavaria, in Europe, Asia, and Africa, 1396-1427, par J. Buchan Telfer, Londres, 1879, p. xv-xxix.

226 Traduction : U. Castel (archives Sauneron, Ifao).

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GRAFEN VON KATZENELLENBOGEN (du 11 septembre au ? 1434)

Katzenellenbogen, G. von, « Grafen von Katzenellenbogen », dans H. Meisner et R. Röhricht, Deutsche Pilgerreisen nach dem Heiligen Lande, Berlin, 1880.

p. 350-351 :

« Item le jour de la nativité de la Vierge (7 septembre), nous partîmes par bateau de Candie pour Alexandrie ; entre ces deux ports on compte 600 milles. Nous arrivâmes à Alexandrie le vendredi avant l’Exaltation de la Sainte Croix (11 septembre).
Item à Alexandrie, il existe une cavité dans un mur, là où sainte Catherine fut enfermée, ainsi que deux colonnes de pierre ; sur ces colonnes se trouvait la pierre ronde sur laquelle sainte Catherine fut décapitée, juste avant la cavité.
Item saint Marc fut flagellé à Alexandrie tout au long d’une ruelle et il y fut martyrisé et mis à mort.
Item saint Jean l’Aumônier fut aussi mis à mort à Alexandrie et martyrisé.
Item saint Pierre fut patriarche à Alexandrie où il fut martyrisé et mis à mort.
Item nous payâmes 150 ducats à la douane d’Alexandrie pour 10 personnes, soit 15 ducats par personnes. »227


227 Traduction : G. Hurseaux (archives Sauneron, Ifao).

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CYRIAQUE D’ANCÔNE (1412-1435)

Cyriaque d’Ancône, Kyriaci Anconitani Itinerarium, Florence, 1742.

Le marchand Cyriaque d’Ancône ou Cyriaque de’Pizzicolli est un humaniste fasciné par l’antiquité. Il naît à Ancône vers 1391 et meurt à Crémone vers 1455. De 1412 à 1454, il voyage sans cesse dans tout le territoire byzantin. À partir de 1424, il tient un journal détaillé écrit en latin : Antiquarum Rerum Commentaria renfermant ses déplacements, les personnes qu’il rencontre (Jean VIII Paléologue, des potentats, des lettrés), les endroits et les monuments qu’il prend la peine de dessiner. Les inscriptions grecques et latines qu’il retranscrit sont pour la plupart les plus anciennes et les seuls témoins que l’on conserve. Il dessine les pyramides et les inscriptions en caractères démotiques. Dans tous ces domaines, il collectionne des objets.
De ce volumineux journal, seule une petite partie a survécu. À ces archives, on peut ajouter les documents envoyés à diverses personnes, qui représentent la plus grande partie de ce qui a été conservé. Ses voyages furent compilés dans une relation Itinerarium dédicassé en 1441 au pape Eugène IV.228

49-50 :

« Puis de là, en passant le long de l’immense Libye, nous arrivâmes enfin à la célèbre Alexandrie, capitale d’Égypte. Nous vîmes les restes du phare antique [qui fut] très haut, nous examinâmes les murailles de la célèbre ville, les très grandes portes et de très nombreux restes épars qui se trouvent aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur des murs. Mais nous vîmes surtout, près du palais de Ptolémée, le prodigieux obélisque numide qui fut jadis transporté de Thèbes par Philadelphe. Nous vîmes, hors-les-murs de la ville, près de la Porte du Poivre, une très grande colonne que (p. 50) le peuple appelle aujourd’hui par erreur Pompéienne, mais nous pensons qu’il s’agit plus probablement d’une oeuvre du roi Alexandre. D’après une ancienne épigramme, nous savons que le noble architecte Dinocrate l’érigea sur pied.
Ensuite, de là nous nous rendîmes au Caire, ville très opulente et agréable. En longeant le canal de Trajan, nous allâmes jusqu’au bord du large Nil. Contre le cours du fleuve, en neuf jours, nous arrivâmes au grand Palais du Premier Sultan. »229


228 McCormick, M., « Cyriacus of Ancona », Oxford Dictionary of Byzantium 1, Oxford, 1991, p. 571. Amat di San Filippo, P., « Biografia dei viaggiatori italiani colla bibliografia delle loro opere », dans P. Amat di San Filippo et G. Uzielli (éd.), Studi biografici e bibliografici sulla storia della geografia in Italia I, Rome, 1882-1884, p. 127-131.

229 Traduction : P. Pontier.

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ḪALĪL AL-ḌĀHIRĪ (1434-1436)

Ḫalīl al-Ḍāhirī, Khalîl Eḍ-Ḍhâhiry, Kitāb Zubdat Kachf al-Mamālīk. Tableau politique et administratif de l’Égypte, de la Syrie et du Ḥidjaz sous la domination des sultans Mamloûks du XIIIe au XVe siècle, par P. Ravaisse, Paris, 1894.

Ḫalīl al-Ḍāhirī (1391/1410-1469) est gouverneur d’Alexandrie de 1434 à 1436, date à laquelle il est révoqué.230

La traduction établie par Jean-Michel de Venture de Paradis (1739-1799) n’a pas été retenue en raison du caractère trop ancien de la translittération des mots arabes ainsi que de l’orthographe.231 De même, comme l’a souligné Maurice Gaudefroy-Demombynes, la traduction de l’orientaliste s’éloigne parfois du récit de Ḫalīl al-Ḍāhirī.232 La nouvelle traduction, présentée ci-dessous, s’appuie en priorité sur le texte original édité par Paul Ravaisse.

p. 39-41 :

« Chapitre sur l’évocation du poste frontière d’Alexandrie
C’est le plus sublime et le plus grand des postes frontières de l’Islam. Il comprend deux murailles solides pourvues de nombreuses tours entourées d’un fossé où l’eau coule de la mer Méditerranée, en temps de nécessité. Il y a de nombreuses portes solides dont chacune comprend trois portes de fer. Au sommet des tours, il y a des lances pierres et des machines de guerre. En temps voulu, (p. 40) on accroche une lanterne à tous les créneaux. Ce poste frontière est construit avec soin. Au-dessus de chaque tour, il y a des drapeaux, des tambours et des cornes que les gardiens brandissent en temps voulu. Cette ville est installée sur des piliers, certains la comparent à un échiquier parce que l’ensemble de ses rues et de ses ruelles s’entrecoupent.
Dans ce poste frontière, un château d’armes est rempli d’un nombre si prodigieux de matériels de guerre que tout le peuple des maisons égyptiennes peut venir se revêtir de cuirasse.
On raconte dans L’Histoire d’Al-Hirawī233 que le poste frontière susmentionné est pourvu de douze mille qiblas, de belles mosquées et madrasas en marbre et décorées. Il nous faudrait beaucoup de temps pour les commenter et les décrire. Dans ce poste frontière se trouve un lieu connu comme étant la maison du sultan composé de pièces spacieuses, des merveilles du monde, dont la plus grande renferme le trône du roi. On dit qu’on ne peut construire une maison aussi grande que celle-ci. Les premiers fondements en furent jetés par Al-Mūqawqis ; elle fut ensuite agrandie par Ǧawhar al-Mū’tafikī, puis par Ṣalāḥ al-Dīn b. al-Ayyūb, et enfin par le roi Al-Nāṣir Faraǧ b. Barqūq. Il ne serait pas possible de décrire les colonnes de marbre coloré et les salles décorées, les lieux peints et dorés et les beaux jardins. Cette maison donne sur la mer Méditerranée et seuls les sultans y habitaient de sorte qu’elle reste toujours fermée. Je demandai à sa dignité auguste Al-Malik al-Ašraf d’y habiter quand j’étais remplaçant du sultanat auguste dans le poste frontière. Il me répondit oui et me maria avec la soeur de son épouse (la plus charmante de toutes les femmes) Ǧilbān – que Dieu leur accorde sa miséricorde ! Avant cela, il n’accorda cette faveur à aucun remplaçant du poste frontière. Il installa dans le grand pavillon des tentures qu’on ne peut décrire. Parmi toutes ces richesses, il y avait sept sofas de couleurs différentes et des choses merveilleuses sur lesquelles je ne m’étendrai pas. Au milieu du poste frontière, se trouve un canal étendu qui vient du Nil et qui se jette dans la mer Méditerranée ; il arrose l’ensemble du poste frontière et ses vergers dont la distance mesure un jour de marche (p. 41) pour un bon cavalier entre son début et sa fin. Dans ce poste frontière, on fait des tissus magnifiques qu’on ne trouve nulle part ailleurs, ainsi que des choses uniques. Pour décrire ces choses, il faudrait beaucoup d’encyclopédies. J’ai entendu une anecdote qu’il me plaît d’évoquer. On raconte qu’au poste frontière, un marchand nommé Al-Kuwayk construisit une madrasa en son nom qui est célèbre maintenant234. Il ne dépensa pour cette madrasa que le revenu d’un seul jour. Or, les gens savent que le revenu du poste frontière pour la Douane auguste, (qui vient) de toute part, est de mille dinars. Il y a des consuls qui sont les chefs des Francs. Chaque communauté a un chef. À chaque fois qu’il se passe quelque chose dans une de leurs communautés qui déshonore l’Islam, on fait appel à ce chef. À l’extérieur de la ville il y a une colonne à laquelle on a donné le nom d’Al-Ṣawārī, merveille des merveilles du monde pour sa hauteur. Les voyageurs de la mer voient la colonne depuis une distance de deux jours. Son diamètre mesure seize brasses. On raconte qu’une personne monta sur cette colonne et découvrit l’ensemble. Cette colonne est tout à fait merveilleuse. Dans le poste frontière, il y a des tombeaux et des lieux saints. Je ne m’étendrai pas sur ces descriptions. Parmi ces tombeaux, il y a le tombeau de Daniel – que la paix soit sur lui ! – de Ǧābar al-Anṣārī, d’Ibn al-Ḥāǧib al-Mālikī, d’Abī Bakr al-Ṭurṭūšī, d’Abī al-`Abbas al-Mursī, de Yaqūt al-`Aršī, de `Abd al-Rāsī, de Qāsam al-Qabārī, d’Abī Fatḥ al-Wāṣiṭī et d’autres hommes bons ainsi que des lieux saints. En ce qui concerne l’aménagement du poste frontière, ses routes, ses gardiens et tout ce qui lui convient sont des merveilles. Les gens du monde entier y viennent par terre et par mer, y apportent des marchandises et en emportent. Alexandre Ḏū al-Qarnayn construisit le phare qui était une des merveilles du monde d’où l’on voyait les bateaux qui venaient des pays des Francs, mais maintenant il est en ruine. »235


230 Aḥmad `Abd al-Rāziq, « Les gouverneurs d’Alexandrie au temps des Mamlûks », AnIsl 18, 1982, p. 148.

232 Ḫalīl al-Ḍāhirī, La Zubda Kachf al Mamālik, de Khalil az-Zāhiri : traduction inédite de Venture de Paradis, par J. Gaulmier, Beyrouth, 1950, p. 58-61.

233 Gaudefroy-Demombynes, M., « Jean Gaulmier. La Zubda Kachf al-Mamālik », dans Syria 28/1, 1951, p. 147-148.

233 Le traditioniste Muḥammad al-Mustawfī al-Hirawī (1005-1089) aurait établi une copie de cet ouvrage composé par Muḥammad b. ‘Alī b. A‘ṯam Kūfā en 926.

234 Sublet, J., « `Abd al-Laṭīf al-Takrītī et la famille des Banū Kuwayk, marchands kārimī », Arabica IX/2, 1962, p. 193-196. Cette madrasa fut construite au début du XIVe siècle par le marchand yéménite Al-Kuwayk.

235 Traduction : T. Daghsen, S. Renaud, O. Sennoune, H. Zyad.

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PERO TAFUR (1437)

Tafur, P., Andanças e viajes de un hidalgo español : Pero Tafur, 1436-39, par M. Jiménez de la Espada, Madrid, 1995.

Pero Tafur (1410/1484 ?), né à Cordoue, occupe le poste de magistrat. Il vient en Égypte comme ambassadeur. Le roi de Chypre Janus III lui confie une mission auprès du sultan du Caire ; il doit remettre des lettres ainsi que 200 ducats au sultan Barsbay.236

p. 52 :

« À Alexandrie on trouve du lin en abondance dont on fait une toile excellente. »

p. 71 :

« Arrivé à l’endroit où les deux bras se séparent, je laissai à ma droite le bras qui conduit à Damiette, que j’avais déjà visitée, et descendis l’autre (bras) jusqu’à un endroit situé à proximité d’Alexandrie et qui s’appelle Rosette. De là je me rendis à Alexandrie. C’est une ville très importante où je passai trois jours et fus émerveillé à la vue des maisons vénérables où sainte Catherine naquit et fut martyrisée. Il s’y trouve aussi une voûte (couverte) sous laquelle se trouve, dit-on la roue sur laquelle on l’étendit. Cette ville est un grand port maritime et une très importante place de commerce où les chrétiens chargent et déchargent (des marchandises).
Après avoir vu la ville à fond je me rendis à Damiette par voie de terre, mais je n’y trouvai pas le bateau que le roi de Chypre avait mis à ma disposition. »237


236 Izeddin, « Deux voyageurs du XVe siècle en Turquie : Bertrandon de la Broquière et Pero Tafur », JournAs CCXXXIX, 1951, p. 167-174.

237 Traduction : P. Bleser (archives Sauneron, Ifao).

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AMBASSADEUR DU SULTAN DE GRENADE (1440)

Ambassadeur du sultan de Grenade, Sifāra sīyasīya min Ġarnāta ilā Al-Qāhira fī al-qarn al-tāsi‘ al-higrī (844), par ‘Abd al-‘Azīz al-Ahwānī, Le Caire, 1954.

Muḥammad b. Naṣr serait le sultan de Grenade à cette date.238

p. 101-102 :

« À Alexandrie
Nous arrivâmes à Alexandrie – que Dieu la protège ! – jeudi après-midi du mois de raǧab susmentionné239.
Nous remercions Dieu d’être arrivés sains et saufs. Le vendredi matin, le second jour, nous y entrâmes et nous nous dirigeâmes vers celui que nous connaissions, c’est-à-dire le wālī d’Alexandrie qui s’appelait Ṣanbaġā al-Ṭayārī, un des émirs turcs – que Dieu leur vienne en aide ! Il nous donna de nombreux grands chevaux, nous n’en connaissions pas d’autres de cette stature, ils étaient de belle forme et portaient un uniforme complet. En effet, on fabrique dans cette ville des arçons de selle d’argent pur plaqué d’or d’une parfaite exécution et d’une belle ornementation. Puis ils mettent, à l’endroit de la monture où on s’assoit, un brocart coloré. Ils couvrent la croupe du cheval de tentures en soie dorée qui enchantent la vue. Ils nous apportèrent ces chevaux que nous montâmes quand nous débarquâmes sur le rivage. Puis nous entrâmes pour saluer l’émir d’Alexandrie la susmentionnée, appelé le roi des émirs, ainsi que tous ceux qui se rendaient à la forteresse.
Nous entrâmes chez l’émir qui nous fit un bon accueil quand nous le saluâmes. Selon leur coutume, il commanda des boissons aux invités, aux visiteurs et aux hôtes. Ils arrivèrent avec des marmites de verre pur contenant du sucre fondu avec de l’eau de rose qui réveille les âmes et qui anime les coeurs. Ils burent et nous bûmes. Puis il ordonna que nous restassions et nous hébergea. Nous sortîmes pour la prière du vendredi. Le samedi, nous fîmes apporter tous les colis d’affaires que nous avions. Ensuite, nous nous reposâmes et Dieu le Puissant nous soulagea de la fatigue de la mer et de sa frayeur. Je remercie Dieu.
(L’émir) nous invita huit jours dans la plus grande félicité et dans les conditions les meilleures. On nous apporta aux repas du midi et du soir des mets variés dont nous ne connaissions pas l’égal, ainsi que des douceurs variées et des boissons jusqu’au départ pour Le Caire – que Dieu le protège ! Nous louâmes des chameaux que nous chargeâmes de tout ce que nous avions, affaires et choses lourdes. L’émir susmentionné nous prêta un de ses serviteurs qui s’occupa de notre approvisionnement sur le chemin et de nous introduire (auprès des gens). Nous partîmes avant midi, le jeudi 13 de raǧab240 susmentionné, pour Rosette, et nous y arrivâmes en fin d’après-midi le jour d’après, le vendredi. Nous y restâmes deux jours pour préparer notre voyage sur le Nil. Nous louâmes un des bateaux du Nil et nous chargeâmes toutes nos affaires.
(p. 102) Nous partîmes le dimanche matin, le 16 de raǧab susmentionné, pour la ville de Fuwwa. Nous y arrivâmes le lundi soir 18 de raǧab. Nous y restâmes jusqu’à mardi et nous partîmes le soir pour Le Caire – que Dieu le protège ! »241


238 Ambassadeur du sultan de Grenade, Sifāra sīyasīya min Ġarnāta ilā Al-Qāhira fī al-qarn al-tāsi‘ al-higrī (844), par `Abd al-`Azīz al-Ahwānī, Le Caire, 1954, p. 113-118.

239 Il arrive le 6 de raǧab 844 (jeudi 1er décembre 1440). Plus loin, on apprend qu’il séjourne 8 jours à Alexandrie et qu’il part pour le Caire le 13 de raǧab.

240 Jeudi 8 décembre 1440.

241 Traduction : O. Sennoune, H. Zyad.

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HANS VON DER GRUBEN (1440)

Diesbach, M. von Hg., « Hans von der Grubens Reise und Pilgerbuch 1435-1467 », Archiv des historischen Vereins des Kantons Bern 14, 1896, p. 95-151.

p. 146-148 :

Comment les seigneurs, après être retournés au Caire décidèrent de partir pour Alexandrie
« Ainsi nous fûmes très heureux quand nous retournâmes au Caire et décidâmes de partir par la suite pour Alexandrie. Ainsi nous acquîmes du Sultan une escorte et partîmes sur l’eau du Nil en compagnie de l’escorte du Sultan. Ceci nous avait coûté très cher. Lorsque nous fûmes sur l’eau, nous vîmes les gros vers qui entrent habituellement dans l’eau du Nil et que l’on nomme dans l’Escriture Cocodili (Crocodile). Quand nous arrivâmes à Alexandrie, nous dûmes payer à l’amiral supérieur une grosse douane et fûmes très mal reçus et traités par les païens. Là, nous demeurâmes 34 jours et attendions tous les jours le moment où devait arriver la galère venant de Venise. Lorsqu’elle arriva, nous fûmes follement heureux par son arrivée et nous payâmes une somme d’argent pour partir à Venise.

Ce que les seigneurs visitèrent dans la ville d’Alexandrie
Alexandrie est une ville grande et puissante, et un des plus grands ports de tout le monde païen. Dans cette ville, on voit le lieu où se trouvait la prison dans laquelle fut retenue captive la sainte Vierge Catherine qui refusait d’adorer les idoles, selon la légende. Dans ce lieu se trouvaient la roue et tous les instruments qui ont servi à la torture de la sainte Vierge Catherine. Là aussi, eu lieu le grand miracle du feu et de la grêle qui détruisit la roue, et la grêle abattit tant de païens, selon ce que la légende de sainte Catherine contient en outre. Là il y a absolution 7 ans et 40 jours.
À côté, il y a l’endroit où la sainte Vierge Catherine s’agenouilla et se recommanda à Dieu Tout Puissant, elle eut la tête tranchée sur l’ordre du roi. Là également, les anges prirent son saint corps et le transportèrent sur le mont Sinaï. Là il y a absolution 7 ans et 40 jours.
À proximité de la ville se trouve également la colonne sur laquelle se tenait l’idole que la sainte Vierge refusait d’adorer.
Dans la ville d’Alexandrie il y a aussi une longue ruelle au centre de la ville qui se nomme ruelle de saint Marc ; dans cette ruelle fut martyrisé et traîné saint Marc l’Évangéliste, selon la légende.

Finis et Laus deo

Comme nous avions visité les Lieux-Saints ci-dessus décrits et que les galères se trouvaient prêtes et voulaient retourner à Venise, les païens apprirent que nous voulions quitter la ville ; ils nous firent alors beaucoup d’ennuis parce que nous ne leur donnâmes pas l’argent qu’ils réclamaient et nous partîmes très contrariés et arrivâmes au bateau avec beaucoup de peine et d’effort, ce qui serait trop long à décrire ; nous partîmes au nom de Dieu et arrivâmes à Venise. »242


242 Traduction : F. Hassous (archives Sauneron, Ifao).

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ABĪ AL-ḤASAN ‘ALĪ AL-QALṢĀDĪ AL-ANDALUSĪ (1447)

Abī al-Ḥasan ‘Alī al-Qalṣādī al-Andalusī, Riḥlat al-Qalṣādī, Tunis, 1978.

Né à Basta en Andalousie en 1412 (ou avant), al-Qalṣādī al-Andalusī est jurisconsulte et savant. Il entreprend son voyage en 1436 et s’installe, à son retour, à Grenade où il écrit cette relation de voyage. En 1483, il quitte Grenade pour Baja (Tunisie) où il meurt assassiné en 1486.243

p. 124-125 :

« Nous arrivâmes au poste frontière d’Alexandrie au début du mois de ǧumādā II244, après de grandes épreuves que les calames et les encriers se trouvent perplexes pour les décrire, jusqu’à ce que chacun se résigne à la volonté de Dieu. Chacun clamait son état dans sa langue. (Je me noie, pourquoi ai-je peur d’être mouillé ?)
(p. 125) Nous sommes entrés dans la ville et nous y sommes restés pour nous reposer de la fatigue du voyage. Nous y passâmes un séjour agréable. Nous rendîmes visite à quelques anciens et hommes saints.
Description d’Alexandrie.
C’est la plus belle ville du pays par son agencement et sa construction. Ses murs sont faits de pierres blanches taillées et toutes ses rues sont ordonnées et spacieuses, ce qui témoigne d’un plan judicieux. Les constructions souterraines sont bien faites. L’eau pénètre dans ses entrailles. Mais elle est en ruine, la plupart de ses bâtiments ont disparu. Elle est en grande partie insalubre. Les visages des gens sont toujours jaunes. Si quelqu’un y passe un ou deux jours, il se sent faible et sent son corps maigrir, ceci est dû à son eau. Dieu seul le sait !
Parmi les merveilles qui y sont, il y a la colonne qui se trouve hors de la porte de Sidra. Elle se tient sur un des côtés d’une base carrée mesurant vingt empans et est posée sur elle.
Nous sommes partis de là par le fleuve du Nil le 8 ǧumādā II 245. »246


243 Abī al-Ḥasan ‘Alī al-Qalṣādī al-Andalusī, Riḥlat al-Qalṣādī, Tunis, 1978, p. 30-39.

244 14 août 1447.

245 21 août 1447.

246 Traduction : S. Renaud, O. Sennoune, H. Zyad.

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JÖRG VON EHINGEN (1454)

Ehingen, J. von, The diary of Jörg von Ehingen in 1454, par M. Letts, Londres, 1929.

Jörg von Ehingen naît à Hohenentringen en 1428. Jeune, il sert le duc Sigismond de Tyrol avant de s’attacher au duc Albert d’Autriche, duc de Carinthia, frère de l’empereur Frédéric III. Jörg assiste avec son maître, à Prague, au couronnement de Ladislaus Postumus, roi de Bohème. C’est là qu’il reçoit le titre de chevalier. Par la suite, son père l’envoie avec quelques chevaliers visiter Jérusalem et combattre les Turcs à Rhodes. Jörg reste presque un an à Rhodes, mais il ne voit aucun signe des Turcs. Il continue sa route vers le Sinaï où il visite le monastère de Sainte-Catherine. À Damas, lui et ses compagnons sont capturés par les Arabes. Il est relâché après le paiement d’une rançon de 30 ducats. De là, il voyage à Alexandrie puis à Chypre où il est bien reçu par le roi Janus III. En 1454 ou 1455, il retourne à Venise. Après cette date, il se rend dans les différentes cours de France, d’Espagne et du Portugal pour offrir ses services de chevalier. Il meurt en 1508.247

p. 25 :

« Nous partîmes donc pour Alexandrie où fut martyrisée sainte Catherine, c’est un port de mer bien gardé par de nombreux soldats et mamelouks. Là aussi coule le grand Nil qui passe à Babylone, traverse l’Égypte et se jette dans la mer. Nous embarquâmes donc et nous partîmes pour le royaume de Chypre. »248


247 Ehingen, J., The diary of Jörg von Ehingen in 1454, par M. Letts, Londres, 1929, p. 3-12.

248 Traduction : G. Hurseaux (archives Sauneron, Ifao).

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GABRIELE CAPODILISTA (1458)

Capodilista, G. et Santo Brasca, Viaggio in Terra santa, di Santo Brasca, 1480, con l’Itinerario di Gabriele Capodilista, 1485, Milan, 1966.

Gabriele Capodilista est un noble de Padoue. Comme il l’affirme dans son itinéraire, il occupe la charge de préteur (juge) à Pérouse249.

Le récit de Gabriele Capodilista fut repris par Santo Brasca en 1480 (voir infra).

p. 235 :

« On revient ensuite au Nil, et parcourant en barque cent autres milles, on arrive à Alexandrie, cité du Sultan, belle et marchande, située au bord de la mer Méditerranée, où furent décapités saint Marc l’Évangéliste et la vierge sainte Catherine, dont le corps glorieux fut ensuite transporté par les anges sur le mont Sinaï. De là on va à Damiette, dernier lieu de ce pèlerinage, où fut lapidé le prophète saint Jérémie, parce qu’il annonçait la captivité des Juifs, et c’est là qu’ils furent jugés pour leurs péchés. Certains disent qu’il fut lapidé en un lieu près de Damiette appelé Campera. »250


249 Amat di San Filippo, P., « Biografia dei viaggiatori italiani colla bibliografia delle loro opere », dans P. Amat di San Filippo et G. Uzielli (éd.), Studi biografici e bibliografici sulla storia della geografia in Italia I, Rome, 1882-1884, p. 151-152.

250 Traduction : N. Sauneron (archives Sauneron, Ifao).

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ANSELME ADORNO (juillet 1470)

Adorno, A., Itinéraire d'Anselme Adorno en Terre Sainte (1470-1471), par J. Heers, G. de Groer, Paris, 1995.

Anselme Adorno (1424/1483), chevalier de Corthuy en Flandre, est flamand d’origine génoise. Il accomplit un pèlerinage en Égypte et en Terre sainte avec un groupe de Brugeois. Il est accompagné de son fils Jean, futur chanoine de Saint-Pierre de Lille, qui a rédigé la relation de ce voyage. Jean Adorno, pendant son séjour au Caire, signe au nom de son maître Philippe le Bon – qui l’a chargé d'une importante mission diplomatique et commerciale – un traité de commerce, le premier de l'espèce entre ces deux pays.
Anselme Adorno joue un rôle actif dans la vie politique de sa cité où il est bourgmestre. Mais en 1477, il est contraint à l’exil et se réfugie en Écosse où il sert le souverain. Il meurt assassiné en 1483.251

p. 159-175 :

« Alexandrie a deux grands ports pour les navires. Le premier, le plus grand et le plus sûr, est interdit aux flottes des chrétiens sous peine de confiscation des navires et de toutes leurs marchandises. Quant au second, où mouillent les navires chrétiens, son accès est très périlleux. (p. 161) Nous courûmes nousmêmes en y entrant un grave danger, sans subir toutefois de grands dommages. À trois reprises notre navire toucha le fond avec une telle violence que, sous le choc et la secousse, nous, qui nous tenions debout sur le pont, tombâmes sans rien comprendre sinon que le navire allait s’ouvrir et se briser en plusieurs morceaux. L’entrée ou la passe est en effet très étroite et resserrée, ce qui rend l’accès du port difficile et ceci en raison des édifices antiques, aujourd’hui en ruines, dont certains font saillie à la surface tandis que d’autres sont cachés sous l’eau. Autrefois, en effet, quand la cité était florissante, le port était entouré de murailles, de forteresses et de grands bâtiments. Il n’avait qu’une seule entrée. C’est pourquoi ces édifices maintenant démolis font courir à ceux qui entrent à Alexandrie les plus grands dangers.
Entre les deux ports s’étend à travers la mer une sorte de digue, sur laquelle ont été construites de nombreuses mosquées ou églises ainsi que des tours, munies de bombardes, qui protègent les ports.
Ce port est la principale échelle d’Égypte et de Syrie. Nous y trouvâmes plusieurs grandes flottes chrétiennes et une grande flotte turque dont les marins fêtaient joyeusement, en signe de victoire et de triomphe, la prise de Nègrepont qu’ils venaient d’apprendre. Peu après notre arrivée, des officiers de l’émirgouverneur de la cité montèrent à bord et s’informèrent de la nature de notre cargaison et du nom du patron du navire. Le scribe du bord rédigea la réponse et leur remit une liste des marchandises. Ils attachèrent aussitôt ces lettres sous les ailes de deux pigeons qui volèrent immédiatement vers la maison de l’émir pour lui communiquer ces nouvelles. Après avoir lu les lettres et avoir pris connaissance de leur contenu, l’émir les fit attacher de nouveau sans perdre un instant sous les ailes d’autres pigeons qui volèrent vers le sultan, dans la très grande cité du Caire, distante de cinq jours au moins d’Alexandrie. Il faut admirer sans réserves les moeurs de ces pigeons.

Alexandrie
(p. 163) Alexandrie est une ville remarquable, fondée autrefois par Alexandre le Grand. Les Maures l’appellent Scandaria, du mot scander qui, dans leur langue signifie Alexandre. Située au bord de la mer, à l’entrée de l’Égypte, elle a de très larges murailles, hautes et épaisses, garnies de tours nombreuses, larges mais peu élevées. Les portes de la cité, sont doubles ; on ne les franchit pas tout droit mais par un passage en chicane. Nous n’avons pas vu de ville mieux fortifiée qu’Alexandrie. Quand on la regarde du navire, son aspect extérieur est magnifique parce que l’on découvre la beauté de ses murs et de ses portes, les multiples tours de ses églises qui sont très élevées, ainsi que deux petites collines très hautes, mais de faible largeur, plus semblables à des tours qu’à des montagnes ; situées près des murailles du côté de la mer, elles ont été formées par l’apport continuel d’immondices que les habitants déposent sur ces lieux. Sur l’une de ces murailles se dresse une petite tour d’où l’on peut surveiller l’arrivée des navires. À l’intérieur, Alexandrie n’est plus aujourd’hui aussi belle qu’elle le paraît de l’extérieur. Mais ses ruines et sa décadence portent encore témoignage de sa grande puissance et de sa beauté d’autrefois. Elle a subi à plusieurs reprises des dommages et de très grands malheurs ; récemment encore elle a été détruite et rasée par un roi de Chypre. Il reste cependant quelques rues pleines de beaux édifices et de belles maisons et nous avons vu certaines d’entre elles, en particulier la maison de l’émir, devant la porte de laquelle se trouve une petite, mais très jolie église. Derrière cette maison se dresse une très haute pierre quadrangulaire semblable à une assez haute tour ; de nombreux caractères antiques, que nous n’avons pas su déchiffrer, y sont gravés. Elle rappelle en tout la pierre haute que l’on appelle l’Aiguille, érigée derrière Saint-Pierre de Rome, près du Campo Santo.
(p. 165) Nous avons vu également une autre demeure très belle qui a été celle d’un noble personnage, autrefois sultan du pays. Elle est située dans la rue la plus grande et la plus longue de la cité, dite rue Saint-Marc, car saint Marc y fut traîné par des chevaux d’un bout à l’autre. Cette rue très longue est ornée vers son milieu d’un grand nombre de beaux édifices. Au début d’une rue collatérale, non loin de la résidence de l’ancien sultan, se dressent les deux colonnes de sainte Catherine appuyées de part et d’autre de la rue aux maisons ou plutôt à moitié prises dans celle-ci. Elles sont en marbre veiné de rouge, hautes de douze pas environ. Dans la même petite rue, près des colonnes, se trouve la prison où sainte Catherine fut incarcérée. C’est un lieu exigu, bas, voûté, assez peu profond, dont un des murs est percé d’une ouverture que les Maures n’ont jamais pu boucher, de même qu’ils ont échoué dans leurs efforts pour déplacer les deux colonnes.
Il y a en outre dans cette cité une église chrétienne, appelée Saint-Sabas, où résident trois ou quatre frères calogers grecs du même ordre que ceux de Sainte-Catherine. Ils mènent une vie de dévotion et leur église est vénérée. Du côté gauche, près du choeur, se trouve une image de la bienheureuse Vierge que l’on dit avoir été peinte par saint Luc. Dans cette ville habitent des chrétiens schismatiques établis en Égypte et en Syrie depuis l’Antiquité. Ils ont les moeurs et la langue des Maures et ne se distinguent en rien de ceux-ci, sauf par la coiffure, car ils portent sur la tête des bandes d’étoffes bleues ou couleur de ciel. Ils n’oseraient pas mettre ordinairement des tuniques blanches et celles qu’ils portent sont bleues. Ces chrétiens, que l’on appelle les chrétiens de la ceinture ont de nombreuses églises dans la ville et notamment l’église Saint-Marc.
De nombreux juifs habitent également Alexandrie. Ils portent des (p. 167) pièces d’étoffe ou turbans jaunes ou citrons. On les rencontre, comme les chrétiens de la ceinture, dans tous les territoires du sultan et ils sont soumis à un tribut.
Aucune des villes asiatiques ou orientales n’a un commerce d’épices plus actif qu’Alexandrie car de très nombreuses épices y arrivent en provenance de l’Inde, d’où elles sont acheminées par bateaux jusqu’aux cités de Djedda, La Mecque ou Touzzim, ports de la mer Rouge. De là elles sont transportées à dos de chameau jusqu’à Alexandrie ou Damas. Pendant que nous étions à Alexandrie, arriva, entre autres, une caravane de vingt mille chameaux chargés d’épices, parce qu’un navire était venu de l’Inde avec une cargaison d’épices d’une valeur de cent mille milliers de ducats. Un seul en effet de ces navires indiens transporte un chargement plus important que trois de nos plus grands navires.
Des marchands de nombreuses nations possèdent à Alexandrie leurs fondouks et comptoirs : les Génois dont le fondouk est très beau et grand, les Vénitiens qui sont très nombreux, une soixantaine, les Florentins, les Catalans, les Ancônitains. Chaque fondouk a sa chapelle. Les fondouks des Sarrasins sont aussi très nombreux, notamment ceux des Turcs qui font ici un grand commerce et ceux des marchands barbares tels que les Perses, Tartares et autres peuples.
Presque toute la cité est bâtie sur des citernes. Sa richesse est donc beaucoup plus grande sous terre qu’en surface. C’est par ce moyen que les habitants peuvent conserver en permanence dans ces citernes, pour tous leurs besoins et leur boisson, de l’eau douce provenant du cours du Nil. Le pays, en effet, est sablonneux et sec, dépourvu de sources et il n’y pleut guère. Nous avons vu trois ou quatre de ces citernes d’une très grande profondeur, aux très précieuses colonnes de marbre, surmontées de doubles voûtes aux arêtes en croix faites de pierre de marbre.
(p. 169) À l’extérieur de la cité, à la portée d’une forte baliste, s’élève une grande colonne haute d’un jet de pierre. Jamais nous n’en avons vu de plus grande d’un seul bloc. On dit que le corps d’Alexandre le Grand fut déposé en son sommet. On voit parfaitement la colonne d’un navire à l’ancre dans le port, c’est-à-dire de l’autre bout de la cité. Il y a d’un côté de cette colonne une petite église et de l’autre une quantité ou une multitude d’arbres à dattes.
Pendant notre séjour dans cette ville il y eut une disette de blé et de tous les vivres en même temps. On trouve dans ce pays des moutons d’assez bonne qualité, mais peu nombreux et des chèvres aux très longues et très larges oreilles. En raison de la disette, on consommait de la viande de chameau et nous-mêmes, nous en mangeâmes sans le savoir. Il n’y a pas beaucoup de fruits, en Égypte, mais ceux qui y croissent sont parfaits. Les raisins sont très bons, à très gros grains et grosses grappes, les figues excellentes, mais petites, les melons délicieux, de couleur blanche. Il y a également des fruits d’un autre genre, semblables aux melons, mais en général ronds, dont l’écorce extérieure est verte ou verte et blanche, et la chair à l’intérieur blanche. Quand les fruits sont parfaits, comme près du Nil, on fait de cette chair une liqueur douce ; les graines au-dedans ressemblent à des graines de melon. Ces fruits sont appelés tantôt dares, tantôt pastèques, ailleurs encore comme en Grèce auguru. Le pays produit aussi des muses, fruits que nous avons préférés à tous les autres qui poussent dans les pays très chauds. Ils ressemblent dans leur enveloppe à des pommes allongées tendant à se recourber comme des petits concombres qui parfois sont courbes. Quelle que soit la façon dont on coupe ces muses, on trouve toujours à l’intérieur le dessin d’une croix, c’est pourquoi certains disent que ce sont les fruits de paradis. Les arbres sur lesquels elles poussent ne sont pas très hauts mais ont des feuilles très longues et larges, très légères et très vertes ; certaines d’entre elles dépassent en longueur une aune arabe et en largeur un quart d’aune. On trouve aussi beaucoup de palmiers dattiers qui poussent bien dans ce pays sablonneux et sec, de la casse fistuleuse, des câpres, les meilleurs et les plus grands du monde, qui ne croissent pas dans les arbres, mais sur de petits arbustes dans les champs et même parfois sur de vieux murs.
(p. 171) Nous avons vu à Alexandrie beaucoup d’autruches et leurs oeufs et aussi de nombreuses gazelles, des ânes, les plus grands du monde, que les Maures importants de la ville utilisent à la place de chevaux. Ils ne peuvent, en effet, monter en ville ni chevaux ni juments, mais uniquement des mulets ou des ânes. Seuls les mamelouks, dont nous parlerons ci-dessous dans le chapitre consacré au sultan, montent chevaux et juments en signe de la prééminence et de la souveraineté royales. Quant aux chrétiens et aux juifs, ils n’auraient pas le droit de monter en ville ni chevaux, ni mulets, ni ânes. Il y a donc à Alexandrie des ânes plus magnifiquement harnachés et scellés qu’ailleurs, recouverts de couvertures richement ornées.
La ville n’est pas très peuplée, du moins quant au menu peuple et aux artisans, car presque tous les habitants sont de riches marchands. Le costume masculin ressemble à celui de Tunis, mais les hommes sont ici plus raffinés dans leur mise et portent sur la tête des turbans plus volumineux ou enroulés en plis plus gros. Tous ont des vêtements longs jusqu’aux pieds, en soie, en camelot, en drap ou en lin, chacun selon sa condition.
Les femmes sont beaucoup plus recherchées et soignées dans leur mise qu’à Tunis. Elles ont sur la tête une sorte de tambourin, orné de soie et de pierres précieuses, ou d’or, ou d’autres matières, suivant la condition de celle qui le porte, mais lorsqu’elles sortent de leurs maisons, elles se couvrent la tête et tout le corps d’une faille ou manteau de lin très blanc. Sous ces capes, elles ont des vêtements longs jusqu’aux pieds et très ornés et beaucoup de pierres précieuses autour de la tête. Nous l’avons vu plusieurs fois sur les places et les lieux publics où elles viennent acheter des bijoux, car elles entrouvraient leurs capes et manteaux pour que nous puissions les voir. Elles viennent en effet en ces lieux, comme les femmes de chez nous, pour voir et être vues. Leurs visages sont couverts d’une pièce de lin très fin ou de soie percée de deux ouvertures correspondant aux yeux afin de leur permettre de voir. Sur les jambes elles portent des pantalons de lin parfois très précieux et de petites guêtres en cuir parfumé qui vont jusqu’aux genoux, comme en ont les Catalanes, les Portugais ou les Espagnols. Aux pieds elles ont des pantoufles dorées ou des galoches peintes. Elles sont très élégantes et soignées dans leur façon de se chausser et de se couvrir la jambe. Les paysannes et les femmes de la campagne ne portent pas ces tambourins sur la tête ni ces manteaux de lin, mais un grand pan d’étoffe qui descend beaucoup plus bas que leur visage mais n’est pas plus large que celui-ci. Il est aussi percé de deux ouvertures correspondant aux yeux, par lesquelles elles (p. 173) regardent. Par derrière, vers les oreilles, ce pan d’étoffe a deux attaches en bronze, en fer ou en argent, semblables aux anses de nos amphores ; elles servent à retenir le voile en arrière, et par-dessus, du sommet de la tête à la ceinture, pendant les cheveux très noirs retenus par une chaîne de fer ou d’un autre métal, cuivre et quelquefois aussi argent, faite de petits anneaux ronds. Cette mode nous a paru très étonnante, car nous n’en avons jamais vu de semblable, et difficile à décrire en raison de son étrangeté. Elle est commune à toute l’Égypte et à la Syrie et j’ai su qu’elle était très ancienne, qu’elle remontait au temps des Juifs et n’avait jamais été modifiée dans ce pays. Ce n’est pas un signe de légèreté mais de grande constance et de sérieux.
Il est difficile et malaisé d’entrer dans la ville ou d’en sortir car les gardes des portes demandent à ceux qui arrivent et à ceux qui partent qui ils sont, leur qualité, ce qu’ils transportent, ce qu’ils emportent aussi avec eux. Bien plus, ils dépouillent avec zèle les gens de leurs vêtements afin de voir s’ils ont sur eux quelque objet frappé d’une taxe ou d’un tonlieu. Il n’est rien qui, à l’entrée, ne soit passible d’un droit et même sur les sommes d’argent que l’on apporte il faut payer deux pour cent. Toutefois, grâce à Dieu, nous entrâmes sans que les gardes ne s’y opposent. Ils pensaient peut-être que nous étions Génois et nous restâmes dans la ville dix ou douze jours sans que personne nous prenne pour des pèlerins. Cependant, dès que l’émir et les autres officiers de la cité apprirent que nous n’étions pas des Génois, mais des pèlerins, car il nous était nécessaire de faire savoir si nous voulions aller plus loin, nous fûmes convoqués par l’émir qui nous demanda une grosse somme d’argent pour nous délivrer un sauf-conduit. Quand nous lui déclarâmes que nous ne pouvions donner une telle somme en raison de notre pauvreté et que nous fîmes appel à sa bienveillance, sans laquelle nous ne pourrions effectuer le voyage projeté, il donna aussitôt aux gardes des portes l’ordre de ne pas nous laisser sortir de la cité, par crainte de ne pas nous revoir. Il nous contraignit donc par la force à lui donner la somme demandée.
D’autres officiers nous rongeaient les os jusqu’à la moelle, nous tourmentant sans cesse, et nous importunant de leurs demandes. À toute heure, pour ne pas dire à tout instant, survenaient de nouveaux officiers, tant vrais que faux, aux demandes d’argent desquels il fallait s’opposer. Il semblait nécessaire d’extorquer de l’argent aux chrétiens, qu’ils considéraient comme des ennemis. C’est pourquoi, nous nous efforçâmes de quitter cette cité aussi tôt et aussi vite que nous le pûmes, car à mesure que le temps passait nos tourments, nos tribulations et nos misères augmentaient. Je conseille donc à tous de s’éloigner le plus rapidement possible, je ne dirai pas de cette ville, mais de cette race maudite. Nulle part ailleurs nous n’avons subi autant d’exactions qu’ici et nous en aurions subi bien davantage si nous n’avions eu pour nous (p. 175) défendre et nous soutenir des marchands génois et vénitiens sur le conseil desquels nous avons poursuivi notre route. »


251 Adorno, A., Itinéraire d'Anselme Adorno en Terre Sainte (1470-1471), par J. Heers, G. de Groer, Paris, 1995, p. 7-9.

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RHÉNAN ANONYME (1472)

Conrady, L., Vier rheinische Palaestina-Pilgerschriften des XIV., XV. und XVI. Jahrhunderts, aus den Quellen mitgeteilt und bearbeitet, Wiesbaden, 1882.

p. 167-168 :

« Item au bord de la mer s’étend la ville d’Alexandrie où il y a beaucoup d’églises chrétiennes. Item parmi elles il faut citer l’église Saint-Georges où vécut Jean l’Aumônier, patriarche d’Alexandrie. Item, l’église Saint-Saba où il fut abbé. C’est dans cette ville d’Alexandrie que fut écartelée sainte Catherine et l’on voit encore deux colonnes entre lesquelles étaient les roues, près de la se trouve le cachot où sainte Catherine resta douze jours sans manger ni boire. Item, à l’extérieur de la ville se dresse une colonne très haute au sommet de laquelle était l’idole que Maxence adorait avec son peuple en présence de sainte Catherine, et il voulut l’amener à faire de même. Item, près de là se trouve l’église Saint-Marc, c’est à cet endroit qu’il fut décapité et c’est là que passe le chemin le long duquel il fut traîné par des chevaux jusqu’au lieu appelé Bucculi, à l’extérieur de la ville. Item, saint Jean l’Aumônier fut patriarche de cette ville d’Alexandrie, il y fit des miracles et il y mourut. Item, dans cette ville il y eut beaucoup de martyres. »252


252 Traduction : G. Hurseaux (archives S. Sauneron, Ifao).

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JOHANN THUCHER (du 8 novembre 1479 au 31 janvier 1480)

Thucher, J., « Johann Thucher », dans S. Feyerabend (éd.), Reyszbuch desz heyligen Lands, Francfort-sur-le-Main, 1584.

Membre du petit conseil de la ville de Nuremberg, Johann Thucher (1428-1491) en devient le maire à son retour de pèlerinage en Terre sainte en 1480. Au cours de ce voyage, il est accompagné de Balthasar, duc de Mecklembourg, et de deux chevaliers de Nuremberg dont Sebald Rieter. À Jérusalem, il devient chevalier de la tombe sainte.253

p. 56b-61b :

« Le lundi huit novembre, nous continuâmes à marcher vers les portes d’Alexandrie. On compte de Rosette jusqu’à cette ville, par voie de terre, soixante milles italiens. Il est également possible de passer du Nil dans la mer et de naviguer jusqu’à Alexandrie, comme le font les païens, mais aucun chrétien ne peut aller plus loin que Rosette. Lorsque nous arrivâmes à la porte d’Alexandrie, nous envoyâmes notre guide Ali chercher un autre guide pour qu’il nous rejoigne à la porte. Là, nous fûmes retenus avec nos bagages et nous fûmes soigneusement fouillés pour vérifier si nous n’avions pas de pierres précieuses ainsi que des objets que nous aurions achetés au Caire. À la porte d’Alexandrie, on doit donner dix pour cent sur toutes sortes de marchandises qui rentrent (p. 57a) et autant sur celles qui sortent. Bien que nous n’en eussions pas beaucoup, nous dûmes payer cinq ducats et demi, et plus tard, dans la ville, chaque pèlerin dut payer cinq ducats ; les domestiques en sont exemptés. C’est là que vont les cinq ducats des pèlerins, ils en sont très avides, comme il est mentionné à un endroit au sujet des dépenses de voyage. Après être arrivés, nous fûmes présentés. Moi Hans Thucher, je possédais plusieurs lettres de recommandation pour les commerçants vénitiens qui me connaissaient bien. Ils nous hébergèrent dans le grand fondique, c’est-à-dire leur auberge, ils nous donnèrent une chambre et furent bien aimables. Chacun de nous paya quatre ducats par mois pour la pension et deux pour chacun de nos domestiques. Ils nous envoyèrent quotidiennement notre repas dans notre chambre et nous traitèrent fort bien pour notre argent.
Nous voyageâmes de Jérusalem à Sainte-Catherine par le chemin que l’on prend d’habitude ; je l’estime à peu près aussi long que de Nuremberg à Rome. Mais le retour de Sainte-Catherine à Alexandrie par le Caire n’est pas aussi long.
À Alexandrie, Monsieur Otto Spiegel et moi-même, Hans Thucher, reçûmes d’un païen un coup de couteau à pain dans la gorge et nous fûmes tous deux jetés en prison. Nous y étions depuis un quart d’heure, quand les gentilshommes de Venise, chez lesquels nous logions, l’apprirent et nous firent libérer. Lorsque nous étions en prison, il y avait une autre personne avec de grandes chaînes (p. 57b) au cou. On nous dit à son sujet qu’on le couperait en deux par le milieu, parce qu’il avait prêché contre leur religion. C’était un grand prêtre ou évêque d’une de leurs églises qu’on appelle Katti [copte]. Il avait un Pater noster dans la main et y priait constamment. Plus tard, on l’expédia au Caire chez le sultan avec une grande chaîne au cou. Nous ne savons pas ce qui lui arriva par la suite. Lorsque nous étions sur la galère de Venise à Jérusalem, la pluie nous surprit comme je l’ai déjà mentionné ; depuis, il n’y eut plus de pluie jusqu’au dix-sept novembre à Alexandrie, ce jour-là il plut pendant une heure. Ce fut la première pluie en cinq mois.
Alexandrie a une fois et demie la taille de Nuremberg. Jadis, la ville fut splendide, mais, maintenant à peine un dixième est peuplé. Elle fut souvent détruite. Dans les constructions, on peut voir partout qu’elle fut splendide, mais, maintenant tout est détruit et ruiné. Quatre-vingts ans auparavant, elle fut conquise, détruite et ruinée par un roi de Chypre, appelé Jacobus, qui ne la tint que quatre jours. Il pilla la ville, emporta quelques païens et remonta à bord de son bateau pour retourner dans son royaume. La ville possède de bonnes murailles et fortifications garnies de tours rondes de défense à la manière des chrétiens. C’est aussi la ville la plus forte qui existe chez les païens. Les chrétiens l’ont construite autrefois et l’ont gouvernée. Les fossés du côté de la terre sont étroits et ne sont pas solides.
Elle est actuellement gouvernée par deux puissants (p. 58a) Mamelouks, mis en place par le sultan, un Amireyo et un Diodar, dont un doit toujours être à Alexandrie. Chacun possède sa propre résidence et son château où ils tiennent une cour magnifique.
Il y a deux collines hautes à Alexandrie. Sur la plus haute se trouve une tour carrée de laquelle on voit loin dans la mer. Elle est habitée par quelqu’un qui surveille constamment les bateaux, les galères ou les navires arrivant à la ville. Aussitôt qu’il voit venir sur la mer une ou plusieurs voiles, il court chez l’Amireyo pour lui indiquer combien de voiles il a vu. Il hisse autant de drapeaux afin qu’on sache dans la ville combien de voiles arrivent. L’autre colline, située au centre de la ville, est la colline des païens ; aucun chrétien ne doit y aller.
Après lui avoir mentionné les voiles, l’Amireyo possède plusieurs pigeons en cage qu’il fait expédier sur des bateaux ou barques pour aller à la rencontre des bateaux. On demande à qui appartient le bateau et quels commerçants se trouvent à bord ; tout cela est écrit sur un bout de papier que l’on attache sous l’aile des deux pigeons, puis on les laisse s’envoler. Ensuite les pigeons retournent chez l’Amireyo dans le château ; celui-ci prend les messages et s’informe sur les bateaux et les marchandises qui arrivent. Je vis ces pigeons alors qu’on les emmenait vers la mer. Lorsqu’il y a des nouvelles à Alexandrie, on dit que l’Amireyo a des pigeons qu’il envoie au Caire chez le sultan.
La ville est bien fortifiée du côté de la mer. Cette année, le sultan du nom de (p. 58b) Qait Bay fit construire un château fort dans la mer à un mille et demi-italien de la ville, avec une grande et forte muraille, et entouré de seize solides tours. Dans ce château, le sultan a placé un châtelain ou un commandant qui en a la charge. Aucun chrétien ne peut entrer dans le château sans autorisation. Tous les bateaux qui entrent dans le port doivent en signe d’hommage baisser les voiles, ou tirer quelques salves face au château.
Aux alentours de la ville d’Alexandrie, il y a un grand nombre de jardins plaisants dans lesquels poussent une grande quantité de fruits, des oranges, des dattes, des limons, des canéficiers, des citrons, des figues et des bananes ; mais, on ne trouve ni pommes, ni poires. En revanche on trouve des mustij qui sont des pommes d’Adam ; on dit que c’est avec ces pommes qu’Adam enfreignit la loi. Ces arbres sont étranges, leurs feuilles mesurent quinze à seize pieds de long sur deux de large et l’apparence extérieure des pommes ressemble aux cumeri de Venise. Elles poussent en grappe sur l’arbre ; il y en a parfois dix, quinze ou vingt dans une grappe. C’est un fruit assez sucré, beaucoup plus sucré que les figues et possède à l’extérieur une peau tendre. On les pèle comme les figues fraîches, si on coupe un mustij en deux, ou chaque fois que l’on en coupe une tranche, on voit dans chaque tranche un crucifix. Il pousse beaucoup de ces mustij au Caire ; ce sont les vraies pommes d’Adam. Dans ces jardins se trouvent aussi (p. 59a) de jolis pavillons que nous avons visités en compagnie des commerçants. Dans cette ville, l’époque la plus agréable se situe aux alentours de Noël. On y trouve également beaucoup de grives blanches que l’on attrape en grande quantité au moyen de filets ; on les attire au sol en leur donnant seulement des dattes. Près d’Alexandrie, on trouve beaucoup d’autruches dont les nombreux oeufs sont apportés en ville par les Arabes pour y être vendus ; ils sont très bons à manger. On y trouve aussi beaucoup de léopards que les Arabes savent capturer, puis les amènent en ville pour les vendre.

Ci-après suivent les lieux saints que nous avons visités à Alexandrie Tout d’abord nous avons visité la prison dans laquelle sainte Catherine fut emprisonnée douze jours sans nourriture corporelle. C’est une petite grotte à côté de laquelle habite un païen qui en a les clés ; il l’ouvre aux pèlerins et aux chrétiens qui le désirent pour la somme d’un Modim, dont vingt-cinq font un Ducat. Près de cette prison s’élèvent deux colonnes de marbre rouge, distantes d’environ douze pas l’une de l’autre. Là, se trouvait la roue dentée sur laquelle sainte Catherine fut martyrisée.
Dans la ville d’Alexandrie se trouve l’église de Saint-Saba où sainte Catherine y habita avant son martyre. Dans cette église se trouve le tableau de la Vierge Marie que l’évangéliste saint Luc peignit d’après nature.
Cette église (p. 59b) appartient aux Grecs. À l’extérieur de la ville, s’élevaient également deux grandes colonnes de marbre rouge dont l’une est tombée à terre. Là, fut tranchée la tête de sainte Catherine. On dit que ce lieu occupa jadis le centre de la ville. Dans la ville se trouve l’église Saint-Marc qui appartient aux Jacobites. Saint Marc y habita. Un jour, alors qu’il célébrait la messe de Pâques, les païens lui mirent une corde autour du cou et le traînèrent ainsi à travers la ville en direction de la mer à un endroit appelé jadis Bubuch jusqu’à une église où il fut martyrisé puis enterré chrétiennement. Il y a également dans la ville l’église Saint-Michel qui appartient aux Jacobites. À cet endroit, on y enterre généralement les commerçants chrétiens. À Alexandrie, fut également martyrisé et enterré saint Jean l’Aumônier, comme le dit la légende.
Le mercredi vingt-neuf décembre, la galère de Trafigo sur laquelle Nito de Pesero fut capitaine et Andoro Coro, le patron, arriva à Alexandrie. Cette galère attendit que les quatre galères des Vénitiens finissaient leur chargement pour pouvoir charger, pendant un jour, des épices. Le jour suivant le navire de Laroda avait également des épices à charger. Les quatre galères vénitiennes ne devaient pas rester plus de (p. 60a) vingt-deux jours pour charger, le temps que leur concession les autorise. Ensuite ils devaient partir et ne pouvaient plus rien charger. Ils devaient faire voile dès que le premier vent se levait.
Le jeudi treize janvier, on vit, de bonne heure, arriver les quatre galères vénitiennes ; trois mouillèrent à l’heure des vêpres et la quatrième, sur laquelle fut le capitaine, arriva seulement une heure après, au coucher du soleil. On commença à compter les jours autorisés pour le chargement, au nombre de vingt-deux, à partir du quatorze janvier.
Ce même jour, une galère arriva de bonne heure de Constantinople sans rames, avec à bord uniquement des passagers Turcs dont certains étaient des commerçants. La galère appartenait à Andrea Condertini de Venise qui devait, avec celle-ci, affréter des pèlerins jusqu’à Jérusalem. Mais comme il n’y eut pas de pèlerins, il loua donc la galère.
Le samedi 15 janvier, Monsieur Otto Spiegel, Sebald Ritter et moi-même, Hans Thucher, étions d’accord pour embarquer avec nos deux domestiques sur la galère de Trafigo parce que nous espérâmes et eûmes le sentiment qu’elle arriverait avant les autres à Venise, bien que cette galère fût chargée un jour après les autres. Cette galère qui était venue avec les quatre autres de Venise n’était plus sous l’ordre du capitaine, ainsi, elle n’était pas obligée de (p. 60b) les attendre car cette dernière avait son propre capitaine. Nous embarquâmes avec le patron, nous dûmes donner, tous les cinq, pour la traversée douze ducats et pour la nourriture, par personne et par jour, quatre Groschens, et pour notre domestique Polo, deux Groschens par jour. Ce dernier devait manger avec les autres domestiques. Un ducat fait vingt-quatre Groschens. De plus, nous dûmes chercher nous-mêmes un endroit où dormir sur la galère car le patron exigeait soixante ducats par place sans les frais de fret ou de passage. Par conséquent nous préférâmes lui verser les douze ducats ; ainsi nous trouvâmes à la proue du bateau un endroit, ceux de Moraton et de Calafon, qui signifient charpentier et matelot. Nous dûmes leur donner seize ducats pour cet emplacement ; là nous y installâmes un coffre et nous eûmes à peine de la place pour dormir. Cette année-là, les places, dans toutes les galères, furent petites et chères car on chargeait beaucoup d’épices qui valent à Venise quinze ducats par Cheli ; le Cheli pèse trois ou quatre cargaisons de poivre. On donne comme fret ou frais de transport pour le poivre, son pesant à Venise, soit dix ducats pour mille livres de poids petit ; pour le gingembre, dix ducats pour mille et pour la cannelle, onze ducats pour mille livres. Le fret peut monter jusqu’à quinze ducats.
À Alexandrie, nous fûmes enfermés avec les commerçants pendant deux jours et trois nuits dans deux fontigo, c’est-à-dire (p. 61a) dans les maisons de commerce. Le troisième jour, on conduisit tous les commerçants à la prison de la Douana, qui est la maison de la douane ; là on les enferma à cause du poivre du sultan qu’on avait l’habitude de leur acheter chaque année. Ils devaient acheter le sport de poivre à quatre-vingt-dix ducats qui valait six mois auparavant cinquante. Mais s’ils voulaient être exemptés, ils devaient acheter le sport au prix de soixante-dix ducats ; le sultan en avait deux cent dix. Le consul de Venise achète ce poivre par deux, huit ou dix sports qu’il revend alors ; ce qu’il perd est calculé en Chotino, c’est-à-dire en frais et on l’ajoute aux marchandises venant de Venise à Alexandrie en plus des autres frais qu’ils ont eu l’année précédente. Ainsi cette année, on comptait comme Chotino deux ducats deux tiers de cent en pièce d’argent comptant sur toutes les marchandises qui arrivaient de Venise comme il a déjà été dit. La totalité de ce qui est rentré l’année précédente s’élevait entre sept ou huit mille ducats de frais. Le sultan étant lui-même à Alexandrie cette année-là, les marchands lui offrirent des présents d’une valeur d’environ deux mille ducats ; ils firent également beaucoup de présents au grand Amireyo et au Diodaro. Sur ces frais, on paye également le consul à qui l’on verse douze cents ducats par an. Ces comptes (p. 61b) sont calculés chaque année dans les Chotino, c’est-à-dire les frais.
On nous a conseillé à Alexandrie de nous rendre sur la galère sans nos bagages car si on nous voyait ouvertement, chacun aurait été taxé de dix ou douze ducats. Ainsi nous embarquâmes nos bagages séparément sur la galère de sorte que le tout nous coûta à peine deux ducats. On nous avertit également qu’il fallait être à bord neuf ou dix jours avant le départ de la galère car il arrivait fréquemment des troubles et des accidents qui pouvaient retenir les commerçants et les faire taxer. Par conséquent le lundi trente et un janvier, avant la chandeleur, nous embarquâmes secrètement sans nous faire voir à bord de la galère Trafigo et nous ne revîmes plus à terre par la suite. »254


253 Mummenhoff, E., « Thucher, Hans », NDB 22, Berlin, 2005, p. 611.

254 Traduction : U. Castel (archives Sauneron, Ifao).

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SEBALD RIETER (du 8 novembre 1479 au 31 janvier 1480)

Meisner, H. et Röhricht, R., « Das reisebuch der Familie Rieter », Literarischer Verein 68, Stuttgart, 1884.

Sebald Rieter est originaire de Nuremberg où il siége au conseil de la ville. On sait également qu’il séjourne dans la cour du duc de Bavière.
Il voyage en compagnie de Johann Thucher, pèlerin précédent.

p. 124-125 / 132-133 / 145 :

Ce que nous vîmes et rencontrâmes à Alexandrie, et ce qui nous arriva lors de notre séjour
« Idem le 11 novembre, jour de saint Martin, alors que Monsieur Otto Spiegel et Hans Thucher se promenaient au bord de la mer devant la porte d’Alexandrie, ils rencontrèrent le fils du châtelain accompagné de trois ou quatre autres païens qui voulaient leur arracher leurs sacs et leurs bagues. Mais comme ils se défendaient, ils furent sévèrement battus et maltraités. Hans reçut de la part du fils du châtelain un coup de couteau dans le cou. Ils furent ensuite conduits par les païens chez l’Amyrey et furent accusés de s’être trop approchés du château dans le but de le visiter. Ceci n’était pas vrai, ils se promenaient seulement à l’endroit habituellement fréquenté par les chrétiens. Cependant l’Amyrey crut les païens et les deux chrétiens furent conduits en prison. La nouvelle arriva au fondique des Vénitiens ; les consuls et les marchands se rendirent aussitôt auprès de l’Amyrey qui avant toute négociation fit libérer les deux chrétiens. Ces derniers étaient seulement restés un quart d’heure en prison. Toutefois ils durent payer plus tard six ducats, somme promise aux serviteurs de l’Amyrey par les marchands pour les libérer au plus tôt. Par la suite l’Amyrey (p. 125) fit battre le fils du châtelain et les autres païens de cinquante coups de bâtons.
(p. 132) Idem le dimanche six février, au lever du soleil, se termina pour les quatre galères venues dernièrement de Venise, la période de la Muda255, c’est-à-dire les vingt-deux jours autorisés à partir de leur arrivée au port d’Alexandrie. Idem le sept février se termina la Muda pour la galère de Trafiggo sur laquelle nous étions. Le huit février se termina la Muda du bateau appelé la Navy de Rata. Après l’expiration de la Muda, les navires quittent aussitôt leur mouillage pour aller à côté du nouveau château que le sultan avait fait construire cette année-là, appelé le château du pharaon. Aucune galère, aucun navire ne doivent charger des épices après l’expiration de la Muda, sous peine de punition.
Idem le mercredi neuf février, jour de sainte Apollonie, on mit les voiles à deux heures du matin, à savoir 5 galères et un navire, venant tous de Venise, chargés d’épices, ainsi qu’un navire d’Ancône. Nous quittâmes donc le port d’Alexandrie au nom de Dieu, de Marie et de sainte Catherine, cette fois-ci par un beau temps et (p. 133) un vent favorable. »
(p. 145) « Idem, lorsque nous voulûmes aller à Alexandrie nous dûmes nous procurer chez le drogman du Caire deux lettres pour lesquelles nous payâmes un ducat. Idem, pour Aly, qu'il nous envoya pour nous accompagner, nous sept payâmes 6 ducats, ce qui fait pour ma part et la demie part de Polo un ducat sept medins. Idem nous les cinq pèlerins dûmes payer sous la porte d'Alexandrie d'abord un ducat pour huit perroquets, plus un ducat pour nous tous, et trois ducats pour nos achats au Caire que nous avions avec nous et qu'ils estimèrent à une valeur de trente ducats, bien qu'il n'y eut rien qui dut être taxé, plus un ducat de pourboire aux serviteurs sous la porte, ce qui fait pour ma part et pour la demie part de Polo deux ducats et quatre medins. Idem, chacun de nous trois dut donner au drogman à Alexandrie un ducat, sans compter les domestiques ; de ces cinq ducats un appartient au dyadery, un au kettebeser, un au neckewitz, un au gardien, un au zadady, un au seigneur du port, un au seigneur de la mer, un au drogman. Idem, nous trois dûmes aussi payer trois ducats au consul des Catalans et un ducat à son domestique, ce qui est l'usage, parce que le consul des Catalans se porte garant pour tous les Ultramontais venant à Alexandrie. »256


255 Ce mot signifie période en arabe.

256 Taduction : U. Castel (archives Sauneron, Ifao).

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SANTO BRASCA (1480)

Capodilista, G. et Santo Brasca, Viaggio in Terra santa, di Santo Brasca, 1480, con l’Itinerario di Gabriele Capodilista, 1458, Milan, 1966.

Santo Brasca, gentilhomme de Milan, homme de lettres et poète, est également chancelier ducal des Sforza.257

La relation de Santo Brasca, qui aurait voyagé en 1480, reprend celle de Gabriele Capodilista datée de 1458 (voir supra).

p. 144 :

« Continuant par bateau quelques autres cent mille, on arrive à Alexandrie, ville du sultan, belle et marchande, placée au bord de la Méditerranée où ont été décapités saint Marc l’Evangéliste et la sainte Vierge Catherine, nommé plus haut. Puis on va à Damiette dernier lieu de pèlerinage où fut décapité le prophète saint Jérémie, car il avait annoncé que les Juifs auraient été mis en captivité à cause de leurs péchés. »258


257 Amat di San Filippo, P., « Biografia dei viaggiatori italiani colla bibliografia delle loro opere », dans P. Amat di San Filippo et G. Uzielli (éd.), Studi biografici e bibliografici sulla storia della geografia in Italia I, Rome, 1882-1884, p. 167-168.

258 Traduction : C. Burri, N. Sauneron (archives Sauneron, Ifao).

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MESHULLAM BEN R. MENAHEM (juin 1481)

Ben R. Menahem, M., « Meshullam ben R. Menahem », dans E. N. Adler, Jewish travellers, New Delhi, 1995.


Riche marchand juif de Florence, Ben R. Menahem prend le bateau à Palerme en 1481. Il débarque à Alexandrie avant d’arriver au Caire le 14 juin.259

p. 157-163 :

« Le mercredi 6 juin, nous atteignîmes notre destination, Alexandrie, mais comme notre pilote était mort dans la bataille, et que le capitaine était blessé et alité, nous fûmes obligés de nommer capitaine un des matelots, et lorsqu’on pénétra dans le port, le bateau s’échoua et fut sur le point de faire naufrage. Il y eut un grand cri dans le bateau et les Génois sortirent d’Alexandrie, dans une autre galée, pour nous aider ; ils jetèrent l’ancre et après avoir attaché notre bateau au leur avec des cordes, ils voulurent le tirer ; les matelots donnèrent une forte traction et la corde de halage de la galée se brisa, bien qu’elle fût solide et aussi épaisse que mon bras. Finalement après beaucoup (p. 158) d’ennuis, ils le désensablèrent et nous nous arrêtâmes à environ un mille d’Alexandrie, parce que la côte d’Alexandrie est bordée d’écueils et les grands bateaux ne peuvent pas s’approcher ; mais Dieu nous aida et nous sauva cette fois car nous avions été en grand danger.
Le même jour, je débarquai à Alexandrie. À droite, elle est dans une vallée, et elle possède des tours séparées par la mer ; et il y avait une galée comme celle de Rome, mais pas aussi grande. Lorsqu’on entre à Alexandrie, on trouve un beau fort avec 22 tourelles et un mur épais de dix coudées entre chaque tour. Il les entoure comme une couronne d'un côté de la ville. Ils auraient pu placer la forteresse sur une île, mais le sultan ne veut pas le faire, parce qu'il y a maintenant une approche cachée de la ville. Je n'ai jamais vu une aussi belle forteresse ; elle n’a que trois ans. Huit cents mameluks y dorment chaque nuit, parce que telle est la loi. Les mameluks portent un bonnet rouge sur leurs têtes et tiennent un bâton en main. Près de la forteresse, il y a vingt mosquées. Lorsque nous arrivâmes à la porte ils nous retinrent et trouvèrent de l’argent sur nous, bien qu’il se trouvât sous la plante de nos pieds. Ils en prirent environ dix pour cent. Aussi, ils trouvèrent sur moi de l’argent que je n’avais pas déclaré, mais me rendirent le solde. Les Juifs ne paient rien pour la marchandise, mais les Gentils paient dix pour cent. Il est impossible d’échapper à la taxe parce qu’ils fouillent tout le monde, aussi bien les Juifs que les femmes.
Je me renseignai sur les coutumes d’Alexandrie et leur mode de vie ; je trouvai en tout point que leurs manières étaient extraordinaires. Les femmes peuvent voir, mais ne sont pas vues, parce qu’elles portent sur leurs visages un voile noir qui a des petits trous ; elles portent sur leurs têtes un turban de mousseline, brodé et orné, plié plusieurs fois, au-dessus duquel, un voile blanc va jusqu’aux chevilles et recouvre leur corps.
Les Ismaélites portent des vêtements en coton (p. 159) et passent leur temps assis sur des tapis ou des nattes de paille ; ils circulent jambes et pieds nus, et portent seulement un vêtement en coton, avec une ceinture, qui va jusqu’à la moitié de la cuisse. Les femmes portent des pantalons et les épouses des Turcs vont chez le coiffeur une fois par semaine. Quant aux hommes, ils ne portent pas de pantalons, ne coupent pas leurs cheveux, mais se rasent la tête avec un rasoir, sans la laver sinon avec un peu d’eau.
Lorsqu’un homme épouse une femme, il lui donne une dot et à partir de ce moment, il est seulement obligé de lui donner à manger et à boire, mais il ne l’habille pas car elle doit le faire avec son propre argent ; lorsqu’elle a un enfant, elle est tenue de les nourrir, et quand elle attend un enfant, il ne doit pas la toucher.
C'est pourquoi ils épousent vingt-trois femmes et certains d'entre eux ont vingt fils et filles nés tous dans une seule année.
Tout le monde se déplace à dos d'âne ou de mulet, car personne, même pas un musulman, ne peut aller à cheval, sauf les mameluks.
Leurs ânes sont très beaux et forts, et ils portent comme ornements des soldi et des bardili de valeur. Je vis un Bardili d’âne qui coûtait plus de deux mille ducats, fait de pierres précieuses et de diamants, avec une frange en or qu’ils avaient mis dessus et surtout sur la partie frontale du bardili qui était sur le front de l’âne.
Les Ismaélites sont comme des dromadaires et des boeufs : comme le dromadaire qui n’est jamais chaussé, ils vont nus pieds. Le dromadaire s’accroupit et mange par terre : ils s’accroupissent également et mangent par terre, sans nappe, seulement avec du cuir rouge. Le dromadaire dort avec son harnais : ils dorment également par terre et s’accroupissent avec leurs vêtements et ne se déshabillent jamais le soir.
Les Juifs font comme les Ismaélites dans toutes les terres et les provinces du sultan. Ils n’ont ni lit, ni table, ni chaise et ni lampe, mais ils mangent, boivent et dorment toujours par terre et tout leur travail se fait sur le sol.
Alexandrie est aussi grande que Florence. Elle est bien bâtie, les murailles de la ville sont hautes et belles, mais toute la ville est (p. 160) très sèche et a plus de ruines que de bâtiments. Les maisons sont belles, et dans chaque maison, on trouve une cour pavée de pierres blanches, avec un arbre, et, au milieu, une citerne. Chaque maison a deux citernes ; une pour l'eau nouvelle, l'autre pour la vieille eau, car le Nil monte chaque année au mois d'août et pourvoit en eau toute Alexandrie. Les étangs et les citernes se remplissent aussi d'eau.
Les fruits d'Alexandrie sont très bons et bon marché ; le pain, la viande et toute sorte de volaille sont très bon marché mais le bois est très cher, ainsi que l'huile. Le vin et le miel sont très chers, car ils ont à payer une lourde taxe, environ vingt-quatre pour cent. Le lin d'Alexandrie est de bonne qualité, et, leurs vêtements de lin sont bons et pas chers.
Il ne pleut jamais à Alexandrie, seulement très peu. Les fruits mûrissent et croissent très vite parce qu’il y a beaucoup de rosée. Au cours de ma vie, je n’ai jamais vu autant de rosée. Elle ressemble à la pluie, mais lorsque le soleil apparaît, elle s’évapore.
La volaille est bon marché parce que les oeufs sont couvés dans des fours. Ils réchauffent les fours, y mettent du fumier de bétail et de cheval et y placent 1000 à 2000 oeufs. À la suite de cela, en trois semaines environ, ils obtiennent des poussins vivants et de la volaille en quantité infinie.
Durant les mois de juin, juillet et août, l’air est très mauvais à Alexandrie à cause d’un mauvais vent appelé borea qui se déchaîne à cette époque et qui attaque les gens comme la peste noire – Que Dieu nous en préserve ! – ou les rend aveugles. Durant cinq ou six mois, ils ne peuvent rien voir du tout. C’est pour cette raison qu’on voit beaucoup de gens à Alexandrie qui ont les yeux malades. À cette saison, les personnes aisées de la ville se rendent à d’autres endroits, mais ne restent pas à Alexandrie. En particulier, les étrangers qui ne sont pas habitués à ce (p. 161) climat peuvent en être atteints et meurent surtout au cours de ces trois mois. Il est très mauvais de manger des fruits durant cette saison.
Alexandrie est en ruine en ce moment car le roi de Chypre lui fit la guerre, s’empara d’elle et y régna pendant trois ans. Ensuite, le sultan, roi d’Égypte, le combattit, l’attaqua, brûla la ville et captura le roi de Chypre. Ce dernier devait payer au roi d’Égypte un tribut de 10 000 dinars chaque année. Ainsi, le roi d’Égypte lui permit de retourner à Chypre. Il continua à payer ce tribut jusqu’à la prise de Chypre par les Vénitiens. Depuis ce temps, le sultan reçut ledit tribut du roi vénitien de Chypre chaque année. L’intention du sultan fut donc d’aider le roi de Chypre ; il envoya dire au roi de la part de son fils, de lui donner sa fille, afin que les hommes de Chypre ne se rebellent pas contre lui et continuent à payer un tribut. Les Vénitiens acceptèrent et paient avec des monnaies qui portent l’effigie de la fille du roi qui réside hors de chypre. C’est la vérité, cela m’a été rapporté par le Gran Maestro de l’Ordre qui agit pour la princesse à Alexandrie.
Les Juifs d’Alexandrie. J’ajouterai à la fin de ce récit, mais ce n’est pas important qu’il y a à Alexandrie environ soixante familles juives, seulement des Rabbinites260, mais pas des Karaïtes, ni des Samaritains. Ils s'habillent comme les Ismaélites. Ils ne portent pas de chaussures, mais s’asseyent par terre, et entrent dans les synagogues sans chaussures et sans pantalons.
Il y a quelques juifs qui se rappellent du temps où il y avait 4.000 familles juives, mais ils sont devenus de moins en moins nombreux, comme les taureaux de sacrifice des tabernacles. Ils ont deux synagogues, une grande et l'autre petite. Tous les Juifs attestent que (p. 162) la plus petite fut bâtie par Élie le Prophète où il avait l'habitude d'y prier. Et il y a là une arche, et une chaise à côté. À l'intérieur brûle toujours une flamme.
La synagogue a deux bedeaux, il s’agit de R. Joseph Ben Baruch et de R. Halifa qui se sont nommés eux-mêmes bedeaux de la synagogue. Ces derniers me dirent qu’en 1455, à la veille du jour du jeûne de l’expiation, on les avait laissés passé la nuit à la synagogue avec deux autres personnes ; la nuit, ils virent tous à minuit quelqu’un qui ressemblait à un vieil homme qui était assis sur la chaire. Ils décidèrent d’aller humblement devant lui pour lui demander quelque chose tout en s’inclinant. Lorsqu’ils s’approchèrent pour l’aborder, ils levèrent les yeux et virent qu’il n’y était plus ; Dieu l’avait repris. Ils me racontèrent les autres merveilles qu’ils avaient vues dans la synagogue. De mes yeux, je vis le manuscrit des vingt-quatre livres de la Bible sur parchemin, en quatre volumes, avec une très grande écriture plus belle que toutes celles que je n’ai jamais vu ; ainsi qu’un rouleau de parchemin de la loi écrit et signé par Ezra le Scribe qui le laissa comme un legs à la synagogue d’Élie le Prophète. Ils [les bedeaux] prononcèrent une malédiction contre celui qui l’enlèverait de la synagogue. Je vis également d’autres manuscrits dans cette synagogue.
À Alexandrie, je vis quatre grands fondaks, l'un pour les Francs, l'autre pour les Génois et leur consul, et deux pour les Vénitiens et leur consul. Ils sont tous sur le côté droit d'une rue quand on approche d'Alexandrie, et en face d'eux, au milieu, est le grand fondak des Ismaélites.
Je vis aussi l’amiral qui avait un pigeon ; à chaque fois qu’il voulait envoyer un message au sultan, il mettait la lettre dans le bec du pigeon ou bien il l’attachait. Le pigeon l’emmenait à Misr (Le Caire) jusqu’à la fenêtre de la demeure du sultan ; là, il y avait toujours un homme qui attendait. Même si on peut en douter, ceci est la vérité.
(p. 163) À Alexandrie, tous les Gentils paient treize ducats pour entrer dans la ville, et ne peuvent en sortir à moins de payer. Les juifs ne paient rien, mais chaque juif doit obtenir la permission de l'émir s'il veut quitter la ville pour l’étranger. Ils voyagent dans de grandes caravanes. »261
Les voyageurs s’en vont à dos d’ânes jusqu’à Rosette, escortés d’un mameluk.


259 Dopp, P.-H., « Le Caire vu par les voyageurs occidentaux du Moyen-âge », BSGE XXVI, 1953, p. 112.

260 Partisans du rabbinisme, c’est-à-dire de l’enseignement des deux grands docteurs Hillel et Schamaï. Note de O. V. Volkoff.

261 Traduction : S. Fadl (archives Sauneron, Ifao).

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BERNARD DE BREYDENBACH (du 23 octobre au 15 novembre 1483)

Breydenbach, B. de, Les saintes pérégrinations, par F. Larrivaz, Le Caire, 1904.

Bernard de Breydenbach est fils d’un chevalier de Hessen. À partir de 1450, il est membre du conseil religieux et, en 1484, il devient doyen de l’église de Mayence. Il meurt en 1497.262

p. 66-78 :

« Arrivés au sommet d'une colline, nous pûmes contempler la glorieuse ville d'Alexandrie, enveloppée d'un côté par la mer, de l'autre toute entourée de délicieux jardins très fertiles. Le sol assez productif, lorsqu’il est arrosé des eaux du Nil, nourrit des bananiers aux fruits succulents, tels que nous en avions vus en abondance dans le jardin de baume ; on y trouve d’autres fruits variés comme l’orange, la datte, la cannelle, le citron et la figue. On ne trouve ni poires ni pommes. Il y a dans ces jardins de splendides pavillons et on y chasse les oiseaux appelés merles d’une blancheur éclatante parfaite. On y trouve encore des léopards ; les Arabes les prennent tout petits et les vendent un ducat pièce. Dès que nous fûmes arrivés à la ville, les sarrasins fermèrent la porte par laquelle nous voulions entrer et nous forcèrent à marcher à pied le long des fossés de la ville. Ainsi par un long circuit très pénible nous arrivâmes à une autre porte où se tenait un cruel percepteur qui exigea une grosse somme pour le passage des hommes, des chameaux et des ânes. Après avoir payé ce tribut, nous entrâmes par cette première porte grande et haute, armée de serrures et nous pensions gagner paisiblement un logis. Nous marchions entre les hautes murailles fortifiées, quand nous aboutîmes à une autre grande porte de fer ; il y avait là plusieurs sarrasins ; et comme nous nous efforcions d’entrer avec nos montures, ils nous chassèrent à coup de bâtons ; bientôt même les gardiens de la première porte accourant après avoir fermé celle-ci avec des barres et des serrures, vinrent fermant la seconde porte et nous tinrent ainsi enfermés entre les deux portes, entourés de très hautes murailles et de tours. Nous nous assîmes pour manger notre pain cuit sous la cendre et boire une eau fort chère et fort rare.
Nous ne pûmes encore cette fois avoir autre chose.
Pendant cette nuit plusieurs de nos pèlerins, montant sur le mur extérieur, purent voir les fossés de l’enceinte fortifiée ; ils affirmaient qu’ils n’avaient jamais vu une ville aussi belle, ni si (p. 67) bien protégée de beaux remparts, de murailles puissantes et élevées, de tours bien bâties. L’intérieur toutefois n’a pas l’aspect d’une ville, on dirait un monceau de pierres ruineux et désolé. Dès qu’il fit jour, on ouvrit les portes pour introduire notre trucheman d’Alexandrie et nous lui envoyâmes un messager pour qu’il vint nous faire entrer dans la ville le plus tôt possible. À son arrivée, nous lui remîmes la lettre que nous avions reçue du sultan, et qui devait être montrée aux gardiens de la porte ; ceux-ci après l’avoir reçue en baisèrent avec respect le sceau et la lurent. Après cette lecture, à commencer par les pèlerins du plus haut rang, ils nous déshabillèrent les uns après les autres pour faire leurs perquisitions ; c’est ainsi que le premier de tous les seigneurs, Jean de Solms, fut dépouillé de ses habits et visité, puis tous les autres à la suite. Tout ce qu’ils trouvèrent d’argent et de choses précieuses dans nos paniers et nos sacs, ils le mirent à part, puis quand tout fut bien visité, ils exigèrent une somme proportionnelle à la valeur des objets. Ils exemptèrent de tout tribut les clercs et les religieux, leur permettant de passer sans rien payer. Sur tout ce qui entre ou sort de la ville on prend le dix pour cent, et l’on ne fait grâce à personne. Introduits en ville nous demeurâmes stupéfaits de ne voir de toutes parts que des ruines lamentables ; nous ne pouvions revenir de notre étonnement en voyant des murailles si belles et si fortes entourer une ville si pauvre. On nous conduisit à l’hôtel du roi de Sicile qui est le fondique des Catalans ; nous (p. 68) y fûmes accueillis avec courtoisie et bienveillance par son hôte qu’on appelle consul de la nation catalane ; on nous donna des chambres et nous y déposâmes nos bagages. Le fondique est une vaste maison où se trouvent les marchands et les entrepôts, ainsi que le lieu du marché. Bien qu’il y ait deux fondiques pour les Vénitiens à Alexandrie et un pour les Génois, toutefois depuis longtemps les pèlerins ont pris l’habitude de descendre à celui des Catalans, car ils sont alors protégés par le consul de ce fondique auquel le truchement d’Alexandrie prête son appui. Après qu’ils eurent arrangé leurs affaires, les pèlerins nobles furent présentés par le trucheman lui-même à l’amiral ou préfet de la ville. L’amiral les reçut en amis, leur adressa des paroles de bienveillance ; après avoir demandé le nom de chacun, il le fit écrire sur un registre et les congédia.
Quelques uns des nôtres s’arrangèrent avec le consul des Catalans pour partager sa table et furent ses commensaux ; on y fit maigre chair et l’on but fort peu ; mais les service fut fait dans de la vaisselle d’argent.
Les autres avec Monsieur de Solms restèrent dans leur chambre et ils purent boire et manger suivant leur bon plaisir.
Le lendemain qui était le 25 octobre comme nous venions d’entendre la Messe dans la chapelle de l’hôtel indiqué plus haut et dont l’aumônier était un prêtre de l’ordre des Frères Prêcheurs, voilà qu’une clameur et un tumulte bruyant du peuple retenti du côté de la mer. Effrayés nous montons au sommet de la maison pour voir ce qu’il en était. Nous aperçûmes dans le port des fustes, des grips263 avec des vaisseaux armés qui abordaient, ébranlant les airs du fracas de leurs bombardes, de l’éclat de leurs trompettes et des cris des matelots. C’était des sarrasins qui conduisaient un personnage très important d’Afrique à la Mecque pour visiter en pèlerin le tombeau de Mahomet. Pendant qu’ils étaient en mer ces mêmes sarrasins s’étaient emparés d’un vaisseau qui renfermait treize chrétiens ; ils s’étaient partagés les dépouilles et allaient vendre les chrétiens à Alexandrie. Les (p. 69) mammeluks et les habitants allèrent au-devant d’eux dès qu’ils débarquèrent ; ils les reçurent en grande pompe et les introduisirent dans la ville avec leur butin au milieu des acclamations.
Le 26 octobre, vingt-deuxième dimanche après l’octave de la Trinité, après avoir entendu la Messe et pris notre repas, nous restâmes à nous reposer au logis. Nous ne pouvions pas sortir en sûreté ; le trucheman d’Alexandrie à qui nous n’avions pas encore payé la somme due, ne nous avait pas procuré la garde qu’il nous devait. Dès que nous eûmes payé cette somme assez ronde, il nous conduisit le lendemain à la porte de la ville qui mène à la mer ; il nous présenta aux gardiens et nous obtint la liberté d’entrer et de sortir chaque fois que nous voudrions.
Le jour suivant, fête des Saints Simon et Jude, après la célébration de la Messe, on nous conduisit à l’endroit où il y avait et où il y a encore une prison, dans laquelle l’illustre martyre sainte Catherine, dépouillée et exposée à la piqûre des scorpions, (p. 70) resta douze jours sans boire ni manger ; on l’avait enfermée pour lui faire subir l’épreuve de la faim, mais le Seigneur lui servit de la nourriture par le ministère d’une colombe. Dans cette prison la reine et le soldat Porphyre virent autour de Catherine une armée d’anges qui la consolaient, l’animant à souffrir le martyre, comme porte sa légende. À force de prières nous pûmes entrer dans cette prison ; sur le devant étaient deux colonnes de marbre assez élevées, séparées entre elles par un espace de 12 pieds ; c’est sur ces colonnes que reposaient d’horribles roues de torture destinées à couper et broyer le corps de la glorieuse vierge ; mais à sa prière ces machines furent brisées et 4000 païens périrent sous leurs débris. C’est à cette même place que s’étaient réunis de diverses provinces, les cinquante rhéteurs initiés à toutes les sciences, mandés pour lutter en présence de l’empereur avec Catherine. La (p. 71) grâce répandue sur les lèvres de la vierge lui assura une telle victoire qu’ils restèrent tous sans réponse et s’écrièrent tout haut qu’ils voulaient se convertir au christianisme. Pris d’un accès de rage l’empereur ordonna de les faire brûler ; mais le feu n’atteignit pas leurs vêtements ; ils furent préservés et beaucoup de témoins crurent encore au Christ.
De la prison de Sainte Catherine nous nous dirigeâmes vers l’endroit où l’on suppose que s’élevait le palais d’Alexandre le Grand ; comme témoignage et souvenir il y a là une colonne monolithe précieuse, d’une hauteur et d’un volume étonnants ; l’extrémité se termine en pointe et de loin on la prendrait pour une tour.
Elle est de couleur rougeâtre et porte beaucoup d’inscriptions en caractères qu’on croit être ceux des anciens. Elle est beaucoup plus grande et plus élevée que la colonne qui s’élève à Rome près de Saint Pierre et que l’on dit avoir été autrefois placée à côté de celle-ci, puis transportée d’Alexandrie à Rome. Il y a aussi en dehors de la ville une autre colonne très haute que l’on appelle de Pompée, parce que Pompée l’a fait élever à sa mémoire ; nous l’avons vue également à notre entrée.
Du palais d’Alexandre nous allâmes vers une église dite de Saint-Sabba. Elle a été bâtie sur l’emplacement où vivait Sainte Catherine avant son martyre, pendant son séjour à la cour du roi. À la mort de Costus dont elle était la fille unique elle administrait sa famille. Des moines grecs desservent cette église. On montre encore hors des murs, la place où la martyre du Christ Catherine fut décapitée. Il y a là deux grandes colonnes en marbre, élevées pour perpétuer ce souvenir. C’est de là que son saint corps fut transporté par les mains des anges sur la montagne du Sinaï. Au temps du martyre de cette pieuse vierge, cet endroit se trouvait dans l’intérieur de la ville qui était alors beaucoup plus vaste et plus belle que maintenant. On visite encore dans Alexandrie une église dite de Saint-Marc tenue par les Jacobites ; elle est construite sur l’emplacement habité jadis, dit-on, par saint Marc et où il célébra souvent les divins (p. 72) offices. Bien que par humilité il se fût coupé le pouce pour rester impropre au sacerdoce, toutefois par la providence divine et l’autorité de Pierre il avait été ordonné évêque d’Alexandrie. Là, un jour de Pâques, pendant qu’il célébrait la Messe, il fut attaché à une corde et il se laissa traîner par la ville, sans cesser de rendre grâce à Dieu. Enfermé dans une prison, il fut réconforté par la visite de Jésus-Christ et de ses anges, puis le lendemain comme on le traînait encore par la ville avec une corde, il s’écria : Seigneur, je remets mon âme entre vos mains, et rendit ainsi l’âme à son Créateur. Des hommes pieux lui donnèrent d’abord la sépulture en cet endroit et plus tard son corps fut transporté à Venise. Dans une autre église des Jacobites, dite de Saint Michel, se (p. 73) trouve le lieu de sépulture des pèlerins chrétiens. Pendant notre séjour dans Alexandrie, le Seigneur Jean, comte de Solms, seigneur de Mützenberg, le plus noble et le plus jeune dans notre groupe de pèlerins, étant mort des suites de la dysenterie, après avoir reçu, très dévotement tous les sacrements, fut enterré dans cette église. Sa mort et son passage à l’éternité furent pour nous un grand chagrin et un grand deuil.
On montre encore à Alexandrie le lieu où saint Jean l’aumônier, autrefois patriarche d’Alexandrie, subit le martyre, en confessant la vrai foi, comme on le voit dans sa légende. Il y a aussi dans les quatre fondiques des chrétiens de belles chapelles, bien ornées, avec des chapelains latins, soit prêtres séculiers soit religieux ; nous les avons souvent visitées. Pendant les jours que nous passâmes à Alexandrie, un très grand nombre de vaisseaux, galiotes et fustes abordèrent et il y eut force pillage. Comme il y avait de graves inimitiés et de furieuses querelles entre Venise et Naples, les Vénitiens pillèrent un vaisseau de transport napolitain qui gagnait Alexandrie. Pendant ces mêmes jours arriva une galiote chrétienne qui venait d'au-delà des mers ; elle avait à bord quelques Allemands qui déclarèrent n'avoir rien d’autre sur leur galiote que des avelines264 pour une somme de dix mille ducats ; ces fruits ne se trouvent pas en Orient et on les y vend fort cher ; on prétend même que dans ces pays-ci les avelines peuvent se conserver au-delà de cent ans sans se flétrir, sans se gâter, à l'abri des vers ; chez nous, on ne pourrait ainsi les préserver au-delà d'une année. Pendant notre séjour encore les Alexandrins qui rôdaient sur mer voyant aborder un navire étranger fondirent sur lui, s’en saisirent, l’amenèrent au port et, comme des pirates, (p. 74) se partagèrent le butin. En effet si les vaisseaux qui arrivent à Alexandrie ne sont pas puissamment armés, les Alexandrins les pillent avant qu’ils abordent ; mais s’ils peuvent gagner le port, ils sont en sûreté tant qu’ils y séjournent. Les sarrasins exercent une extrême vigilance pour garder leur port ; continuellement portés sur les deux montagnes artificielles qui sont dans l’intérieur de la ville pour surveiller la mer, ils informent l’amiral de toutes les voiles qu’ils aperçoivent au large. Celui-ci dépêche alors sur le champ une barque rapide qui va s’enquérir de la condition de ceux qui approchent. Et ici, bien que mon récit paraisse incroyable, il n’est que l’expression de la réalité. L’amiral a toujours chez lui des pigeons apprivoisés et dressés à revenir toujours au palais de l’amiral où qu’on les conduise. Les matelots, envoyés au-devant des vaisseaux qui arrivent, prennent donc avec eux deux ou trois de ces pigeons et les emmènent en mer jusqu’au lieu où ils peuvent facilement se renseigner, alors ils attachent au cou du pigeon un billet contenant ce qu’il importe de savoir et ils le lâchent. Ce pigeon volant à toute aile jusqu’à la table de l’amiral, lui porte ainsi tous les renseignements sur ceux qui avancent. S’il est nécessaire de faire connaître encore quelque chose à l’amiral, on lâche un second ou même un troisième pigeon, et ainsi, longtemps avant que les vaisseaux arrivent au port, l’amiral est renseigné. On dit même qu’il a des pigeons qu’il envoie au sultan jusqu’au Caire, si par hasard quelque chose d’imprévu ou de difficile survient et dont il doive aussitôt l’avertir. Si les mariniers envoyés par l’amiral ne peuvent pas reconnaître les conditions des navires, ils le font savoir à l’amiral par le moyen des pigeons et celui-ci expédie aussitôt des fustes armées avec ordre de donner l’assaut, de dépouiller, de piller ceux qui arrivent ; et c’est ce qu’ils font à moins qu’ils ne se trouvent en face de plus forts, comme nous l’avons dit plus haut.
Le 29, circulant à travers la ville, nous examinâmes particulièrement les fondiques ; ils étaient encombrés de marchandises, à l'exception de celui des Catalans où il n’y avait qu’un féroce (p. 75) léopard attaché, et où les sarrasins et chrétiens mangeaient et buvaient sans distinction. Le fondique des Génois, une grande et belle maison, avait beaucoup de marchands et une grande quantité de choses précieuses. Nous visitâmes les deux fondiques des Vénitiens ; en outre des marchandises précieuses qui s’y trouvaient, nous vîmes de grandes autruches qui se promenaient et mangeaient le fer qu’on leur jetait. Les Vénitiens élevaient aussi un porc ; c’est le seul et unique que nous ayons vu dans ces pays d’outre-mer. Les sarrasins ont cet animal en plus grande horreur encore que les juifs ; ils ne laisseraient certainement pas vivre celui-là si à la prière des Vénitiens, le sultan ne lui eût accordé la vie. Nous pénétrâmes dans le fondique des Turcs, où les marchands faisaient grand tapage, nous visitâmes aussi ceux des Maures, des Ethiopiens, des Tartares où entre autres choses, nous vîmes les choses les plus nobles vendues au plus vil prix, je veux dire des hommes, des jeunes gens, des jeunes filles, des enfants et de fillettes, des femmes même portant des enfants à la mamelle. Tous attendaient leur tour sur le marché. Ils sont traités ignoblement et d’une manière tout à fait inhumaine par les acheteurs qui veulent voir s’ils sont sains ou malades, forts ou chétifs. On dépouille les jeunes filles, on les fait courir, sauter et c’est ainsi qu’on examine leurs défauts, etc. Chaque nuit tous les fondiques sont fermés par les sarrasins et personne ne doit entrer ni sortir ; de même aux jours où ils se réunissent dans les mosquées (p. 76) et aux époques de leurs grandes fêtes ; il n’y a pas dans Alexandrie maisons plus belles et plus ornées que ces fondiques. Après cette visite nous nous approchâmes de la mer où il y avait un grand tumulte autour de marchands qui chargeaient des aromates dans des sacs.
Toutes les fois qu’on transporte ces aromates, à dos de chameaux, des fondiques au port, des douaniers placés sur le bord de mer vident les sacs pour s’assurer qu’il n’y a rien de précieux caché avec les aromates.
Pendant ce travail, des pauvres et des indigents en grand nombre accourent pour recueillir à la dérobée ce qui tombe des mains des chargeurs et s’en vont ensuite se placer le long d’une rue pour le vendre.
Le 30 octobre, deux galiotes vénitiennes venant d’Afrique, galiotes qu’on appelle de Thrace, abordèrent à Alexandrie pour charger les substances aromatiques comme quatre autres déjà prêtes. Ce même jour nous commençâmes à traiter avec les patrons des galiotes pour notre retour et, sans contredit, assurément ils se montrèrent plus durs que les sarrasins. Sachant qu’il nous fallait partir avec eux, ils exigeaient un passage extraordinaire. Aussi arriva-t-il qu’il se forma différents groupes parmi les pèlerins, les uns s’entendirent avec un patron, d’autres avec un autre et s’arrangèrent seuls. Pour nous nous préférâmes être sur la galiote du maître capitaine et du consul des Vénitiens dont le patron était maître Sébastien Contireni ; le Seigneur Jean, archidiacre de Transylvanie hongrois et le frère Félix de l’ordre des Prêcheurs, lecteur à Ulm, étaient avec nous. Le contrat conclu, nous séjournâmes encore plusieurs jours à Alexandrie forcés et bien malgré nous, attendant le départ des galiotes. C’est pendant ce temps que mourut, comme je l’ai dit, le Seigneur de Solms. Nous lui fîmes les funérailles qu’il convenait, et nous le pleurâmes tous beaucoup. (p. 77) Il trépassa dans la nuit même qui précédait la fête de tous les Saints. Après sa mort, nous montâmes, sur la galiote où nous avions pris passage, ne rentrant plus à Alexandrie, du moins pour séjourner ; nous dormions à bord et prenions nos repas avec le patron. Nous espérions en effet, qu’en montant à bord huit ou dix jours avant le départ des galiotes, nous pourrions nous embarquer sans être aperçus. Nous apportâmes donc nos effets peu à peu et par parties évitant d’attirer l’attention. À chaque douane et pour chaque personne et effet les sarrasins exigent un impôt de dix pour cent. Or, il y a trois bureaux de douane entre la mer et la ville ; le premier près de la porte basse qui conduit à la ville, le second non loin du premier près de la porte extérieure qui conduit à la mer le long des remparts et le troisième sur le bord de la mer. À chaque poste, les officiers du sultan examinent avec soin le monde, entrant comme sortant et surtout les marchands et leurs marchandises. Grâce au trucheman d’Alexandrie à qui j’avançais bon nombre de ducats, j’obtins que mes effets passeraient sans être visités.
Le 3 novembre, sur l’ordre du Capitan notre galiote fut menée au large le long du fort neuf, puis tous les vaisseaux ayant terminé leurs préparatifs et tous nos compagnons de pèlerinage qui restaient encore en ville ayant gagné leurs embarcations respectives, on se groupa à un signal parti de notre galiote amarrée près du fort neuf. Cette forteresse est assurément belle, puissante ; elle ferme le port et le défend.
Malheureusement ce port est plein d’écueils ; au milieu de ces écueils on a construit un mur de défense garni de tours qui va jusqu’à la mer et c’est à l’extrémité de ces écueils et de ce mur que s’élève le fort dont j’ai parlé. Il a été construit par le sultan actuel d’après les plans et par les soins d’un certain mammeluk allemand natif d’Oppenheim, diocèse de Mayence. Depuis longtemps ce dernier a laissé le paganisme pour revenir au sein de la Sainte Mère l’Eglise et il (p. 78) possède d’immenses richesses. Aucun navire ne peut passer sans faire le salut au sultan ; et il lui faut ramener ses voiles. Comme nous dûmes stationner quinze jours à cet endroit attendant à chaque instant le départ des galiotes, les heures nous parurent bien longues et l’ennui bien lourd. Pendant ce temps les patrons des navires eurent à subir pas mal de vexations, et supporter bien des dommages ; un d’entre eux fut même gravement blessé par les sarrasins qui ne nous quittèrent qu’au large. Il y avait aussi désaccord entre les patrons, les uns voulant partir, les autres voulant rester encore et si le maître Capitan ne s’était interposé comme médiateur, ils se seraient séparés. Il résista en effet et défendit qu’on partît sans que tous sans exception fussent prêts.
Donc le 15 novembre tout étant disposé pour le départ, au souffle d’un bon vent les vaisseaux laissant leurs amarres, les ancres sont levées, les voiles déployées, et nous sortons du port laissant derrière nous Alexandrie. Bientôt le rivage se dérobe à notre vue et le lendemain matin nous n’apercevions plus aucune terre, partout c’était la mer comme horizon. »


262 Fuchs, R., « Breidenbach, Bernhard von », NDB 2, Berlin, 1955, p. 571.

263 Fuste est une sorte de bâtiment long et de bas bord qui va à voiles et à rames. Grip est un petit bâtiment pour aller en course. Note de F. Larrivaz.

264 Noisettes.

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​​​​​Voyageurs à Alexandrie VIe-XVIIIe siècles
Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

PAUL WALTHER (du 24 octobre au 9 novembre 1483)

Walther, P., Itinerarium in Terra Sancta, par M. Sollweck, Tubingen, 1892.

p. 239-250 :

« De Rosette à Alexandrie
Enfin, vers neuf heures, nous arrivâmes au port du Nil, et là nous déchargeâmes tous nos bagages du bateau sur le rivage. Le matelot, un affreux païen, garda diverses choses des seigneurs pèlerins refusant de les rendre, si on ne lui donnait pas un second salaire pour les bagages disant : “Mais je n’ai reçu que le prix des personnes que j’ai conduit, et non pas les bagages”. Le traître ! après avoir discuté longtemps, il fallut finalement lui donner cinq médines, pour qu’il décharge les bagages du bateau.
De cette heure jusqu’à 10 heures, les seigneurs (pèlerins) eurent beaucoup de mal à trouver les chameaux ; et, ayant fait un marché pour nous conduire jusqu’à Alexandrie, les Arabes se jetèrent sur nos bagages, chacun voulant avoir sa part et la porter sur son chameau ; ils se frappèrent les uns les autres, et nous nous trouvâmes à nouveau dans un plus grand péril.
La paix revenue, nous reprîmes notre route. Dans le port il n’y avait pas assez d’ânes pour nous porter tous, il fallut donc aller à pied, comtes et hommes, avec beaucoup de fatigue, sans manger ni boire, pendant trois milles allemands.
Vers deux heures de l’après-midi, nous croisâmes sur la route, un groupe d’au moins soixante chameaux du seigneur le Soldan, dont les serviteurs dirent qu’ils avaient le droit de conduire les bagages des pèlerins ; ils se ruèrent avec fureur sur nos chameaux, en déchargèrent les bagages, et s’entre frappèrent à nouveau ; ce nouveau danger était pire que le précédent. À la fin, pour avoir la paix, les seigneurs pèlerins donnèrent un demi-ducat aux serviteurs du Soldan ; ainsi ils s’en allèrent, et ayant rechargé nos premiers chameaux, nous marchâmes en paix jusqu’à Alexandrie.
Nous étions à un mille de la ville, quand le seigneur Vernadus, comte, voulut que je montasse sur un chameau qui me conduisit pour un médine. Étant monté et ayant parcouru douze pas, l’Arabe me demanda lui aussi un médine, je lui dis que le seigneur le lui donnerait près de la porte. Toutefois, il ne voulut pas attendre, mais l’avoir aussitôt ; comme je ne l’avais pas, et que le seigneur était en avant, il fit s’agenouiller le chameau et je dus descendre, sans pouvoir me consoler. De plus, le chemin que je n’avais pas fait, entre ma montée et ma descente du chameau, il me fallut le refaire avec beaucoup de fatigue en courant derrière les autres.

Aux portes d’Alexandrie
Vers le coucher du soleil, nous arrivâmes au pied des portes d’Alexandrie, et là, ils nous enfermèrent entre la porte qui était derrière nous, et celle qui était devant nous. Là, nous ne pûmes acheter que du pain et des dattes, et nous restâmes captifs toute la nuit.
Douane d’Alexandrie
Au matin au 6e jour avant la saint Simon et Jude265, les portes s’ouvrirent, et des chameaux entrèrent, plus de 150, chargés de diverses marchandises. Après leur passage, les douaniers qui demeurent en permanence à ces portes commencèrent à s’occuper des pèlerins.
Ils appelèrent d’abord les personnes, l’une après l’autre, à l’intérieur des portes ; ils les dévêtirent de leurs habits de dessus, et les fouillèrent soigneusement, de la tête jusqu’à l’anus, pour trouver des ducats et de l’or ; ils ne prélèvent rien sur les autres monnaies.
Ayant fouillé ainsi chacun de fond en comble, des serviteurs sortirent pour vérifier les bagages, ils les ouvrirent et cherchèrent soigneusement. Ils prirent tout ce qu’ils trouvèrent de marchandises et d’or, et ne consentirent à ne le rendre qu’après avoir payer des droits. Mais nous, les frères mineurs, ils nous laissèrent passer librement, sans fouiller nos affaires ni rien en retenir.
Les fondiques
Après être tous entrés dans la ville, ils nous conduisirent avec nos bagages au fondique, c’est-à-dire à la maison des Catalans, ou marchands de Catalogne. Là, chaque groupe ayant reçu un point de station et des chambres, je pris une collation, et j’allai avec mon compagnon au fondique des Vénitiens. Je me dirigeai vers le consul, c’est-à-dire le maître de tous les marchands vénitiens, pour lui demander humblement que sa magnificence veuille bien, avec miséricorde, faire l’aumône aux pauvres frères de Terre Sainte que nous étions, autant ici que pour le voyage en mer jusqu’à Venise. Il répondit avec bonté, disant “Mes frères, nous devons pourvoir à toutes vos demandes. Aussi vous recevrai-je volontiers chez moi, et vous prendrez vos repas chez moi. Je vous trouverai aussi un bateau”. Nous accueillîmes ces paroles humblement, d’un coeur reconnaissant. Ce jour même, nous entrâmes au fondique avec nos bagages. Nous demeurâmes dans la maison du consul, dans la chambre de son chapelain, et, grâce à Dieu, nous fûmes bien fournis de toutes sortes de victuailles.
La ville d’Alexandrie
Item Alexandrie est une assez grande cité qui est pourvue de hautes et fortes murailles avec de nombreuses tours de défenses très grosses, des portes très fortes et riches, de belles mosquées avec des minarets de très haute taille qui rendent la cité très belle . Mais au-dedans, la ville est détruite et désolée, et chaque jour une maison s’effondre sur une autre maison, de sorte que le centre de la ville est inhabité et désert. S’il n’y avait pas là les marchands venus d’autres pays, à ce qu’on m’a dit, en trois ou quatre ans, il n’y aurait plus une seule maison intacte. Personne n’y construit plus rien.
À Alexandrie, il y a quatre maisons de marchands chrétiens catholiques : les Vénitiens ont deux maisons, les seigneurs Génois une maison, et les seigneurs Catalans une maison. Dans ces maisons demeurent, de façon continue, sans compter les serviteurs, 150 marchands qui travaillent dans des marchandises variées, apportées de diverses parties du monde, autant d’Orient que d’Occident.
Autruches
Dans le plus grand fondique des Vénitiens, quatre autruches sont gardées habituellement dans la cour ; là j’ai pu constater que l’autruche avale du fer. En effet, en présence de mon compagnon, j’ai donné un assez gros clou, de la taille d’un doigt ; l’autruche l’a aussitôt englouti, regardant mes mains pour voir si j’en avais d’autre !
Porc
Dans cette même cour, on nourrit un porc, qui tourne autour de la cour. Les Sarrasins et les Juifs ne mangent pas de viande de porc et n’ont pas l’habitude d’avoir des porcs sur leurs terres, donc peu ont déjà vu un porc et savent ce qu’est cette bête, ainsi, les personnes qui entraient dans la ville d’Alexandrie venaient à cette cour pour voir ce porc. Quelques-uns avaient peur de lui et n’osaient s’en approcher, ils crachaient vers sa direction. Quelquefois le porc courait vers eux en grognant, et tous fuyaient en criant et en le maudissant. J’ai souvent vu le porc courir après les Sarrasins et les Juifs, en grand nombre, et cela m’a fait le plus grand plaisir.
Animaux étranges
Dans cette même cour, les marchands nourrissent plusieurs singes, babouins, guenons, oiseaux de diverses espèces, et un grand nombre d’autres curiosités ; il en est de même dans les autres cours des marchands.
Dans la ville, entre les habitants, ils s’arrêtent pour voir de semblables animaux, lions, ours, singes, guenons et beaucoup d’oiseaux extraordinaires.
Noisettes
À l’époque où j’étais à Alexandrie, c’est-à-dire l’année 1483, il vint un marchand du royaume de Naples avec un grand navire, que j’ai vu de mes yeux, portant pour tout chargement des noisettes pour mille ducats. Ses serviteurs, dont certains étaient Allemands, me dirent que leur maître les vendrait bien pour quatre mille ducats. Ils ajoutèrent : si quelqu’un avait une même charge de noix de plus grande taille, il les vendrait aussitôt pour huit mille ducats
Les églises
À Alexandrie, il y a quatre églises des chrétiens entre les mains des Grecs. L’une est en l’honneur de saint Marc l’évangéliste, qui fut ici le premier évêque ; elle fut jadis une église cathédrale, mais elle est très exiguë et petite. Une autre est l’église Saint-Michel ; c’est là qu’on enterre les chrétiens catholiques, aussi bien les pèlerins que les marchands. Nous sommes allés dans ces deux églises. Une troisième est l’église de l’abbé saint Saba ; c’est là, dit-on, qu’il y a un portrait reproduisant la forme et l’aspect de la bienheureuse Vierge, que Saint Luc aurait peint, mais nous n’y avons pas été admis et nous l’avons pas vu. La quatrième église est celle de Sainte-Catherine, où nous ne sommes pas non plus entrés.
D’autre part dans les cours des marchands, il y a de bonnes chapelles très convenables, avec chacune un chapelain, qui dit l’office selon la mode de la cour romaine ; c’est là que les marchands entendent l’office divin.
Item, à Alexandrie est l’endroit où la bienheureuse Catherine fut martyrisée, et à l’extérieur de la porte, au sud, se dresse une colonne, c’est là, disent certains, qu’elle a été décapitée. Nous n’avons pas vu ce lieu, parce que des Maures ont leur cimetière, et ne permettent pas à des chrétiens de s’y rendre.
À l’intérieur de la ville, dans une rue publique, se dressent de hautes colonnes, sur lesquelles fut posée une roue à rayons ; le seigneur la détruisit d’un éclair en sa toute puissance. Nous y sommes allés et nous les avons touchés.
Près de là est un lieu, qui est une prison où sainte Catherine fut enfermée ; c’est là que la reine lui rendit visite ; nous y avons été aussi.
Obélisque
À Alexandrie encore, pratiquement à l’extrémité de la ville, se trouve debout une merveilleuse colonne, qu’on appelle « aiguille », comme celle de Rome, qui est d’une merveilleuse longueur. Des écussons des anciens païens y sont sculptés.
Captifs chrétiens
Item, le second jour, qui était la veille de saint Simon et Jude266, une petite nave arriva de Cilicie avec des matelots chrétiens. Apprenant la nouvelle, les païens barbares qui étaient à Alexandrie, sortirent à leur rencontre avec des bâtons ; ils les prirent, les dépouillèrent et les déshabillèrent. Ils amenèrent ces chrétiens à Alexandrie avec des chaînes attachées à leur cou en les traînant misérablement à travers toute la populace dans un grand désordre et vacarme. Ils les enfermèrent en prison dans la joie et en faisant la fête.
Item le quatrième jour [29 octobre] arriva une autre nave de Gênes, avec plusieurs chrétiens. Ils allèrent de même à leur rencontre, les prirent et les dépouillèrent. Les uns liés aux autres par le cou à des chaînes et menés au milieu d’un grand désordre, le corps nu, je les vis entrer tous dans la ville. Tous ces malheureux resteront liés à ces chaînes toute leur vie, ils seront esclaves et travailleront pour les païens, et ils seront sustentés de nourriture et de boisson comme des chiens, à moins qu’ils soient rachetés à grand prix par leur pays.
Maladie et mort de Jean de Solms
Item, le jour de la saint Simon et Jude267, le généreux seigneur Jean comte de Solms commença à souffrir du ventre, avec un flux mêlé de sang, et la veille de la Toussaint268, vers 4 heures, il me fit appeler. Étant venu et l’ayant vu, je lui conseillai de me confier ses péchés, disant : « J’espère que le Seigneur vous donnera la grâce de retrouver la santé, parce que la maladie de l’âme est assez souvent la cause de la maladie du corps ». Il accepta de plein gré, et demanda la confession avec humilité, et il raconta sa vie en confession alors, avec raison et de façon parfaite.
Ayant achevé de se confesser, je l’interrogeai sur sa maladie, lui demandant de me dire la vérité sur son mal. Il dit : « Je ne ressens de douleur ni à la tête, ni à la poitrine, mais je ressens un malaise seulement au ventre, sous le nombril ; j’espère seulement que je vais aller mieux ». Je lui disais : « Généreux seigneur ! Puisque vous avez fait votre confession, et par la grâce de Dieu, vous avez maintenant pris vos dispositions pour ce qui concerne votre âme, disposez aussi et mettez ordre à votre testament, aussi bien ici qu’ailleurs dans votre domaine. Cela est de toute nécessité ! ». Il répondit : « Volontiers, et je me souviendrai des pères du mont Sion » ; et il ajouta : « Allez et appelez-moi le seigneur Bernard de Breydenbach et le seigneur Philippe de Bichen ! ». Je me levai aussitôt et je le quittai. J’allai les retrouver pour leur exposer son intention ; ces derniers vinrent le trouver sans tarder. Mais ils ressortirent aussitôt et je ne sais pas ce qu’ils firent ; rien n’apparut cependant qui ressemble à la préparation d’un testament. Je crois pourtant que peutêtre en raison d’une amélioration de son état, ils avaient remis ce soin au lendemain. Et comme je voulais rentrer à mon hôtel, ces dits seigneurs et leurs serviteurs me demandèrent de rester ou de revenir avec mon compagnon et de rester avec eux, ce que nous fîmes. Au retour, nous les trouvâmes de bonne humeur en train de manger et le seigneur couché dans son lit se portait bien. Finalement chacun se mit à sa place, dans sa chambre, et je me trouvais le plus proche de lui. Jean, le cuisinier, et le serviteur Eckhart voulurent prendre la première veille tandis que moi-même et mon compagnon prirent la seconde.
Vers neuf heures, il commença à se remuer avec une certaine agitation ; nous nous levâmes tous aussitôt pour l’exhorter très fidèlement dans la foi catholique et à la passion du Christ. Lui cependant répondait toujours avec dévotion et avec toute sa raison, disant qu’il voulait demeurer fermement dans la foi comme un bon chrétien. Vers dix heures, il perdit la parole, mais garda conscience jusqu’à la fin. Puis il se fatigua avec d’abondantes sueurs, les mains et les pieds glacés. Vers onze heures, il commença à rendre abondamment des éléments noirs ; et nous l’exhortions vigoureusement à nouveau dans la foi et par la Passion du Christ, je lui demandai alors un signe : il me regarda et remua sa tête. Puis je commençai à dire le « Profiscere » et d’autres prières qu’ordonne la sainte mère l’église à propos des mourants. Je lui donnai un cierge dans sa main, j’attirai à nouveau son attention, et à nouveau il comprit et déplaça sa tête. Alors je commençai aussitôt à dire le psaume : In te Domine speravi, avec Gloria Patria, et enfin jusqu’au vers : In manus tuas commendo spiritum meum Gloire soit rendue au père… Heureusement, sans qu’il fit aucun geste, sa sainte âme quitta son corps et partit au paradis céleste ou sans aucun doute au purgatoire des saintes âmes. En fait, nous ne pouvions pas lui donner d’autres sacrements ; à cause de ses vomissements, il ne pouvait prendre le sacrement de l’Eucharistie, et l’autre élément de l’extrême-onction, nous ne pouvions l’avoir. Mais il n’est pas douteux qu’il a pleinement reçu le bénéfice des sacrements en présence de Dieu ; car au cours de ce pèlerinage, lui-même avait fait auparavant par deux fois une brève confession et avait communié une fois à Jérusalem et une fois à Sainte-Catherine. De tous les pèlerins, il n’y en avait aucun si désireux d’entendre la messe, d’être aspergé d’eau bénite et de sel béni, et bien plus même, il frappa souvent à ma porte pour me demander de bénir le vin pour l’amour de saint Jean, ce que je fit.
Item, le lendemain, fête de la Toussaint, les seigneurs susnommés organisèrent pour lui une sépulture honorable et pieuse à l’église de Saint-Michel ; là les prêtres et les pèlerins étant réunis, la messe fut prononcée, les répons furent chantés avec les autres prières, et il fut porté dévotement à la tombe qui avait été préparée à l’arrière de l’église, près du mur. Ainsi sa sainte âme, sans doute, ainsi qu’il faut le croire pieusement, selon tous les indices, fut conduite par l’ange Michel au paradis céleste ou au purgatoire des âmes saintes. Ainsi ce saint corps fut digne d’être enseveli dans l’église de Saint-Michel où il repose maintenant en paix.
Santons
Item, dans cette rue et dans d’autres, j’ai vu certaines personnes, les plus misérables qui se puissent imaginer, être totalement nues, sexe inclus, se promenant dans la foule. J’ai été fort étonné et j’ai interrogé avec insistance pour savoir qui ils étaient. De la bouche de nombreux chrétiens dignes de foi et de Juifs avisés, j’ai entendu dire que c’étaient des religieux, ou des saints sarrasins, qui ne possédaient rien qui leur appartînt, mais allaient ici et là, quémandant leur subsistance dans diverses maisons.
Ils sont de deux genres : les uns sont considérés comme saints et hommes de religion par les Sarrasins ; ce furent de grands ribauds ; et plus grands sont les forfaits qu’ils ont accomplis avant de se convertir dans la religion, d’autant plus saints ils les considèrent.
Les autres sont dits saints, parce qu’ils ont été conçus dans le ventre de leur mère pendant le pèlerinage à La Mecque ; à leur naissance, on les tient pour saints. C’est pour cela que les épouses s’efforcent autant qu’elles le peuvent de s’unir à leurs maris pendant le pèlerinage, pour qu’elles puissent mettre au monde un homme saint comme Mahomet.
De tels hommes commencent à rejeter toute pudeur, à se promener tout nu, disant qu’ils ont retrouvé l’innocence des enfants, qui ne rougissent pas, comme dans leur première innocence naturelle. On dit de ces saints qu’ils ont la liberté d’entrer dans les maisons des épouses des Sarrasins et d’y commettre des forfaits sans nombre : je les ai vu moi-même marcher dans les rues sans aucune honte.
Item, le jour de la saint Léonard269, après le déjeuner, je décidai avec mon compagnon de sortir et de rendre visite au patron et à son bateau sur lequel nous allions naviguer ; arrivés à la partie extérieure de la ville, nous trouvâmes le patron qui nous adressa aimablement la parole disant : « Mes pères ! je vous emmènerai volontiers et vous procurerai aussi bien la nourriture qu’un bon emplacement sur mon bateau. Priez seulement Dieu pour moi ! ».
Mésaventure au Port Neuf
Ensuite nous allâmes jusqu’au rivage de la mer, mais nous ne pûmes monter sur la galée. Mon compagnon me dit alors : « Allons voir le château neuf », qui avait été fait huit ans plus tôt par un renégat. Ayant fait ce château très beau et très puissant, au bord du port de mer, avec des tours et de solides défenses, ce maître recueillit une grande fortune, puis il revint au sein de la sainte Mère l’Église Catholique. Mon compagnon voulut à tout prix voir ce château ; je tentai vivement de l’en dissuader. Il me répondit avec colère : « Allons ! moi je sais parler aux Maures ; ils ne nous feront rien ! » Nous allâmes donc le long du rivage de la mer jusqu’à une large avenue qui mène au château. Au bord de la route apparurent une mosquée et des tombes des Sarrasins. Voyant cela, je dis à nouveau à mon compagnon : « Il n’est pas permis d’aller plus loin parce qu’il y a ici des tombes de Maures ». Mais lui ne voulut pas s’arrêter. Je lui dis encore : « Soyez en sûr, nous le regretterons ! ». Il n’en eut cure et marcha un peu devant moi ; moi je suivais en grognant. Vint alors un Éthiopien noir, qui ramassa de grosses pierres sur son bras ; courant à toute vitesse contre mon compagnon comme un chien enragé, il le cribla de pierres et l’atteignit avec une grosse pierre au flanc, à une côte ; puis une seconde fois tout de suite après au haut de la cuisse.
Alors mon compagnon commença à riposter tandis que le Maure appelait d’autres Maures. Comme l’un d’eux accourait, je m’enfuis et criai à mon compagnon : « Sauve-toi ! sauve-toi vite ! tu ne gagneras rien, mais tu les excites davantage contre nous ». À nouveau, l’Éthiopien avait lancé une grosse pierre à la tête de mon compagnon ; s’il n’avait détourné le coup avec ses mains, je crois qu’il serait mort sur l’heure. Il se mit aussitôt à fuir derrière moi et avec un visage exsangue, complètement fou, il commença à se plaindre et à être malade de sa blessure au flanc et à la côte, au point que le médecin et moi-même craignons qu’il ne meurt cette nuit-là ; il prit la précaution de se confesser pour la dernière fois et resta malade plusieurs jours.
Départ d’Alexandrie
Item, le neuf novembre, qui était un dimanche, ayant dit l’office, pris notre déjeuner et fait nos adieux à notre hôte généreux, le seigneur consul Andrea de Capriel, ainsi qu’à nos amis, nous quittâmes le fondique avec un âne portant nos bagages.
Douane de la sortie
Quand nous arrivâmes à la première porte de la ville, les Maures commencèrent à nous retenir en exigeant de nous un demi-ducat ; à la fin, cependant, ils reçurent un médine. Mais à la seconde porte, à nouveau, un autre se jeta sur nous et nous retint longtemps ; finalement il nous laissa aller lui aussi pour un médine.
Arrivant sur le rivage, une fois de plus, d’autres Maures vinrent en courant vers nous, précipitèrent avec fureur nos bagages à terre, et réclamèrent un ducat et demi. Là nous discutâmes longtemps ; à la fin ils reçurent deux médines et nous laissèrent aller ; ceux-là, c’est un marchand qui les paya.
À bord
C’est ainsi, avec bien de la peine, que nous montâmes sur la galée de Maître Marcus de Lardano. Le patron nous attribua une bonne place sur la galée où nous fûmes tranquilles, car la galée était chargée à l’extrême, si l’on compare à d’autres galées encombrées de nombreux marchands et de marchandises.
Sur cette galée nous fûmes tous quasi prisonniers jusqu’au 14 de ce mois, c’est-à-dire pendant cinq jours.
Car les Maures retinrent un patron de galée de commerce et les autres galées n’osaient partir sans avoir toutes reçu des Maures le congé et le droit de partir. Certains disaient que finalement les Maures avaient retenu ce patron et l’avaient mis en prison jusqu’à ce qu’il s’acquitte des dettes qu’il avait contractées.
Certains dirent que le capitaine en charge des galées avait nommé un autre patron de cette galée. Etait-ce vrai, je ne sais pas. Nous étions tous en grand danger et craignions que les Maures ne saisissent l’occasion pour s’en prendre à l’ensemble des galées et nous retenir.
Départ en mer
Item, le 14 novembre, nous commençâmes à naviguer à la rame car le vent n’était pas favorable. Le lendemain, c’est-à-dire le samedi suivant la saint Martin270, le seigneur, dans sa grâce spéciale à notre égard, nous donna un vent très fort qui se maintint jusqu’au quatrième jour c’est-à-dire cinq jours durant.
Pendant ces cinq jours, nous parcourûmes dans de très bonnes conditions tout le chemin de mer jusqu’à Candie, distance que parfois les marins mettent vingt jours à franchir. »271


265 24 octobre.

266 27 octobre.

267 28 octobre.

268 31 octobre.

269 6 novembre.

270 11 novembre.

271 Traduction : S. Sauneron (archives Sauneron, Ifao).

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​​​​​Voyageurs à Alexandrie VIe-XVIIIe siècles
Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

FÉLIX FABRI (du 23 octobre au 14 novembre 1483)

Fabri, F., Voyage en Égypte de Félix Fabri, 1483, par J. Masson, Ifao, Le Caire 1975.272

Le frère Félix Schmidt naît à Zurich vers 1434-35 et meurt en 1502. Ce prédicateur faisant partie de l'ordre des frères prêcheurs latinise son nom en Fabri. Il accomplit deux pèlerinages ; le premier, d’avril à novembre 1480, et le second, d’avril 1483 à janvier 1484. Lors de ce second voyage, présenté ici, il accompagne Johann Truchsess avec une douzaine de nobles allemands. Après avoir visité la Terre sainte, il se rend au Sinaï dans le couvent de Sainte-Catherine, puis passe par le Caire avant d’atteindre Alexandrie.273

p. [655]-[726] (tome II) :

Entrée des pèlerins a Alexandrie, comment ils furent retenus enfermés et captifs entre les portes et maltraités et ennuyés.
« Nous traversâmes la plaine de sel en grande hâte, de façon à parvenir plus rapidement à Alexandrie pour y manger et boire quelque chose. Ayant pénétré par une saillie les hauteurs qui nous faisaient face, nous parvînmes, par une voie encaissée jusqu’à la fin de ces hauteurs. Nous aperçûmes là de grandes et très anciennes ruines de murailles qui s’étendaient en long et en large et qui nous disaient qu’autrefois s’était dressée là l’antique Alexandrie. Nous aperçûmes également devant nous la glorieuse cité d’Alexandrie, entourée pour une grande partie par la mer et bordée pour une autre partie de jardins et vergers merveilleux, parmi lesquels se dressaient des palmiers si élevés et si nombreux, qu’on eût dit une forêt de pins. La terre près d’Alexandrie est, grâce au Nil, d’une rare fécondité, et tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie humaine s’y trouve, comme on le verra, en abondance.
Le délicat accueil d’Alexandrie
Tout en progressant, alors que déjà nous approchions de la ville, nos chameliers et âniers, indignés, nous obligèrent à descendre de chameau et d’âne, déclarant qu’il était contre le droit de cette noble cité qu’un Chrétien y pénètre assis sur un chameau, un cheval ou un âne. Nous marchâmes donc avec les bêtes vers la porte de la ville qui était en face de nous, et la plus proche, mais lorsque les gardiens des portes nous aperçûrent, ils se précipitèrent sur nous avec des bâtons et des fouets, fermant la porte derrière eux et déclarant que cette porte était ouverte pour les indigènes, les Sarrasins notables et les ministres de Mahomet, et en aucune façon, pour les chiens et les dévots du Christ. Ils déclaraient donc à nos chameliers qu’ils devaient nous conduire en suivant les fossés jusqu’à l’autre porte de la ville, là où les étrangers sont visés et examinés afin de savoir s’ils sont dignes ou non d’être introduits. Nous fîmes donc par un long chemin le tour de la ville, anxieux et tristes, sachant qu’à nouveau nous aurions à souffrir et à être maltraités.
Quelques jeunes Sarrasins qui se livraient ensemble à leurs jeux d’enfants devant la première porte, abandonnèrent leurs jeux en nous voyant, et, courant après nous en se moquant, se mirent à nous jeter des pierres. Tandis que nous les chassions à notre tour avec des pierres, ils se mirent à nous bombarder avec force de leurs frondes, nous obligeant à regarder, non où nous mettions les pieds, mais en l’air, pour éviter les jets de pierres. D’autres encore, courant sur les remparts de la ville, nous insultaient du haut de la muraille, nous envoyant une pluie de pierres. Jamais encore nous n’avions été aussi mal accueillis, comme nous le fûmes à Alexandrie. Nous dûmes tourner longtemps, avec une telle fatigue et nous trouvant dans un tel état d’épuisement que nous ne pouvions presque plus marcher, épuisés d’inanition et souffrant de mille manières.
Nous arrivâmes pourtant, enfin, à une porte, large, haute, flanquée de tours, de défenses étonnantes, et munie de verrous de fer. D’une porte à l’autre, elle formait une quadruple entrée, et la porte antérieure était de fer comme celle de l’intérieur. Il y avait aussi entre les deux portes, au-dessus d’un fossé, une passerelle mobile qui pouvait être enlevée. Devant la porte se tenait un percepteur avec un fouet ; il n’exigea qu’un léger impôt pour nos bêtes, mais sans violence ; il n’exigea rien de nous, nous réservant à d’autres. L’impôt payé nous passâmes la première porte par la passerelle, avec joie, pensant, pour avoir contenté le premier, avoir échappé à la main des percepteurs. Le soleil s’était déjà couché, nous pensions que les percepteurs n’étaient donc plus là, et que nous pourrions ainsi entrer en cachette dans la ville. Nous avions en effet, durant tout notre voyage, entendu dire des choses terribles à propos des percepteurs préposés aux portes d’Alexandrie.
La double enceinte d’Alexandrie
La passerelle du fossé franchie, nous parvînmes à une grande porte de fer, près de laquelle des Sarrasins montaient la garde, en armes. Ils ne nous disaient rien, ni en bien ni en mal, ils ne nous interdisaient pas l’entrée, au contraire ils nous enjoignirent tous ensemble de pénétrer au-dedans, puis, une fois que tous ceux de notre groupe furent entrés, ils fermèrent la porte, et une fois fermée ils nous ordonnèrent de poursuivre notre chemin. Après cette porte, il y a une voie incurvée entre de très hautes murailles et des tours, qui conduit jusqu’à la porte de fer de l’intérieur qui ouvre sur la ville. Lorsque nous y parvînmes, nous y trouvâmes de nombreux hommes d’armes, et comme nous voulions entrer, ils nous repoussèrent avec des bâtons et des fouets ; puis, ayant fermé les portes derrière eux, ils nous ordonnèrent de décharger les bêtes.
Une fois les bagages déposés, ils rouvrirent la porte extérieure, firent sortir nos chameliers avec les chameaux, les âniers avec les ânes, et tous les autres, sauf les pèlerins et Halliu le substitut du Trucheman ; et ils nous enfermèrent entre les deux portes de fer avec nos affaires en nous déclarant que le lendemain, une fois nos affaires examinées et l’impôt payé, on nous laisserait entrer.
Campement entre les deux enceintes d’Alexandrie
Nous étions donc ainsi enfermés par des portes de fer, des verrous et des chaînes de fer, et des murs très hauts. Me revint alors à l’esprit la cité inhumaine de dieux infernaux dont Virgile a dépeint toute l’horreur en vers nombreux, à laquelle les poètes ont attribué Pluton pour roi, elle qui avait pour gardien le chien à trois têtes, Cerbère, qui dévorait tout avec une voracité inouïe, et qu’on disait à trois têtes parce qu’il était bruyant par ses aboiements, habitué à mordre à tout propos, et infatigable quand il vous saisissait. Ce chien ne laissait entrer rien de bon ni de juste, d’où le vers : « Les lois divines interdisent à l’homme pur de franchir ce seuil de scélératesse ».
Nous craignions très fort ce chien dont la voracité signifie la cupidité, et, l’habitude de mordre, la colère.
Nous savions que nous n’étions enfermés pour aucune autre raison que celle de la cupidité des Sarrasins
qui nous déchirerait.
Puisque nous étions enfermés de toutes parts, nous mîmes un peu d’ordre dans nos affaires, mais notre épuisement se rappelait à nous, et nous nous sentions tomber d’inanition. Or, nous ne pouvions réussir à avaler les pains que nous avions tirés de nos sacs, ni même les casser avec nos dents, car nous n’avions pas d’eau à boire. Poussés par la nécessité, nous allâmes jusqu’à la porte intérieure qui mène à la ville et à coups de pierres, nous frappâmes de toutes nos forces. Le premier qui accourut fut ce chien funeste d’Halliu qui était avec nous et qui nous reprocha avec véhémence le bruit que nous faisions, mais nous n’en tînmes pas compte. Nous avions espoir dans l’humanité de ces Alexandrins, et qu’ils ne nous laisseraient pas tomber d’épuisement ce qui n’aurait pas tardé à se passer. Aux coups donnés, accoururent quelques personnes qui habitaient près de la porte et qui s’informèrent de la raison de ces coups. Nous le leur expliquâmes et leur fîmes passer quelques madins par l’espace qui existait entre les battants de la porte et le sol ou le seuil, leur demandant de nous apporter de l’eau et du pain. L’espace entre le seuil et les battants était en effet tel que nous pûmes faire passer des amphores et des fiasques. Ayant accepté l’argent et les amphores, ces indigènes nous apportèrent des pains, mais chauds, qui venaient d’être pris au four, des amphores d’eau et une corbeille avec des dattes, fruits des palmiers. Nous nous assîmes donc ; chacun reçut une part des choses offertes, et nous reprîmes des forces sans être pour autant rassasiés. Nous étions affamés comme des chiens, altérés comme des cerfs, et par les mets signalés ci-dessus, nous avions plus excité notre appétit que nous ne l’avions apaisé. Nous étions cependant reconnaissants de la pitié des indigènes et encore plus reconnaissants pour ce délassement et pour cet endroit de repos.
Nous étions en effet enfermés dans l’endroit le plus sûr, et il était propre. Nous ne pouvions ni sortir, ni entrer ; personne ne pouvait parvenir jusqu’à nous. Sur la droite pourtant, près de la porte intérieure, une petite porte avait été laissée ouverte ; elle donnait entrée dans un espace, à l’intérieur, entre la haute muraille intérieure de la cité, et celle de l’extérieur qui s’élève des fossés. Dans les limites de cet espace nous pouvions circuler sur une longue distance à l’intérieur de chacun des deux murs, regarder à travers les meurtrières dans les fossés, et monter au sommet du mur extérieur jusqu’aux créneaux et quelques tours, ce que je fis. Je crois que l’usage de cet endroit à découvert nous avait été laissé pour nous éviter d’accomplir nos nécessités dans le passage commun entre les deux portes. La nuit étant déjà venue, nous prîmes place pour nous reposer et nous dormîmes tranquillement, sans personne pour nous tracasser du haut des tours ou des murailles, et nous regagnâmes cette nuit-là, en dormant, ce que nous avions perdu les nuits précédentes sur le Nil, en veillant.
Perquisition des pèlerins à la porte d’Alexandrie et leur entrée dans la ville
Le vingt-quatre Octobre : Préparatifs pour la fouille de la douane
Le 24, au lever du jour, nous regroupâmes nos affaires, et préparâmes sacs et corbeilles, et nos affaires à l’intérieur, de façon à ce que ceux qui nous fouilleraient ne puissent rien trouver de précieux à la surface de tous ces bagages. Les pèlerins qui avaient de l’argent se demandèrent comment le faire passer sans que les percepteurs s’en aperçoivent, et c’est ainsi que l’un d’eux déposa plus de cent ducats dans mon amphore, amphore que je devais emporter jusqu’en ville ; d’autres en introduisirent dans des pains ; d’autres dans la doublure de leurs vêtements, dans des endroits insoupçonnables ; d’autres en mirent dans un flacon dans lequel nous transportions de l’huile ; d’autres dans du beurre ; d’autres dans du fromage ; tous s’efforçant ainsi d’en cacher de diverses manières, car sur toute chose qui entre ou sort d’Alexandrie, les percepteurs exigent un dinar croisé d’impôt et de droit de péage. Quant à moi, j’étais libre de ces soucis car depuis peu je n’avais plus d’argent, les objets précieux d’or et d’argent sous forme d’anneaux, de petites croix et de médailles que je portais avec moi dans une bourse, je les cachais avec la bourse elle-même dans un sac de farine d’avoine, l’introduisant dans la farine pour qu’elle ne soit pas trouvée.
Selon la Summa Hostiensis, nous ne commettions pas de péché en cachant nos affaires car nous n’étions sujets ni des Sarrasins, ni de leurs lois, ni de leurs institutions. Nous ne leur avions rien juré, ni promis, et cette terre elle-même, qui est nôtre, ils l’occupent par la force sans aucun droit. Nous ne leur devions donc absolument rien.
Cependant Halliu nous voyant occupés à cacher des affaires nous conseilla d’ouvrir corbeilles et sacs et de dénouer tout ce qui était lié, car les percepteurs ouvrent et fendent à coups de couteaux tout ce qui est trop bien fermé ou noué ; et comme nous lui disions que nous étions porteurs d’une lettre de libre passage de la part du roi Sultan d’Egypte, ce vaurien éclata de rire, nous affirmant que même si le Sultan avait été là personnellement, nous ne serions pas pour autant entrés dans la ville sans avoir été fouillés. Il nous conseilla même de cacher cette lettre de peur que les percepteurs n’y trouvent un prétexte de plus pour nous fouiller de façon plus pointilleuse. Nous dénouâmes donc tout ce qui était lié, et étalâmes tout au grand jour de façon à ce que la fouille puisse s’accomplir plus rapidement et sans difficultés – sauf bijoux et argent que nous avions cachés.
Fouille des commerçants
Depuis peu, déjà, le soleil s’était levé, et ceux qui désiraient entrer avec des chameaux chargés, menaient grand tapage et criaient devant la porte extérieure. Les gardiens des portes arrivèrent enfin avec les hommes de l’octroi et les percepteurs ; mais en débouchant sur nous, ils déblayèrent le chemin de toutes nos affaires, et firent entrer les chameaux qui se trouvaient devant la porte. Ils firent baraquer tous les chameaux, et ayant jeté les sacs à bas ils fouillèrent tout, y compris les chameliers, leurs coreligionnaires, et, sous nos yeux, ils firent se déshabiller les Sarrasins, Egyptiens et Maures pour chercher s’ils n’introduisaient pas quelque chose en fraude. Il y avait plus de quatre-vingt-dix chameaux, et il se passa du temps avant que tout n’ait été inspecté.
Le Trucheman d’Alexandrie
Le Trucheman survint enfin d’Alexandrie ; il se nommait Schambeck ; c’était un personnage imposant, noir, vigoureux et de haute taille, d’apparence assez emporté, Mamelouk influent, sachant parfaitement parler l’Italien. Il nous salua cordialement, et embrassa chacun, selon leur coutume, ce en quoi il s’ouvrit le chemin de nos coeurs et nous mîmes en lui tout notre espoir. Nous lui montrâmes donc la lettre du Sultan ; il fut d’avis de la montrer aux inspecteurs. Il nous consola également au sujet de la fouille en nous disant qu’il insisterait auprès de ces Seigneurs afin qu’ils ne nous traitent pas de façon déshonnête. On nous avait dit en effet qu’on cherchait des pierres précieuses jusque dans les parties secrètes du corps. Néanmoins, il nous encouragea à nous montrer patients, en nous déclarant que l’on observait dans cette cité, jusqu’à maintenant, l’antique façon de procéder de la ville d’Athènes. Quiconque voulait pénétrer dans Athènes, devait se faire insulter en paroles et en actions, par les Anciens, assis à la porte, maltraiter jusqu’à recevoir même des coups ; les gens patients étaient alors admis, tandis que les impatients étaient repoussés, après avoir été bien humiliés. Ici, de même. Tous ceux qui entrent sont fouillés et plus particulièrement ceux qui manifestent leur impatience et qui sont parfois contraints de s’en retourner dépouillés de tout.
Fouille des pèlerins
Lorsque tous les chameaux eurent passé, ces Seigneurs s’assirent près de la porte intérieure, sous la tour de cette porte. Schambeck prit alors avec lui quelques-uns des pèlerins parmi les plus anciens, et s’étant introduit avec eux auprès des Seigneurs, il leur présenta la lettre du Seigneur Sultan. Ceux qui reçurent la lettre l’embrassèrent avec beaucoup de respect et la lurent. Une fois la lettre lue avec soin, quelques-uns d’entre eux sortirent dans notre direction ; ils soulevèrent tout d’abord sacs et paniers un à un, en estimant le poids, puis ils se livrèrent à leur enquête sans insister, mais plutôt par manière d’acquit. Ils n’ouvrirent même pas tout ce qui était lié, mais agirent rapidement. Une fois les bagages inspectés, ils s’assirent sous la porte et nous appelant l’un après l’autre ils opérèrent la fouille de nos vêtements et de nos bourses, mettant à part tout ce qui était argent et or. Ils ne déshabillèrent cependant totalement aucun d’entre nous. Lorsque ce fut mon tour de m’approcher, voyant que j’étais prêtre, ils ne me firent rien ; ils n’ouvrirent même pas la bourse que je portais ostensiblement à la ceinture, mais ils me laissèrent aller sans me fouiller, comme un pauvre ; ce qu’en fait, j’étais. Ils firent de même pour les frères mineurs. C’est ainsi que cette tempête se passa dans la paix. Il me semblait en fait, qu’il leur était aussi pénible de faire leur fouille, que nous-mêmes d’avoir à la supporter. Puis ils restituèrent son argent à chacun, recevant ensuite l’impôt fixé. Ils réclamèrent pour chacun des hommes huit madins qu’ils ne perçurent cependant pas de nos religieux et prêtres ; ils ne prennent en effet aucun impôt du clergé même chrétien.
Nous étions heureux de n’avoir pas été fouillés trop méticuleusement, car nous possédions de nombreux objets de valeur, en or et en argent, des pierres précieuses, des pièces de soie et du baume, toutes choses pour lesquelles ils auraient exigé un tribut important. Si nous avions été des commerçants nous n’en serions pas sortis ainsi ; ils les dépouillent en effet jusqu’à la peau, et ce qui est inhumain, et honteux même à dire, ils cherchent jusque dans le derrière, dans la bouche et les oreilles, l’or et les pierres précieuses qui pourraient y être cachés.
Entrée dans une ville en ruines : Alexandrie la Grande !
Notre affaire terminée, Schambeck pénétra dans la ville et nous apporta des chameaux et des ânes, pour nous et nos affaires. Quant à nous, ayant rassemblé nos bagages, nous chargeâmes les bêtes et pénétrâmes en ville. De toutes parts nous n’aperçûmes que de misérables ruines ; nous demeurâmes stupéfaits, nous étonnant que des murailles si solides et si belles n’entourassent qu’une cité tellement en ruines.
Visite au préfet d’Alexandrie
Par une longue ruelle nous gagnâmes la grande résidence du Seigneur Préfet de la ville, Mamelouk très puissant, le Trucheman nous conduisant pour une entrevue. C’est en effet la coutume que tous les étrangers soient tout d’abord présentés personnellement au Préfet. Le Préfet, vieillard vénérable et bien dans son rôle, sortit en effet nous saluer et nous ayant considérés attentivement un à un, il nous donna licence de gagner notre résidence. Ce genre d’homme est capable d’un seul coup d’oeil de se faire une idée étonnante d’un homme ; sur ce point ils sont des juges éminents comme on le verra au folio 121. Ensuite, de ce palais, nous prîmes encore une longue ruelle et parvînmes à la résidence du roi de Sicile, dans laquelle les commerçants catalans ont leurs marchandises et leurs chambres ; c’est en effet le fontique des Catalans et l’hospice de tous les pèlerins chrétiens à moins que par une faveur particulière les Vénitiens et les Génois n’acceptent de leur donner hospitalité dans leurs fontiques.
Au fontique des Catalans
Entrés avec nos affaires dans le fontique, ou cour de la maison, le Seigneur, patron de la maison, consul de Catalogne, vint au-devant de nous et nous reçut familièrement ; les siens accoururent même pour nous aider à décharger nos bêtes. Nous étions heureux au plus haut degré, du fait que nous étions parvenus à nouveau dans la maison d’un chrétien ; il y avait tellement de jours que nous n’avions pu trouver hospice chez un chrétien qu’il nous semblait nous trouver dans les frontières de votre pays. Nous priâmes donc le patron de bien vouloir faire faire pour nous provision de vivres et de boissons, et nous lui expliquâmes notre faim, notre soif et notre épuisement. Il remonta aussitôt chez lui et nous fit préparer un repas.
Cependant le Trucheman Schambeck nous interdit de ressortir de la maison ce jour-là, nous déclarant qu’il allait revenir le lendemain et qu’il ferait alors compte de tout avec nous. Nous remerciâmes également Halliu, le substitut du Trucheman du Caire, et fûmes obligés de donner une bonne somme de madins à cet infidèle, ce mauvais homme qui ne nous avait été utile en rien, qui, au contraire, n’avait été que le délateur de notre argent et qu’un protecteur infidèle ; car, pour ne citer qu’une de ses nombreuses infidélités, un chevalier lui avait confié en secret et de bonne foi, devant la ville d’Alexandrie, une médaille en or de St. Christophe, craignant l’énormité de l’impôt pour un tel poids d’or ; or lorsque nous fûmes parvenus à la maison, il refusa de restituer son dépôt au chevalier, tant que celui-ci ne lui aurait pas donné la somme d’argent qu’il lui réclamait. Si le chevalier voulait récupérer son or, il lui fallait le racheter à un prix supérieur à celui qu’il aurait dû payer à l’octroi. Ainsi donc ces deux Truchemans, Schambeck et Halliu, quittèrent la maison, et nous, nous montâmes dans une belle salle à manger et y trouvâmes table prête, et la maîtresse de maison, une chrétienne, avec toute la domesticité. Nous nous assîmes donc à table et nous eûmes un déjeuner fastueux ; nous bûmes du vin dans des gobelets d’or et d’argent et nous nous restaurâmes agréablement.
Le déjeuner achevé nous nous mîmes d’accord avec le maître de maison sur le prix à lui fournir pour les déjeuners et les dîners, aussi longtemps qui puisse se prolonger notre séjour chez lui, et l’accord établi il nous fit faire le tour de la maison qui était spacieuse et possédait de nombreux logis. Il nous donna des logis distincts conformément à notre division en trois groupes de pèlerins. Tout cela avait été prévu dès avant notre arrivée grâce à ce chevalier qui avait quitté le Caire avant nous, comme on l’avait dit auparavant au folio 91.
Ayant reçu notre logement nous descendîmes dans la cour et transportâmes notre matériel dans les logis.
Je me trouvais, durant ce travail, en péril de mort, mais de par la protection divine, j’en sortis sain et sauf.
J’étais près des bagages et je me préparais à mettre de côté les affaires de notre groupe, car toutes les choses gisaient mêlées en un seul tas. Or nous avions un grand panier dans lequel se trouvaient des ustensiles très lourds ; et ce panier était si lourd que je ne pouvais le soulever de terre. Je m’attaquais donc à ce panier et le sortis du tas en la tirant à terre, courbé et en reculant ; comme il était lourd, j’y mis toute ma force, et accélérai autant que je le pus en reculant, sans pouvoir regarder derrière moi où j’allais. Tout en tirant ainsi le panier, une clameur énorme s’éleva des étages supérieurs de la maison, là où se tenaient les autres et d’où ils regardaient. Ils criaient : « Frère, sauve-toi ! sauve-toi ! » Mes compagnons d’en bas criaient aussi en me disant de faire attention et de me sauver et vite. À leurs cris, je m’arrêtai interdit sur place, tandis que tous ceux qui criaient me suppliaient avec violence de fuir. Me retournant, je regardai derrière moi et me trouvai côte à côte avec un léopard sauvage et cruel, attaché à une chaîne, les yeux brillants et les griffes affilées ; ce que voyant je m’écartai de lui d’un bond. Tous les familiers de la maison étaient étonnés de l’inhabituelle douceur de cette bête indomptée, et ils me congratulèrent de ce qu’elle ne m’avait pas bondi dessus, vu que mes arrières étaient à portée de ses pattes antérieures. Si elle avait lacéré mon dos de ses griffes acérées, elle m’eût mis en charpie, et si même elle n’avait fait que me blesser légèrement de ses griffes, mes plaies se seraient infectées, car elle possède des griffes et des dents vénéneuses et sa morsure est pestilentielle. Au sujet de cette bête et de sa férocité, voyez ci-dessus au folio 93. Heureux donc d’être sain et sauf, j’achevai le travail commencé avec plus de prudence. J’ai vu, par la suite, cette bête souvent furieuse au point que j’ai craint qu’elle ne rompe ses chaînes. Un jour, une autruche qui se trouvait dans la cour, cherchant sans méfiance sa nourriture s’en était approchée ; la bête, d’un coup de patte, lui arracha une aile avec un gros morceau de chair, car c’était une grande autruche.
Visite de commerçants vénitiens
Entre-temps des chrétiens qui étaient arrivés sur la flotte vénitienne et qui étaient dans le port d’Alexandrie, ayant entendu parler de notre arrivée, nous apportèrent, de leurs navires, des bouteilles de vin et autres ; nous vidâmes quelques chopines avec eux puis nous discutâmes du retour des galères. Ils nous conduisirent tout en haut de la maison qui était si élevée que nous pûmes survoler toute la ville du regard et découvrir la flotte stationnée en mer, et à la vue de laquelle nous fûmes remplis de joie autant que si nous avions aperçu quelque cité de notre patrie ; un peu comme se réjouirait celui qui habite une terre étrangère qu’il n’aime pas, et qui aperçoit le cheval ou le véhicule qui doit le reconduire jusqu’au lieu aimé de son pays natal. Ce jour-là, une joie singulière me fut accordée ; tandis que j’étais tout en haut de la maison et que je regardais en bas dans la cour, deux frères de l’Ordre des prêcheurs entrèrent. À leur vue je me sentis tout entier envahi par la joie. Je descendis aussitôt à leur rencontre et nous nous saluâmes mutuellement avec beaucoup de charité. Ils étaient chapelains d’honneur, amenés par des commerçants. L’un d’eux frère Wilhemn de Sicile veillait en qualité de chapelain sur les hommes de notre maison ; l’autre frère Jean de Gênes s’occupait des chrétiens au fontique des Génois. Ils étaient tous deux homme expérimentés, et m’apportèrent beaucoup de consolations durant mon séjour à Alexandrie. Ils me conduisirent jusqu’à la chapelle de la maison qui était bien tenue et bien munie, en me déclarant que je pourrais y célébrer et prier à loisir ; ils me montrèrent dans un coin caché la clef de l’église, etc.
Le soir était venu ; nous prîmes notre souper aux chandelles, dans la joie, en compagnie de Monsieur le Consul, puis nous nous retirâmes pour nous reposer dans nos logis et nous endormîmes dans les lits que nous avions emportés avec nous depuis Jérusalem. Ainsi s’écoula cette journée.
Le vingt-cinq Octobre.
Le 25, fête de Crispin et Crispinien, nous nous préparâmes, et la cloche sonnée, nous célébrâmes et écoutâmes les messes dans la chapelle de la maison. Nous étions contents d’avoir trouvé un lieu convenable pour l’Office divin.
Un navire chrétien capturé en mer
Aussitôt après les messes, avant même de descendre de la chapelle, nous entendîmes des bruits de bombardes, des sons de trompettes, des éclats de tambours, et les cris d’une foule trépignante. C’était le signe de l’arrivée d’un grand Seigneur sur un navire, par mer. C’est avec une telle solennité, en effet, qu’ils ont coutume ici d’accueillir les navires des grands. Toute la domesticité de la maison s’élança donc audehors, en direction de la mer, pour voir le spectacle. Quant à nous qui étions captifs, nous montâmes tout en haut et tournâmes nos regards vers la mer, vers le port. Des grippes, des fustes et des barques pleines de Sarrasins élégants se dirigeaient vers le port, et c’était leur entrée qui motivait tout cela. Il s’agissait en fait d’un important Sarrasin qui arrivait de la Libye d’Afrique, et le préfet d’Alexandrie avait envoyé des navires avec des gens armés au-devant de lui, pour l’accueillir honorablement, soit parce qu’il était pèlerin du sépulcre de Mahomet et que partout on reçoit ceux qui y vont avec honneur, soit également parce qu’il amenait avec lui un butin convoité saisi en mer. Ce Sarrasin avec les siens, naviguant en haute mer, s’était en effet emparé d’un navire avec treize chrétiens, et ayant partagé leurs affaires entre ses hommes, ils amenaient les chrétiens à Alexandrie pour les y vendre. Ils convoquaient donc tout le peuple de la cité au spectacle par les cris dont on vient de parler. Lorsqu’ils descendirent des navires, à terre, ils lièrent ensemble avec des cordes et des cordages ces pauvres chrétiens ; tout le groupe fit passer devant lui ces malheureux captifs, et, entra joyeusement dans la ville ; ils formaient par contre, pour les Chrétiens, un spectacle lugubre, et une raison de crainte, d’affliction et de tristesse. Ils les conduisirent ainsi jusqu’au fontique des Tartares, où ils les exposèrent à la vente et où ils les vendirent. Après cela nous prîmes notre déjeuner et mangeâmes tristement, compatissant aux malheurs de nos frères.
Le tribut à payer à Schambeck, le Trucheman d’Alexandrie
Après le déjeuner Schambeck arriva et nous ayant réunis, il nous fit lecture de son registre, pour le paiement du tribut, pour le sauf-conduit, et la liberté de déambuler en ville. Il demandait de chaque pèlerin treize ducats. En entendant cette somme nous fûmes stupéfaits et lui déclarâmes que dans les mémoires des pèlerins qui étaient là avant nous, nous n’avions pas vu plus de six ducats par personne. Pourquoi voulait-il donc nous surcharger davantage ? Il répondit : « Vos mémoires, dit-il, je n’en ai cure, je m’en tiendrai aux instructions de mon registre. Pensez donc, sans plus discuter, à me payer, et prenez garde à ne pas sortir de cette maison sans mon intermédiaire. Si vous faites le contraire vous ne vous en porterez pas bien ».
Ceci dit, il nous quitta. C’était un homme taciturne, ne cherchant pas la dispute, mais têtu, et nous soupçonnions Tanguardin du Caire, de l’avoir corrompu par ses lettres, le poussant à nous écorcher – ce qui se passa en fait. Halliu, lui-même, nous avait poussés en avant et perdus. En soi, ce Schambeck fut un homme juste n’envenimant pas les choses et nous protégeant fidèlement. Nous demeurâmes donc encore ce jour-là dans l’hospice, mais nous n’eûmes à souffrir d’aucune privation, ni de vin, ni d’aucune chose nécessaire.
Dimanche vingt-six Octobre : Journée de repos
Le 26, qui était le 22e dimanche après celui de la Trinité, nous célébrâmes les messes et nous passâmes dans la tranquillité ce jour consacré à la dévotion. Le déjeuner achevé, nous demeurâmes dans des coins ombragés, à cause de l’ardeur intense du soleil, car bien qu’à cette époque ce soit chez nous quasi l’hiver, ici les journées étaient encore très chaudes, comme jamais elles ne parviennent à l’être chez nous, même en été.
Le commerce des noisettes, de Amalfi
Au jour baissant, nous entendîmes à nouveau le son des trompettes et l’éclatement des bombardes indiquant l’arrivée d’autres navires. Nous montâmes donc sur la terrasse et vîmes une grande galée chrétienne entrer au port. Nous envoyâmes donc un esclave de la maison à la mer se renseigner d’où venait cette galère et quelles marchandises elle apportait. L’esclave revint en déclarant que ce navire venait de la Campanie qui est limitrophe de l’Apulie et de l’Italie, et n’avait pour toute marchandise que des avelines que nous appelons des noisettes. La galée en était remplie. Si les noisettes poussent en Campanie en grande quantité, au point qu’on les appelle abellanes, de Ellana, village de Campanie, elles ne croissent pas dans les régions orientales à cause de la sécheresse et de la chaleur du sol. Elles ne poussent que dans les endroits humides, froids et maigres, et c’est pourquoi on les exporte de la Campanie vers la Syrie et l’Egypte, comme marchandise exotique et précieuse. Le jour suivant nous demandâmes à un Teuton qui était venu par la même galée, et qui était galiote à quel prix on pouvait estimer ces noisettes en vrac. Il répondit qu’il ne se croyait pas très expérimenté, mais que le patron de la galée espérait en recevoir plusieurs milliers de ducats. Je n’ose pas écrire le nombre des milliers de ducats que cet esclave nous spécifia, de façon précise. Ces noisettes sont très chères en Orient, et les Orientaux aiment beaucoup en manger, comme d’un mets précieux et très sain pour eux ; alors que chez nous elles ne sont ni précieuses ni même bonnes pour la santé ; on les donne aux enfants comme manière d’amusement et on les considère comme un produit non cultivé au même titre que les glands. Il est vrai que ces marchandises une fois apportées en Orient y acquièrent des qualités autres que celles qu’elles possèdent chez nous. Chez nous, si on les conserve plus d’un an, elles se corrompent, se gâtent ou pourrissent, et deviennent immangeables.
Une fois apportées en Orient, elles se conservent toujours, même un siècle durant, sans défaut, et elles deviennent donc saines et précieuses. C’est pourquoi les commerçants amalfitains de Amalfi, ville d’Apulie, furent, croit-on, les premiers à apporter par voie de mer des noisettes en Egypte et en Syrie, au titre de marchandises exotiques, que l’Orient ne connaissait pas encore, pour en tirer un gain ; et cela, longtemps avant le temps des Latins, à l’époque où le royaume de Jérusalem était encore aux mains des païens. C’est grâce à ces denrées que les Amalfitains obtinrent la protection et l’aide des maîtres de cette région. À l’époque où les Latins ne possédaient encore aucun endroit à Jérusalem où puissent être reçus les pèlerins, ces commerçants obtinrent du roi d’Égypte la permission de construire une demeure à l’endroit de leur choix dans la sainte cité ; et c’est ainsi qu’ils construisirent devant le portail de l’Eglise de la résurrection du Seigneur, un monastère en l’honneur de la Vierge Marie. Ils y établirent un abbé et des moines latins, et parce que la chose avait été faite par des Latins, ils nommèrent l’endroit Sainte Marie du Latium. Telle est la faveur que les Chrétiens obtinrent avec des noisettes (Voyez à ce propos la 1re Partie, folio 268a).
Le vingt-sept Octobre : Ce que vit F. Fabri, et ce qu’il lui advint, en lisant son bréviaire sous le porche du fontique
Le 27 qui est la vigile de Simon et Judes apôtres, je me levai le matin pour réciter mon Office, je descendis dans la cour et sous la voûte qui est à l’entrée de la porte de la maison, je m’assis pour prier. La porte de la maison était encore close. Ce sont des Sarrasins qui l’ouvrent et la ferment, du dehors, à leur gré, comme d’ailleurs toutes les autres maisons des Chrétiens dont ce sont eux qui possèdent les clés, et non les habitants chrétiens. On fait la même chose partout où il y a des commerçants vénitiens. Ils ferment toute maison dans laquelle il y a des Chrétiens, durant les heures de la nuit afin que personne ne puisse y entrer ou en sortir, pour les garantir des mauvais coups nocturnes. Tandis que j’étais assis, arriva un portier sarrasin qui ayant repoussé le verrou et les barres ouvrit les deux battants et s’en alla. Je me levai donc et m’assis sous la porte, regardant les passants.
En moi-même j’étais stupéfait de la diversité des hommes qui passaient en tous sens ; j’aperçus en effet de nombreux chrétiens, orientaux et occidentaux, des Juifs, des Samaritains, des Sarrasins, des Mamelouks, des deux sexes au milieu desquels s’efforçait de passer un jeune barbier que j’avais connu auparavant à Venise. En le voyant, je l’appelai en italien : « O barbarero, veza ! » ce qu’entendant, il vint. ‘Et oui ! lui dis-je, camarade, me voici chez toi, et tu vas me laver la tête et me faire la barbe et ma tonsure monacale. Hélas ! je suis détenu avec les autres par le Trucheman, pour dette impayée ». Ce à quoi le jeune répondit « Puisqu’il est encore tôt et que les Sarrasins ne sont pas levés, venez avec moi avant que le Trucheman ne sorte de sa maison, vous serez rasé, nettoyé et, la tête refaite vous reviendrez chez vous ». Comme j’hésitais encore, il me dit : « Que craignez-vous ? Vous n’avez prêté aucun serment, venez donc avec moi ». Ainsi convaincu, je me levai et allai avec lui à travers la place jusqu’au grand fontique des Vénitiens où je fus lavé et rasé à mon gré. Tandis que je revenais vers la maison, je me trouvai face à Schambeck, le Trucheman, à la vue duquel, terrifié, je voulus m’éloigner en changeant de ruelle. Tandis que j’y pensais, il me rappela en langue sarrasine, criant : « Thali, ihali ; christiane », ce qui signifie « Viens, viens chrétien ».
Tout tremblant, j’allai donc à lui, mais je repris espoir lorsque cet homme avisé, sans aucune passion, me dit doucement en italien de retourner à la maison et de dire aux pèlerins qu’il avait l’intention de venir après le déjeuner, pour percevoir l’argent qui lui était dû, et qu’il faudrait bien lui donner, sous peine d’être jetés dans les prisons publiques où il serait exigé par la torture. Je répondis à et homme : « Seigneur, ce que tu ordonnes, je le dirai à mes Seigneurs, les pèlerins, mais je te jure, par mon Seigneur crucifié, que pauvre frère et prêtre, je n’ai pas d’argent personnel, et ce que j’avais, est consommé depuis peu ; je ne vis donc que grâce à la bonté des Seigneurs pèlerins ; une fois rentré au pays natal qui est bien loin d’ici, au-delà de la mer et des montagnes, je rembourserai ce qu’ils auront dépensé pour moi ». Me considérant alors avec bonté il me dit en italien : « Startu proeto non paga ingenti », ce qui signifie : si tu es prêtre tu n’auras rien à payer, comme s’il avait dit : « De toi, il n’est pas question puisque tu es prêtre, car les prêtres qu’ils soient riches ou pauvres, ne payent pas les impôts ; je n’exigerai rien de toi, mais les gens du monde devront payer ». Je remerciai l’homme et tout joyeux m’en revins à la maison où je trouvai encore les pèlerins endormis.
J’avais toujours pensé que j’aurais été obligé de verser la somme tout comme les autres, et j’avais déjà parlé avec quelques Seigneurs pèlerins de la possibilité de m’avancer de l’argent. Il n’était pas évident pour moi que les prêtres chrétiens aient joui de libertés spéciales chez les païens. Lorsque donc les Seigneurs pèlerins se levèrent, je leur dis comment j’avais rencontré maître Schambeck, ce qu’il m’avait dit et comment il m’avait déclaré que je pouvais me considérer libéré, vu mon sacerdoce. Entendant cela, les Seigneurs me félicitèrent, mais pour ce qui les concernait ils se lamentèrent d’avoir à verser une telle somme. Aussi quelques-uns furent-ils d’avis d’en référer à l’Amiral, préfet de la cité ; mais le Consul, notre patron et notre hôte, déclara qu’on ne pouvait rien entreprendre contre Schambeck qui était considéré par tout le monde comme un homme honnête et aimé comme tel, et que si nous l’offensions, nous serions mal vus à Alexandrie. C’est donc ainsi que les Seigneurs se résignèrent à payer. Et en effet, après le déjeuner, le Trucheman arriva et réclama de chacun une somme identique, du pauvre comme du riche, du pauvre bougre comme du noble, les prêtres exceptés. Il laissait en effet partir librement celui qui montrait par sa tonsure et son habit les signes de son sacerdoce. On lit en effet au ch. 47 de la Genèse, qu’au temps de la famine, le Pharaon acheta aux Egyptiens toutes leurs terres en échange des vivres qu’il leur distribuait, et que durant cette même famine, il les réduisit tous en servitude. Il accorda cependant aux prêtres ce qui leur était nécessaire de façon à ce qu’ils ne se trouvent ni privés ni dépouillés de leurs propriétés ou de leur liberté. Le Seigneur révélait ainsi, déclare Gratien (XXIII, a, VIII, quamvis etc.) que les prêtres quelle que soit leur nationalité doivent être de condition libre.
Tout homme de Dieu est dispensé de taxes en Égypte, et cela depuis le temps des Anciens Égyptiens Comme je l’ai signalé plus haut, on doit savoir que c’est chez les Égyptiens – à ce qu’enseignent les livres des païens – que furent, en premier, institués des prêtres affectés au culte des dieux. Cela eut lieu ainsi, à ce qu’on trouve chez Diodore Lib. 1 cap. 2 des Histoires anciennes : Osiris, homme remarquable par son génie, fils de Jupiter et de Junon, et, Isis, femme d’une grande ingéniosité, alors qu’ils régnaient en Égypte, dans des temps très anciens, plus de dix mille ans avant Alexandre de Grand, - à ce que rapportent les légendes – firent ériger des temples et des statues d’or à leurs parents, Jupiter et Junon, apprirent au peuple à les vénérer, et amenèrent ce peuple qui vivait auparavant comme des primitifs, à une grande humanité.
Eux, les premiers, ils inventèrent la culture du froment, de l’orge, du vin et de la cervoise, et enseignèrent l’écriture et la lecture. C’est pourquoi d’ailleurs le peuple leur conféra les honneurs divins ; Osiris était, disaient-ils, le soleil, et Isis la lune. À la suite de cela, Osiris fut mis à mort par son frère Typhon, et son corps fut partagé en vingt-quatre parties. Isis hérita du royaume, recueillit les membres dispersés d’Osiris, les disposa dans leur ordre premier, les déposa dans un sépulcre d’or très précieux ; elle convoqua alors des hommes dignes et institua le sacerdoce pour le service d’Osiris. Pour les rendre plus empressés à ce culte, elle leur concéda le tiers de ses propriétés foncières pour les offices des dieux. Par la suite, ils attribuèrent à Isis après sa mort, comme de son vivant, les honneurs divins. Ces prêtres menaient une vie religieuse extraordinaire.
Le stoïcien Chérémon raconte à leur sujet – comme on le trouve dans les règles du Bienheureux Jérôme 108, « mésestimant toutes les affaires et les soucis du monde, ils étaient toujours dans le temple, contemplaient la nature des choses, la course et le déroulement des astres, ne se mêlaient jamais aux femmes, ni à leurs parents ou proches, ne voyaient même pas leurs enfants, et dès qu’ils commençaient à se consacrer au culte divin, ils s’abstenaient pour toujours de viandes et de vin, en vue d’acquérir la subtilité de l’esprit, et surtout pour éviter tout appétit charnel qui se nourrit de ces mets et de cette boisson. Ils ne mangeaient pas non plus de pain pour ne pas s’alourdir l’estomac et si parfois ils en mangeaient ils pressaient alors de l’hysope écrasée dans leur nourriture pour faciliter par sa chaleur la digestion. Ils ne connaissaient l’huile que dans les légumes, et encore ne l’utilisaient-ils qu’en petite quantité, pour atténuer la nausée et l’âcreté du goût, quant aux oeufs et au lait ils les évitaient comme les viandes. Leur lit était fait de tiges de palmiers ».
Ils avaient en horreur une couche moelleuse et ne dormaient que sur un lit jonché de gattilier pour sauvegarder leur continence, comme on le verra plus loin au folio 199. À cause de tout cela les prêtres étaient chers au coeur du peuple qui les nourrissait sur les revenus du fisc commun, ne les chargeait d’aucune affaire de ce monde, car en fait ils usaient de ce monde, ignorés de tous, toujours appliqués à l’étude de la sagesse, toujours occupés à leurs cérémonies religieuses.
Je crois qu’il n’y eut jamais ou qu’il n’y a pas de peuple sous le ciel, qui, hélas, traite ses prêtres aussi indignement que le peuple chrétien ; ils seraient capables de les traiter encore beaucoup plus mal, s’ils le pouvaient ou l’osaient. La condition sacerdotale est grande et puissante ; on ne peut les charger comme on veut des affaires de ce monde, et néanmoins les peuples chrétiens ne les en imposent pas moins, exigeant d’eux octrois, droit de péage, offrandes volontaires et contributions, nonobstant les lourdes excommunications et censures portées en tels cas. (Extraits de Coen c. et in L. VI, et en multiples endroits dans les canons et les lois). Mais s’il était permis de confesser la vérité, il faudrait dire qu’il est étonnant que les laïcs chrétiens ne massacrent pas leurs prêtres, étant donné la scélératesse de la vie et la corruption des moeurs de ces derniers.
Il n’en était pas ainsi chez les anciens Égyptiens qui avaient le souci de s’exposer aux plus grands dangers en faveur de leurs prêtres. On lit en effet au c. 1 de Diodore que Bocharus, célèbre roi d’Égypte, alors qu’il recevait souvent en songe des oracles des dieux, apprit qu’il serait privé de son trône, s’il ne mettait pas à mort tous les prêtres de l’Égypte, et, qu’eux vivants, il ne pourrait mener qu’une vie misérable tant qu’il ne passerait pas, lui et les siens, au milieu des cadavres de ceux qui devaient être mis à mort. Ayant donc rassemblé tous les prêtres il leur révéla l’oracle des dieux, déclarant qu’il se refusait, tant qu’il demeurerait en Égypte, à tramer la perte d’un seul homme, et qu’il préférait quitter l’Égypte, pur de tout crime accompli, et abandonner sa vie au destin, plutôt que de jouir d’un trône, souillé par un carnage impie. Ayant abandonné son trône aux Égyptiens il émigra ainsi en Ethiopie.
Première visite au port d’Alexandrie
Lorsque Schambeck eut empoché l’argent, il monta sur son cheval et nous ordonna de le suivre. Il nous conduisit donc dehors à la porte de la mer qui mène au port des Chrétiens, là où étaient nos navires ; il nous présenta aux portiers, aux percepteurs, aux contrôleurs et aux douaniers, leur annonçant que nous avions payé le tribut, que nous avions un sauf-conduit du Seigneur Sultan, et qu’ils devaient donc nous laisser librement sortir vers les navires et rentrer, en vue des exigences de nos affaires. Les hommes, des Anciens, qui étaient assis là, nous considérèrent attentivement pour pouvoir nous reconnaître par la suite, tout en déclarant qu’ils n’avaient aucune intention de nous interdire la sortie ou la rentrée, mais qu’ils ne pouvaient nous laisser aller et venir sans nous fouiller, de peur que nous ne fassions sortir ou que nous n’importions quelque chose soumis à l’impôt. Ils inspectent et fouillent en effet tous les étrangers, soit Chrétiens, soit Sarrasins, tant à la sortie qu’à l’entrée, et ne laissent emporter aucun argent, mais ils le mettent de côté jusqu’au retour de celui à qui il appartient. Il est vrai qu’ils ne cherchent qu’assez superficiellement. Je fis moi-même sortir sous ma cape bien des choses qu’ils ne trouvèrent pas, même après m’avoir fouillé, et souvent même ils laissent passer sans aucune investigation. Lorsqu’ils nous eurent fouillés nous sortîmes avec Schambeck jusqu’à la mer, et, après avoir regardé les navires, il nous ramena à la porte, où à nouveau l’on nous fouilla, et cela fait, nous revînmes à notre cour. Schambeck nous donna également licence de circuler par la cité dans les rues publiques, de pénétrer dans les fontiques, les marchés et les ruelles des cuisiniers, mais il nous interdit de sortir par une autre porte que la porte de la mer, de pénétrer dans les venelles, de nous arrêter dans les coins en ruines, et d’oser sous aucun prétexte, monter sur la colline de la garde de la ville. Nous ayant donné ces règles, il s’en alla, et cette journée prit fin.
Le vingt-huit Octobre : Pèlerinage aux lieux saints de Ste. Catherine
Le 28 qui est la fête des Apôtres Simon et Judes, après avoir écouté la messe, nous fîmes venir Schambeck, le priant de bien vouloir nous conduire sur le lieu du martyre de Ste. Catherine et aux églises des Chrétiens. Nous quittâmes donc la maison en compagnie de Schambeck, par une longue rue dans laquelle de nombreux artisans étaient assis au travail, et parvînmes à une place sur laquelle se dressait une curieuse petite maison, fermée ; c’était la prison de la bienheureuse vierge Catherine, dans laquelle on l’avait gardée recluse durant douze jours sans nourriture ni boisson humaines. Elle s’y nourrissait d’un aliment angélique, et ce lieu obscur se trouvait rempli d’une clarté céleste, à ce que l’on trouve dans la légende de Ste. Catherine. Après leur avoir donné quelques madins, des Sarrasins nous ouvrirent cette prison, et étant entrés nous nous prosternâmes et gagnâmes les indulgences. Sortant ensuite, nous revînmes sur la place et contemplâmes attentivement cet endroit, car c’est sur cette place, croit-on, que la vierge sacrée avait été frappée de verges. C’est là aussi qu’avaient été dressées ces deux roues horribles, sur lesquelles la vierge glorieuse devait être mise en pièces ; mais elles furent détruites par les anges. Ces deux roues de bois étaient suspendues à deux colonnes de marbre sur lesquelles on les faisait tourner. Ces deux colonnes sont encore là aujourd’hui, sur une éminence au-dessus de la muraille, situées à douze pas l’une de l’autre. Après avoir vu cet endroit, nous allâmes à l’extérieur de la ville, à l’endroit de la décollation de la Vierge, et là nous nous prosternâmes sur le sol, et nous baisâmes le lieu de sa passion, nous rappelant là, sur place, comment du lait, au lieu du sang, avait coulé du cou de sa tête tranchée, comment elle avait prié à l’intention de ses bourreaux, et comment, tout à coup enlevée d’ici par les anges, elle avait été transportée au Mont Sinaï. On croit également que c’est à cet endroit que les cinquante rhéteurs que Ste. Catherine avait convertis, précipités dans les flammes, en sortirent sans avoir été brûlés, pour gagner directement le ciel ; que l’épouse de l’empereur Maxence, convertie, fut torturée et décapitée ; que Porphyre avec deux cents soldats, et beaucoup d’autres saints, furent, croit-on, martyrisés sur ce même lieu, par des tyrans. Il y a à cet endroit deux colonnes de marbre dont l’une est écroulée ; c’est un lieu vénéré tant par les Chrétiens que par les païens. Non loin de là, se dresse une grande et haute colonne, à l’endroit où Ptolémée décapita Pompée le romain en opposition à César ; on l’appelle aujourd’hui la colonne de Pompée.
Au Césaréum d’Alexandrie. Un obélisque
Ayant vu tout cela, nous rentrâmes en ville, et, par de nombreuses ruines misérables, et des coins dépeuplés de la cité, nous parvînmes à un endroit défiguré par les ruines, et où, dit-on, se trouvait autrefois le palais des empereurs, et où, rapporte-t-on, a habité Alexandre le Grand, fondateur de la ville. À cet endroit se dresse aujourd’hui une colonne remarquable et très belle, d’un seul bloc de pierre, mais d’une hauteur et d’une taille étonnantes, taillée dans du marbre rouge. Son sommet est pointu, si bien que pour ceux qui la regardent de loin, elle ressemble à une tour, très haute et murée ; elle est quadrangulaire et, sur les parois sont sculptées des images de bêtes qui volent et de bêtes qui marchent et des images d’instruments artisanaux, depuis le haut jusqu’en bas. Personne jusqu’à maintenant ne peut savoir ce que signifient ces images. Certains affirment cependant de façon indubitable, qu’autrefois les Anciens dessinaient leur écriture avec de tels caractères, et qu’il s’agit là d’écriture. Eusèbe rapporte en effet dans sa Préparation évangélique qu’autrefois les lettres des Ethiopiens étaient des images d’animaux, de membres et d’instruments artisanaux et que ces images signifiaient non des lettres, mais un sens, une intention, ainsi l’épervier la vitesse, le crocodile le mal, l’oeil la vigilance. On trouve encore aujourd’hui des gens simples ne sachant ni lire ni écrire, mais qui savent cependant indiquer leur intention par des caractères dessinés et qui lisent ou écrivent comme avec une écriture véritable. J’ai connu un frère convers de notre Ordre qui ne savait ni lire ni écrire, il dessinait cependant tous les sermons qu’il entendait grâce à des images, et les lisait ainsi comme s’il les avait transcrits en lettres. Cette colonne est beaucoup plus grande que celle qui est à Rome à la sortie de l’église Saint Pierre et dont quelques auteurs disent qu’elle aurait été autrefois ici et qu’elle aurait été transportée à Rome. Cette colonne est si haute qu’elle semble à ceux qui sont en mer et qui n’en savent rien n’être qu’une tour murée.
Nous avions déjà vu, ici, et ailleurs, en particulier au Caire, de ces immenses colonnes d’une seule pièce que les anciens appelaient Colosses ou Obélisques, tels Pline, dans son Natur. Histor. Lib. 36, c. 9 et Diodore dans ses Histoires diverses des anciens. Ces noms signifient colonnes et représentations consacrées au soleil ; on raconte à leur sujet des histoires étonnantes. On rapporte en effet qu’au moment d’ériger cet obélisque, alors que les maîtres d’oeuvre craignaient que les machines ne suffisent pas au poids, pour augmenter encore l’enjeu de la difficulté le roi fit lier son fils au sommet afin que l’intérêt que les manoeuvres au cabestan portaient au fils profita à la pierre. La difficulté était en effet plus grande pour ériger, charrier et dresser la pierre que pour la tailler. Certains racontent qu’il fut transporté par l’architecte Satyrus, depuis sa cavité en Phénicie, sur une embarcation qui le mena jusqu’au Nil.
On n’arrive pas à imaginer par quels moyens, radeaux ou navires, de si énormes masses pouvaient être transportées même par mer jusqu’à Rome. Les maîtres d’art modernes en voyant ces obélisques stupéfiants dont le déplacement, l’érection et le transport dépassent l’imagination, déclarent qu’ils ont dû être faits par oeuvre de fusion, mais dont le secret lui-même demeure caché aux modernes. Par quels moyens ont-ils pu être faits, dans des temps si anciens ? je ne peux le deviner pas plus que Pline et Diodore qui pensent qu’ils n’ont pu qu’être détachés de hautes montagnes ou de rochers en surplomb, à la façon dont Sémiramis découpa sa pierre, (cf. supra folio 50 a).
C’est dans les environs de ces lieux impériaux qu’eut lieu, croit-on, la discussion entre Ste. Catherine et les rhéteurs ; c’est le lieu où l’on éprouvait les saints martyrs. Non loin de cet endroit, nous parvînmes à une église vétuste qui est dite de Ste. Catherine, sur le lieu où se dressait, dit-on, la demeure du roi Costus, et où aurait habité la jeune Catherine après la mort de son père, et dans laquelle elle aurait reçu la foi. Ensuite nous poursuivîmes notre chemin jusqu’à l’église de Saint Sabba, abbé, à laquelle est accolé un monastère de caloyers de rite grec. Ils déclarent que c’est là que Ste. Catherine fut instruite de la foi et baptisée. Je pense qu’il y eut jadis également en cet endroit le temple admirable de Sérapis dont il est question dans l’histoire ecclésiastique L. II ch. 24. une des merveilles du monde que Théophile, évêque d’Alexandrie, purifia par la suite de ses ignominies et qu’il consacra sous le titre de Basilique en l’honneur de saint Jean-Baptiste, et dans laquelle il déposa le chef de ce même précurseur, qui lui avait été envoyé de Jérusalem – selon ce que dit Bède le Vénérable.
Visite de la Cathédrale St. Marc des Jacobites
De là, nous passâmes ensuite à l’église de St. Marc l’évangéliste, près de laquelle résident les chrétiens jacobites. C’est là que St. Marc eut sa demeure, qu’il convertit Alexandrie à la foi du Christ et qu’il avait coutume de célébrer la messe. Ordonné évêque, il fut le premier à occuper le siège d’Alexandrie. C’est durant son séjour en Italie qu’il rédigea son Évangile, mais c’est ici, qu’administrant et s’acquittant de sa fonction d’évêque, il transmit la règle de la vraie religion et de la perfection. L’histoire ecclésiastique L. II ch. 16 a de nombreuses pages à ce sujet. Cassien, in Coll. Patrum, L. II, dans les premières pages, déclare : C’est de St. Marc qui fut le premier Pontife d’Alexandrie, que les moines éprouvés dans la foi reçurent leur règle de vie. Ils ne s’en tenaient pas seulement à ces normes fondamentales que l’on trouve au livre des Actes des Apôtres, ils accumulèrent encore bien d’autres règles plus parfaites et plus sublimes. Après avoir reçu leurs règles de ce saint Apôtre, ils se répandirent à travers les lieux d’Égypte et de Thébaïde, et le désert se peupla de moines. Nous priâmes plus particulièrement en ce lieu, comme réunis autour de la source de la religion et de la vie spirituelle. Autrefois cette église était église patriarcale et le corps du Bienheureux Marc l’Evangéliste y reposait. Tout a disparu, le corps de St. Marc a été transféré à Venise et la foi catholique a disparu. Nous passâmes ensuite à une autre église qui est une église appartenant aux jacobites, et qui s’intitule église Saint Michel. Nous y invoquâmes le patronage du Saint Archange. Dans cette même église se trouve la sépulture des Latins, quand il arrive à l’un d’eux de mourir à Alexandrie, comme cela arrivera. De là nous nous dirigeâmes vers le lieu de la passion de Saint Jean l’aumônier, qui fut également évêque d’Alexandrie, et qui accomplit des merveilles durant sa vie.
Ensuite nous arrivâmes au premier fontique des Vénitiens, et y étant entrés nous y visitâmes une chapelle gracieusement décorée pour y prier Dieu. Puis une fois sortis, nous allâmes également au fontique des Génois et nous y trouvâmes une très belle et vaste chapelle dans laquelle nous fîmes monter nos louanges vers Dieu. Rentrés ensuite à la maison, au fontique des Catalans, où se trouvait notre hospice, nous y visitâmes également la chapelle pour y achever cette procession, puis nous passâmes à table pour prendre notre déjeuner.
Seconde visite au port d’Alexandrie
Après avoir déjeuné, nous sortîmes à nouveau en direction de la mer, hors de la ville. Nous fûmes fouillés sous la porte – Faisions-nous sortir quelque chose ? – Or tandis que nous étions sur le rivage un navire aborda avec des Mamelouks en armes. Le préfet de la ville les avait envoyés pour s’attaquer à quelque navire que des vigiles avaient aperçu de loin en mer. Mais tandis qu’ils s’approchaient du navire qui arrivait, ces Chrétiens leur envoyèrent des bombardes si bien qu’ils avaient pris la fuite en direction du port. Un chrétien s’approcha de nous, nous demandant si nous savions pourquoi ces Sarrasins en armes étaient si tristes en descendant à terre. Comme nous lui disions que non ; il nous raconta l’événement ci-dessus mentionné. Peu après, le navire devant lequel les Sarrasins avaient pris la fuite fit son entrée dans le port.
Derrière ce navire, venaient deux autres navires, l’un appartenant à des Vénitiens, l’autre à des Génois, mais le navire vénitien s’était emparé et avait pillé le génois, au nom des guerres entre les Vénitiens et le duc de Ferrare que les Génois soutenaient contre les Vénitiens. Ainsi en mer, personne ne peut être sûr vis-à-vis de l’autre. Tout navire qui peut en piller un autre, l’attaque. Les Sarrasins d’Alexandrie ont donc toujours des navires dehors prêts à attaquer les Chrétiens, et ceux-ci ne sont tranquilles à leur sujet que lorsqu’ils arrivent dans le port de la cité. Chaque jour on entend près de la mer des nouvelles de combats maritimes et de bateaux pillés.
Le vingt-neuf Octobre : La maladie du Comte de Solms, et la visite des Fontiques d’Alexandrie Le 29 Octobre durant la nuit, une terrible dysenterie commença à faire souffrir Maître Johan Comte de Solms. Il s’en trouva complètement anéanti comme on le verra. Après avoir écouté la messe et pris notre déjeuner, nous décidâmes de faire le tour de tous les fontiques des commerçants, des institutions, ou maisons des négociants des différentes nations et d’y regarder comment s’y traitaient les affaires. Un fontique est une maison d’où les denrées s’écoulent vers les autres contrées, comme l’eau de la source. Il y a beaucoup de ces fontiques à Alexandrie, de même que parfois d’un petit coin de terre jaillissent de nombreuses sources. Chaque fontique a un patron appartenant au pays avec lequel se fait le commerce des marchandises, - et ce patron est nommé Consul. Ces Consuls des fontiques sont des gens puissants. C’est à chacun d’eux que revient de consulter, de réduire les taxes des marchandises, de pourvoir à son fontique, de maintenir la paix et, ensemble avec les autres consuls, de promouvoir par leurs conseils le commerce de l’Etat.
Nous nous décidâmes donc en premier lieu à regarder les marchandises et la disposition de notre fontique des Catalans. Mais à cette époque-là il n’y avait que peu de marchandises et de marchands. Le fontique possède pourtant une grande cour, avec de nombreuses chambres tout autour, comme un monastère. La raison pour laquelle personne n’y venait plus était que les Catalans sont les pirates de la mer, ils ont infesté la mer. Ils avaient pillé les uns, avaient troublé des gens puissants qu’ils craignaient et c’est pourquoi ils n’osaient plus en ce moment-là se risquer en mer, et pourquoi leur maison était vide.
Sortant ensuite du fontique des Catalans, nous passâmes au fontique des Génois. C’est une vaste et belle maison avec une grande cour, à côté de laquelle il y a un jardin planté de multiples plantes rares. Dans ce fontique nous aperçûmes de nombreux commerçants, d’énormes tas de marchandises, et de nombreux animaux que nous ne connaissions pas et qui le parcouraient. Une fois sortis, nous entrâmes dans le premier fontique des Vénitiens ; nous le trouvâmes tellement rempli et regorgeant de sacs et de corbeilles de marchandises qu’il n’y avait à peu près plus de place pour y circuler, quoique la cour fût vaste et que les chambres fussent nombreuses. Il y avait là huit autruches et deux gazelles, comme de jeunes faons de cerfs, dont nous avions aperçu un certain nombre au désert. Des hommes, notables Vénitiens, siégeaient là dans cette maison, en compagnie de puissants Sarrasins, discutant de leurs marchés. Après être sortis, nous entrâmes dans le second fontique des Vénitiens, plus grand que le premier, et dans lequel il y avait une quantité stupéfiante de marchandises diverses, tant celles qu’ils avaient importées de nos régions que celles qu’ils voulaient exporter d’ici. Outre les marchandises, nous y aperçûmes de nombreux animaux étranges, de jeunes lionceaux, des léopards, des singes de différentes espèces, des autruches, des perroquets blancs très beaux, des tout rouges, d’autres rouges avec des taches blanches, et beaucoup d’autres verts, communs. À propos des perroquets, j’en ai parlé plus haut au folio 73.
Le cochon des Vénitiens
Nous aperçûmes, entre autres, une bête, qui pour nous est domestique, mais qui pour les Sarrasins est une horreur. Se promenait en effet dans la cour un gros porc – ce dont nous nous étonnâmes beaucoup, car les Sarrasins ont une haine mortelle pour les porcs et ils les ont en abomination, tout comme les Juifs. Ils ne peuvent jamais supporter de porcs avec eux, et c’est pourquoi durant tout notre voyage nous n’en avions vu aucun si ce n’est celui-ci. On nous expliqua que les Vénitiens avaient payé très cher au Sultan un sauf-conduit pour ce porc, autrement les Sarrasins ne l’auraient pas laissé vivre ; bien plus, à cause du porc ils auraient démoli la maison. Ce porc passe ici pour une munificence quelconque des grands de Venise. Et en fait, s’ils n’étaient pas munificents et craints par les Sarrasins eux-mêmes, ils n’auraient pas pu faire cela.
Les Sarrasins évitent plus cette maison, à cause du porc que s’il y avait là un chien enragé. Or ce qui est mémorable de la part d’une bête tellement primitive, c’est que dès qu’elle sent, – est-ce par instinct ou par perception, je n’en sais rien, – la présence d’un Sarrasin dans la cour, aussitôt et même si elle était en train de se rouler dans la fange, elle se précipite en grognant à la recherche de son adversaire ; si celui-ci ne prend pas la fuite ou n’est pas protégé par un chrétien, elle lui fait subir sa vindicte, soit qu’elle lui arrache ses habits, soit qu’elle le morde cruellement. Un chien ne serait pas aussi rapide à sentir la présence d’un étranger, que ce cochon un Sarrasin, alors qu’il ne prête aucune attention à un chrétien, fût-il étranger. J’y suis entré moi-même maintes fois ; il n’a pas senti ma présence ou bien n’y a pas prêté attention, alors qu’à l’entrée d’un Sarrasin, il devient fou. En fait il monte la garde dans la cour exactement comme un chien, et c’est peut-être pour cette raison qu’ils le nourrissent, à moins que ce ne soit à l’imitation des anciens commerçants de Rome qui nourrissaient un porc chaque année, et le sacrifiaient une fois engraissé, aux jeux de la déesse de Mai, dite Maïa, qui était fille d’Atlas, soeur de Mercure et femme de Jupiter, et dont le mois de Mai a reçu son nom, comme le dit l’orateur Cornélius. Pour ma part je crois plutôt qu’ils nourrissent ce porc pour marquer leur munificence et leur puissance, comme s’ils faisaient cela pour outrager les Sarrasins.
La puissance des comptoirs vénitiens à Alexandrie
Les Vénitiens sont en effet, plus que les autres Chrétiens, puissants chez les Sarrasins ; nous seulement ils ne les craignent pas, mais ils les corrigent. Dans cette cour, j’ai vu, une fois, le fait suivant : Un Sarrasin était debout près des tas de marchandises : les esclaves et les gardiens, craignant un vol, lui demandaient de s’éloigner des tas ; il refusa, et ils se disputèrent longtemps avec lui. Le maître, un gentilhomme Vénitien survint par hasard, et voyant l’effronterie du Sarrasin, il le frappa à la tête d’un coup de poing si fort que l’autre s’écroula à terre ; une fois à terre il continua à le frapper à coups de pied et il le chassa du fontique ainsi, d’une façon déshonorante, sans prêter aucune attention aux Sarrasins spectateurs de la scène. Un autre chrétien aurait fait cela, fût-il prince ou roi, il aurait été mis en prison. Nous aperçûmes là de nombreux puissants Vénitiens négociant avec des Sarrasins.
Sortis après avoir vu ce fontique nous allâmes au fontique constantinopolitain des Turcs, nous y aperçûmes diverses marchandises, et des Turcs, hauts de taille, d’aspect vénérable et grave.
Le Fontique des Tartares. Marché aux esclaves
Puis ayant poussé jusqu’au fontique des Tartares nous y entrâmes. Nous y trouvâmes en vérité les marchandises les plus précieuses et qui pourtant se vendaient à vil prix. Ces marchandises étaient des créatures de Dieu, douées de raison, faites à l’image de Dieu, plus de soixante êtres humains des deux sexes qui étaient là mis en vente à vil prix. Beaucoup d’acheteurs indigènes les entouraient, et discutaient de la vente d’hommes que le Christ avait rachetés de sa précieuse mort. Nous restâmes un certain temps sur ce sinistre marché et vîmes ce lamentable, ou plutôt cet horrible maniement d’hommes. Car lorsque quelqu’un veut acheter un homme, mâle ou femelle, il entre ici et examine ceux qui sont exposés à la vente, pour voir s’il en trouve un qui lui plaise. Ils ont pour cet examen, un coup d’oeil et une expérience extraordinaires. Il n’y a pas un médecin ou un naturaliste qui puisse leur être comparé dans la connaissance de la constitution et de l’état d’un homme. Dès qu’ils regardent le visage de quelqu’un, ils savent immédiatement quels sont sa valeur, son instruction ou son rang ; s’il s’agit d’un enfant ils savent dès qu’ils le regardent à quoi il peut être bon. Ils ont aussi une habileté telle pour découvrir l’état et le caractère des chevaux, qu’ils semblent avoir acquis le degré maximum dans la connaissance des sciences naturelles. Ils sont en effet capables de discerner immédiatement, à partir d’un seul et unique élément, tous les défauts et qualités d’un individu, à quoi il peut être utile, son âge et sa valeur. Ils n’ont par ailleurs aucune notion des sciences spéculatives de la nature. Ils ne se posent aucune question sur l’âme ou ses facultés, ses passions et ses dispositions, et ne se demandent pas comment elle a pu être infusée dans le corps ou unie à lui. Mais quant à ce qui a été dit plus haut, ils l’emportent sur tous les naturalistes ou les médecins, tant en ce qui concerne l’examen des animaux que des hommes.
Lorsque quelqu’un voulant acheter un homme, en a trouvé un qui lui plaît, il tend le bras vers les corps entassés et fait sortir la femelle ou le mâle qui lui plaît, puis il éprouve de diverses façons celui qu’il se propose d’acheter. Il lui parle et écoute ses réponses pour voir s’il est intelligent. Il lui examine les yeux ; les a-t-il bons ? en bon état ? entend-il bien ? Il le palpe, puis il lui fait ôter ses vêtements, observant tous les membres ; il note en même temps à quel point il est prude, à quel point timide, à quel point joyeux ou triste, à quel point il est sain et en bonne santé. Ici, - que j’ai de honte à le dire ! – les parties honteuses masculines comme féminines sont palpées devant tout le monde et montrées clairement. Nus, ils sont également obligés, frappés à coups de fouets, de s’avancer devant tout le monde, de courir, de marcher, de sauter, de façon à ce qu’apparaisse clairement s’ils sont infirmes ou sains, mâles ou femelles, vierges ou déflorées. Et s’ils en voient quelques-uns rougir de confusion, ils s’acharnent davantage sur eux, les poussant, les frappant de verges, les souffletant pour ainsi les obliger à faire ce que spontanément ils rougiraient de faire devant tous les autres.
Une fois l’homme bien examiné, l’acheteur et le vendeur se réunissent, et l’homme que le vendeur offre pour quinze ducats, l’acheteur n’en offre que cinq, alléguant un défaut de l’homme, soit purement corporel, soit de caractère, et longtemps ils discutent des défauts de l’esclave exposé à la vente, comme chez nous l’on fait avec les chevaux. Tandis que celui-ci cherche à acheter un homme et à l’emmener avec lui, un cri et des pleurs s’élèvent dans l’entassement des êtres exposés à la vente, car il arrive que l’enfant qui est mis en vente ait là sa mère également mise en vente ou des frères. On met en effet ici en vente le fils sous les yeux de sa mère en pleurs ; on met ici en vente la mère à la honte et au dépit de son fils ; ici, sous les yeux de l’époux rougissant, on se joue de l’épouse comme d’une courtisane, et elle passe aux mains d’un autre homme ; ici l’enfant est arraché au sein de sa mère, et la mère bouleversée jusqu’au plus profond d’ellemême est séparée de lui. Cela est vrai de la première mise en vente, lorsque des Chrétiens ont été enlevés dans quelque ville ou bourg chrétien, ou lorsque des contrées chrétiennes ont été complètement dépeuplées. Mais en fait, ceux qui sont conduits à la foire d’Alexandrie pour y être mis en vente, ont la plupart du temps été déjà plusieurs fois vendus, et c’est pourquoi ceux-là sont parfois heureux de se trouver être remis en vente, ils sourient à l’entrée des nouveaux venus qui désirent acheter ; ils se montrent affables et doux pour mieux plaire aux acheteurs, surtout si précédemment ils ont eu à durement souffrir.
Avidité des Infidèles à posséder des esclaves
Il existe une passion inouïe de posséder ses propres hommes achetés, chez tous les Sarrasins, les Turcs et les autres infidèles, et c’est une opinion universellement répandue chez tous que quiconque aura été capable de posséder un ou une esclave ne connaîtra plus jamais l’indigence. Cette opinion ne les induit pas en erreur, car je tiens pour certain qu’à cause de cela la malédiction de Dieu pénètre dans la demeure avec l’homme acheté, en sorte que frustrés de tout espoir de félicité éternelle, ils jouissent de la félicité ici-bas, car dès lors une telle insatiabilité travaille leur coeur que lorsqu’ils sont en possession d’un ou d’une esclave, leur coeur est aussitôt tout entier dévoré par le désir d’en posséder un second, et ainsi de suite, du second au troisième, du troisième au quatrième, et ainsi la faute croissant, la concupiscence s’étend jusqu’à l’infini, au point qu’on trouve des fermes entières composées d’esclaves des deux sexes. Un serviteur et une servante sont unis par le mariage pour constituer une famille, de façon à ce que, par les fils et les filles qui leur naissent, il puisse en quelque sorte être donné satisfaction à leur insatiable désir.
Il n’y a, pour ainsi dire, pas une maison dans toute l’Égypte, la Syrie et la Turquie dans laquelle on ne trouve pas un homme acheté. Or ils ont beau se multiplier, jamais cependant leur valeur ou leur prix ne décroît ; il augmente plutôt toujours. Dès lors l’habileté de ces marchands s’exerce tout entière à concevoir comment ne pas laisser diminuer le prix et la valeur de leur marchandise face à l’abondance, mais plutôt à la faire augmenter. Les Turcs, voisins des Chrétiens, envahissent souvent les terres de ces derniers, non par haine de la croix et de la foi, non pour s’emparer de l’or ou de l’argent, mais pour faire la chasse à l’homme et les emmener en servitude. Lorsqu’ils envahissent à l’improviste des fermes, ils emportent non seulement les adultes, mais encore les bébés non encore sevrés, qu’ils trouvent abandonnés par leurs parents en fuite ; ils les emportent dans des sacs, et les nourrissent avec grand soin.
La dure condition sociale des esclaves
Mais autant est grande l’avidité des maîtres à posséder des esclaves autant est grand le désir des esclaves de s’échapper de leurs mains. Aucun autre sujet entre eux, aucune pensée, aucune discussion, autre que comment et où fuir et pouvoir s’évader. Aussi, lorsque leurs maîtres flairent ou soupçonnent quelque chose ils commencent aussitôt par leur refuser trop d’alimentation de façon à les empêcher de se préparer, grâce aux surplus, un viatique pour la fuite. Beaucoup prennent en fait la fuite, mais sans jamais réussir à s’évader complètement, et lorsqu’on les retrouve et qu’on les ramène, la misère redouble pour eux. S’ils prennent la fuite une seconde fois et qu’on les ramène, il n’y a plus pour eux de grâce ; ils sont battus sans aucune pitié, torturés et mutilés. S’ils persévèrent toujours à vouloir fuir, on les vend ou bien on leur coupe toute possibilité de fuite par des moyens divers. Certains maîtres les laissent mourir en les privant de nourriture, de boisson, et de vêtements ; d’autres leur mettent un bloc de fer aux pieds ; d’autres leur passent une chaîne au cou ; d’autres les rendent inutiles ou difformes en leur coupant les oreilles et le nez, et ainsi facilement reconnaissables ; d’autres enfin mettent cruellement à mort par le glaive ceux qu’on rattrape. Un grand nombre, en fuite, se réfugient dans des lieux inhabités, et errant par les montagnes et les déserts y meurent de faim et de soif, ou – ce qui est pire – accablés par un trop dur service ou par la misère, condamnés pour une fuite manquée, ils s’arrachent à la vie en se frappant eux-mêmes, ou en se pendant, ou se perdent eux-mêmes en se jetant de haut, ou en se noyant.
Ce sont là faits quotidiens dans les lieux où l’homme s’approprie l’homme comme il le ferait d’une bête. J’en ai moi-même été témoin de mes propres yeux dans notre hospice d’Alexandrie. Notre hôte, le consul, avait acheté une Éthiopienne avec d’autres esclaves qu’il possédait. Cette Éthiopienne, reprise un jour pour quelque faute par sa maîtresse, perdit patience devant la réprimande et fit front aux observations de sa maîtresse qui ordonna qu’elle soit soumise au fouet. Mais elle s’entêta, et le bourreau, saisissant un bâton se mit à la frapper de toutes ses forces comme sur un âne. L’ayant jetée à terre il la foulait aux pieds, sans pourtant réussir à vaincre sa résistance et sa révolte. Rendant les coups, crachant, tirant la langue, elle poussait à bout son bourreau. Difficilement maîtrisée enfin, elle s’abandonna à une fureur atroce, lorsqu’elle se retrouva ligotée, mugissant comme un boeuf, se déchirant elle-même à coups de dents, se frappant la tête contre la terre et les murs, se jetant à terre sur la tête à plusieurs reprises, du haut de l’escabeau sur lequel elle avait été liée, et cherchant par tous les moyens à se tuer. Ensuite elle s’en prit à sa maîtresse, la couvrit des pires accusations et lança des injures absolument infâmes contre le consul lui-même. Elle était tellement égarée par la colère qu’elle en blasphémait Dieu et en bénissait Mahomet : elle criait qu’elle allait se faire musulmane, ce qu’elle aurait fait si elle n’avait été liée de tous ses membres ; puis, en fin de comptes, elle resta prostrée comme morte des heures durant, jusqu’à ce que sa crise se fût calmée. Un homme devenu esclave en arrive à de telles souffrances qu’il perd le goût de vivre et cherche la mort par tous les moyens. Dans ce fontique des Tartares nous nous trouvâmes donc frappés d’une grande compassion pour tous ces malheureux offerts à l’achat.
Outre les fontiques ci-dessus nommés, il en existe, croit-on, plusieurs autres dans lesquels nous n’avons pas été.
À propos d’un lieu honteux et comment nous y parvînmes. Un lupanar à Alexandrie
Ayant poursuivi notre chemin, nous parvînmes en un lieu, partout infâme, que sans violer l’honnêteté je ne peux nommer ; mais l’injustice et la honte faites au nom du Christ, ainsi que la dérision envers la foi catholique et l’opprobre pour les fidèles, m’obligent à en parler clairement, bien qu’avec pitié et en faisant appel à la pieuse interprétation des lecteurs. Nous parvînmes, dis-je, en suivant une des rues publiques de la cité, jusqu’à un lieu où, devant la porte de la maison, étaient assises des femmes fort belles, parées de tous les ornements de la luxure, et qui étaient – ô misère – toutes chrétiennes ! courtisanes attrayantes, prostituées par les plus abominables des entremetteurs chrétiens, exposées publiquement au choix de tous, Juifs, Samaritains, Sarrasins, Mamelouks, Tartares et chrétiens éhontés. Ces pauvrettes étaient en effet de terres chrétiennes, certaines de France, d’autres d’Espagne, de Calabre, d’Italie, d’autres et c’était la majorité étaient de Catalogne, d’autres de Gênes, de Padoue, de Trévise et de Venise, filles sans aucun doute de bonne souche, séduites par leurs intempérances, et menées ainsi jusqu’à la gueule de l’enfer. Du fait même, en effet, qu’elles se mêlent avec des infidèles elles sont excommuniées par le canon 28,9,1. si quis etc. C’est pourquoi, pour éviter cet embarras et l’abus d’unions si dépravées, il a été statué que dans les régions chrétiennes, les Juifs doivent porter un insigne distinctif, pour éviter à une femme publique d’accueillir un Juif, pensant qu’il s’agit d’un Chrétien. Ce décret a été, récemment encore renouvelé durant le dernier Synode de Mayence, sous la présidence du Cardinal de St. Pierre aux liens, maître Nicolas de Cues et confirmé par de lourdes peines. Selon les lois, les entremetteurs qui prostituent des femmes avec des fidèles, et en reçoivent un salaire, sont passibles de la peine de mort. De quelle peine sont donc passibles ces archi-entremetteurs qui prostituent des filles de Chrétiens avec des infidèles pour en retirer un gain ? Que le sage en juge ! Nous savons aussi, par la loi, que le mariage en diversité de religions est prohibé et interdit (Exod. 34, Deut. E, et dans le Canon cité plus haut au chap. Des Juifs, etc. (Prends garde, chrétien !) Si donc un chrétien pèche gravement en abandonnant sa fille en mariage à un Juif ou à un Sarrasin, combien pèche plus gravement celui qui livre la fille d’un autre à tous, pour en recevoir le salaire de la prostitution ?
Ce scandale, à aucun prix, pour aucune raison, ni les Juifs, ni les Sarrasins ne l’accepteraient à savoir qu’une Juive ou une Sarrasine soit offerte à des chrétiens. Bien plus, ils observent encore aujourd’hui cette loi du Lévitique 19 qui dit : « Ne prostitue pas ta fille ; ainsi le pays ne sera pas contaminé et rendu tout entier incestueux ». Ils ne supportent pas, à propos de leurs filles, que l’une d’entre elles devienne courtisane, observant en cela Deut. 23 « Il n’y aura pas de prostituée parmi les filles d’Israël, ni de prostituée parmi les fils d’Israël ». Et pour cette raison, il semble que ce qui est mentionné au ch. 16 d’Ezéchiel, s’applique à l’Eglise, ou plutôt aux enfants perdus de cette Eglise, lorsqu’en plusieurs autres choses, il dit : « Tu t’es bâti une maison de débauche, tu t’es fait une maison de prostitution sur toutes les places publiques, tu as souillé ta beauté, tu as forniqué avec les fils des Égyptiens ». Ces places publiques, ce sont les villes païennes, qui n’ont personne dans les lieux de prostitution, si ce n’est des Chrétiennes. J’ai entendu dire en effet, qu’au Caire il existe un vaste lupanar, plein de Chrétiennes, de même à Damas, à Beyrouth et à Tripoli, comme à Alexandrie et à Constantinople. Cela défigure de façon absolument épouvantable toute la grâce de l’Église ; les hommes exposés à la vente au marché sont en quelque sorte infiniment préférables à ces pauvrettes prostituées, au prix où elles le sont. Aucune d’entre elles en effet ne peut être introduite dans la ville sans payer 30 ducats, comptant, dès la porte ; et de même, aucune d’entre elles ne peut ensuite ressortir sans avoir à payer de nouveau la même somme. Il faut donc que la malheureuse gagne d’abord, à ce métier abominable, 85 florins uniquement pour payer son droit de péage, sans compter ses propres dépenses et son entremetteur qui, lui aussi, se nourrit du salaire de la prostitution en vue duquel il l’a débauchée.
Les Sarrasins sur ce point valent donc mieux que les Chrétiens car les lupanars dans leurs villes ne sont pas alimentés par leurs filles. Il est vrai aussi que sur ce même point ils sont bien pires vu qu’ils possèdent des maisons spéciales pour éphèbes, d’une intolérable impureté, et qu’ils vont jusqu’à entrer par-ci, par-là, dans des étables à bestiaux, de par la permission de Mahomet.
Pour en revenir à notre sujet, nous n’étions pas venus exprès à cette maison ci-dessus évoquée ; ce n’est que chemin faisant que nous l’avions aperçue. En nous voyant, quelques filles se mirent à rougir, d’autres pleuraient, d’autres nous priaient de les enlever de là et nous expliquaient leur misère, d’autres étaient tout heureuses disant qu’elles allaient s’en retourner avec nous, d’autres nous suppliaient de prier Dieu pour elles. Ayant donc échangé avec elles quelques brefs propos dans la rue même, nous poursuivîmes notre chemin vers d’autres buts.
Troisième visite au port d’Alexandrie
Après avoir visité lieux et fontiques à l’intérieur de la ville, nous poursuivîmes jusqu’à l’extérieur et nous aperçûmes au bord de la mer, des commerçants autour des navires. En passant la porte, les gardiens nous fouillèrent à nouveau, comme ils l’avaient déjà fait plusieurs fois auparavant, puis nous ayant laissés, nous arrivâmes jusqu’à la mer. Nous y trouvâmes une grande agitation. De nouveau, en effet, des navires venaient d’arriver ; on chargeait d’autres navires de sacs de marchandises, et le rivage était couvert de sacs.
Bien que tous les sacs eussent déjà été remplis de leurs marchandises au fontique et pesés en présence des fonctionnaires sarrasins, puis fouillés sous la porte de la ville, une dernière fois cependant, au moment même de les monter à bord des navires, on vidait encore à terre tout ce qui se trouvait dans les sacs, pour vérifier ce qui avait été apporté. Là, tout autour, il y avait donc grand travail, et de plus, beaucoup de gens qui accouraient. Ils font en effet les sacs très grands, cinq pieds de large et quinze ou plus de long, et, tandis qu’on les vide, une multitude de pauvres, de femmes, d’enfants, d’Arabes et d’Africains accourent et s’emparent de tout ce qu’ils réussissent à voler. Ils cherchent sur le sable des gingembres, des clous de girofle, de la cannelle et des moscatelles et ils vendent à bon marché sous la porte, ce qu’ils ont trouvé.
C’est pourquoi certains marchands les suivent, et leur rachètent ce qu’ils ont volé ou trouvé. J’ai vu parfois plus de cinq cents de ces mendiants ou voleurs accourir ici pour chercher et voler des marchandises ; c’est pourquoi quand ils commencent à se montrer trop importuns, certains marchands ont à leur service un Mamelouk qui, à grands cris, se met à frapper les pauvres de son bâton et à les écarter à grands coups des tas de marchandises, courant après eux au loin, et frappant sans pitié, indifféremment, vieux, femmes enceintes et enfants, leur tapant dessus comme sur des bêtes, inattentif aux cris, aux gémissements et aux lamentations dont le ciel est rempli. J’ai souvent assisté à de telles cruautés. À côté des sacs, outre ceux qui travaillent, il y a également de nombreux gardiens qui surveillent les mains de tous ceux qui sont là à l’entour. Une fois les marchandises passées à la fouille on les remet dans les sacs et on les charge sur des barques qui les emportent jusqu’aux galées. Comme nous avions un certain temps devant nous, nous fîmes venir une barque et naviguâmes jusqu’à la flotte pour y voir les galées sur lesquelles nous devions revenir jusqu’à notre pays. Ayant vu les galées nous revînmes à la rame jusqu’au rivage. Entrés en ville nous fûmes à nouveau fouillés sous la porte. Sous la porte intérieure se tenait un Soqui, prêtre sarrasin, hurlant et criant pour inviter le peuple à la prière du soir. Nous rentrâmes donc dans notre maison pour nous reposer.
Arrivée des navires pour la traversée
Le trente Octobre : Nos navires sont arrivés
Le 30, à l’aurore, nous entendîmes du bruit du côté de la mer et nous comprîmes que quelques navires étaient arrivés. Nous espérions que ce serait les navires que les Vénitiens disaient attendre, et avant l’arrivée desquels ils ne pourraient partir, et nous-mêmes ne pouvions établir un accord avec eux. Aussitôt donc que la messe fut finie, nous gagnâmes la mer. Comme nous l’espérions, nous découvrîmes que les navires attendus étaient arrivés en provenance de bases africaines. Revenus à la maison, nous eûmes donc durant le déjeuner une conversation avec le consul. Comment nous convenait-il d’établir le contact avec les patrons des navires ? Nous convenait-il mieux de demeurer tous ensemble sur un même navire, ou bien sur trois navires, répartis selon nos trois groupes ? Ce à quoi le consul nous répondit que nous ne pourrions jamais être tous ensemble sur une même galée, à cause de la quantité de marchandises dont se trouverait chargé n’importe quel navire, et que nous ne pourrions que difficilement trouver place sur trois galées. Il nous conseilla de nous mettre en quête, chacun, de son propre navire, et d’établir le meilleur contrat possible, car nous aurions à faire face à des patrons très durs pour le contrat.
Choix d’une galée
Le déjeuner fini, nous allâmes donc au fontique des Vénitiens et discutâmes avec les patrons des galées de notre traversée, du prix et du coût de la navigation ; mais nous les trouvâmes âpres au gain, abusifs dans leurs exigences sur le prix de la navigation plus que les Sarrasins ou les Arabes. Certains demandaient en effet de chaque pèlerin cinquante ducats. Et comme nous nous montrions réticents à accepter un tel prix, un autre patron nous déclara de façon arrogante que pour sa part il n’accepterait pas moins de cent ducats par homme. Il se moquait ainsi de nous et nous humiliait. Cependant, malgré cette exigence abusive, les Seigneurs du premier groupe firent contrat avec Maître Sébastien Contarini, patron d’une galée de la flotte principale, sur laquelle le Consul d’Alexandrie avec son fils et le capitaine de la flotte voulaient accomplir la traversée, ainsi qu’un grand nombre de nobles citoyens vénitiens. L’accord fut dur à cause de l’énormité du prix du passage, et pourtant ils le conclurent en raison de Maître Johan comte de Solms qui était gravement malade et réclamait inlassablement à grands cris qu’on le transportât sur une galée, sur laquelle il estimait qu’il retrouverait sa santé. Les Seigneurs des deux autres groupes étaient assez mécontents de la conclusion de cette convention, car ils craignaient de se trouver eux aussi obligés de donner un prix aussi fort.
Cependant, l’accord une fois conclu, Maître Bernhard de Braitenbach, doyen de l’église de Mayence, voulut se rendre sur la galée avec laquelle nous avions pris engagement pour y préparer une place pour Maître, le Comte, qui était souffrant, et il me demanda de l’accompagner. Nous fîmes donc rames tous deux jusqu’à la galée, examinâmes l’endroit propre à son séjour et le préparâmes. Cette galée me plut énormément. Il me semblait n’en avoir jamais vu de plus belle. Elle était neuve, de grande dimension, très bien meublée et aménagée ; les servants y étaient aimables, et le capitaine de la flotte qui y résidait, était un homme sage et bon. En voyant cela j’en vins à soupirer ardemment de prendre, moi aussi, place sur cette halée avec les Messieurs du premier groupe, et j’exposai mon désir à Maître Bernhard, tout en me lamentant sur l’incapacité où je me trouvais de pouvoir faire face à la dépense. Cet homme vénérable me consola avec bonté, tant pour mon désir que pour mon incapacité à payer. Une fois sortis de la galée, il me conduisit à grands pas jusqu’au fontique des Vénitiens, auprès de Maître Sébastien, le patron de sa galée, et, intercédant en ma faveur, comme pour un pauvre, il finit par obtenir que je puisse accomplir la traversée sur cette galée ; en plus de cela, il sortit douze ducats qu’il me donna pour couvrir mes dépenses, me demandant de prier Dieu pour lui et pour les siens et de m’employer sur le bateau à consoler maître le Comte, malade, et de prendre en charge ses besoins spirituels. Le premier groupe en effet n’avait pas de prêtre. Cette grande bonté à mon égard, alors que j’étais dans la gêne et le besoin, c’est cet homme vénérable et bon qui en fit montre, en sa libéralité et magnificence, le noble Maître Bernhard de Braitenbach, alors camérier de l’église métropole de Mayence, depuis lors doyen très digne de cette même église, et pour lequel je prie Dieu, l’implorant qu’Il daigne lui rendre son bienfait ici-bas et dans la vie future.
Pourvu d’une place sur la galée, je rentrai donc tout joyeux à la maison rejoindre mes compagnons qui, lorsqu’ils apprirent que j’allai me séparer d’eux, manifestèrent évidemment leur tristesse, mais, ayant entendu de ma bouche le soutien qui m’avait été alloué, ils ne purent que me congratuler. Et à l’heure même je sortis de nouveau en compagnie de Maître Johan, l’archidiacre de Transylvanie, afin de pourvoir également pour lui à sa traversée. Nous nous entretînmes avec Maître Sébastien Contarini, qui l’accepta sur sa galée, comme il l’avait fait pour moi, ce dont je fus très content, car depuis Venise jusqu’à ce moment nous avions toujours été des inséparables. Même pour le groupe de pèlerins de Sainte Catherine, il ne s’y était joint que poussé et encouragé par moi, comme on le voit à la 1re Partie, folio 221 b.
Par la suite, les autres pèlerins pourvurent également à leur traversée, et nous nous trouvâmes répartis entre quatre navires. Huit pèlerins prirent place sur la galée de Maître Sébastien Contarini : tous les compagnons du premier groupe et moi-même avec Maître Johan du troisième groupe ; les quatre autres du troisième groupe prirent place sur la galée de Maître Bernardin Contarini. Les deux frères mineurs, le Père Paul et le frère Thomas furent reçus sur la galée de Maître Marc de Jordan ; les pèlerins du second groupe prirent place sur la galée de Maître André de Jordan. Toute cette répartition ne s’opéra pas sans grandes discussions et querelles, dont il est inutile de faire mention. Il s’avérera à l’usage que personne ne fut mieux pourvu que les huit premiers ; les autres eurent beaucoup à souffrir, comme la suite le prouvera.
Installation des pèlerins sur les navires, et comment je fis achat de rameaux de palmes à mes risques et périls
Le trente-et-un Octobre
Le trente et unième et dernier jour du mois d’Octobre, vigile de la Toussaint, les messes célébrées, nous commençâmes à prendre nos dispositions pour nous transférer sur les navires. Nous fîmes achat de tout ce que nous savions devoir nous être nécessaire pour la traversée de mer. Ce même jour je fis achat de rameaux de palmiers, plus de soixante, en vue du jour des palmes. Ce ne fut qu’à grand péril que j’en fis l’achat, à grand souci que je leur fis passer la mer, et à grandes dépenses et peines que je parvins à les faire transporter jusqu’au territoire d’Ulm. Pourquoi leur acquisition fut si périlleuse, en voici la raison ! Je passais par le marché et je vis de nombreuses corbeilles tressées avec des feuilles et des tiges de palmiers, mais ne pus trouver aucun rameau. Je demandai donc par signes à un fabricant de paniers s’il avait chez lui des rameaux de palmiers. Il me comprit, et se levant de la porte de sa boutique et quittant son négoce, il me conduisit tout au long d’une ruelle. Je commençai alors à me demander avec crainte si ce Sarrasin ne tentait pas d’abuser de moi, lui fis signe que je voulais revenir sur mes pas, et m’éloignai de lui. L’homme voyant cela, se montra tout troublé et affligé, me tenant tout un long discours en langue sarrasine à laquelle je ne comprenais rien, et levant les yeux au ciel comme s’il prenait Dieu à témoin par serment de ce que j’étais avec lui en toute sécurité ; puis il me prit par le bras m’entraînant et me tenant de façon à m’empêcher de fuir. Après un long parcours de ruelles nous parvînmes chez lui. C’était une maison belle et grande ; pavée de carreaux de marbre poli, et aux murs revêtus de marbre. J’admirai qu’un vendeur de paniers pût posséder un tel palais. Il me fit alors monter jusqu’à l’étage supérieur de la maison, dans une vaste chambre qui était pleine de rameaux de palmiers, et il me laissa libre de choisir ceux qui me plaisaient. Je fis donc le choix que je voulus et lui en payai le prix, tandis que ses femmes se tenaient dans l’embrasure de la pièce voisine, cachées derrière une courtine, et regardaient en cachette. Ayant lié les palmes je les chargeai sur mes épaules et descendis. Le Sarrasin voulait venir avec moi par déférence, mais je refusai croyant connaître mon chemin. Je circulais alors longtemps, entrais par cette rue, sortais par cette autre, et me perdis tant et si bien que j’ignorai bientôt totalement de quel côté j’aurais dû me diriger ; et de plus, ce coin de la ville n’était pas très fréquenté. Je rencontrai finalement un jeune Sarrasin auquel je ne pus dire que : « Ô Sarrasin, le fontique Catalan ! ». Le jeune homme comprit cependant aussitôt que je m’étais perdu et que je cherchais le fontique des Catalans. Il se saisit de la partie avant de mon scapulaire et me conduisit ainsi à grands cris, chants et rires à travers les rues jusqu’au susdit fontique. J’eus à supporter bien des moqueries tout au long du chemin, mais ni désagrément ni coup, et en fait je n’en avais cure, étant trop heureux et reconnaissant de me trouver ainsi reconduit. C’est ainsi que je portai ces rameaux jusqu’à notre chambre. Je me fis confectionner une corbeille à leur taille, et c’est ainsi que j’eus de nombreux soucis et peines avec eux, plus, peut-être même, que ceux qu’aurait pu avoir un commerçant avec des marchandises précieuses qu’il aurait eu à transporter jusqu’à terre par voie maritime. C’est avec cette histoire que s’achève le septième traité de toute notre pérégrination. Avant d’entreprendre le huitième, je décrirai Alexandrie et toute l’Égypte.
La trace de la ville d’Alexandrie depuis l’antiquité et ce qu’il en est maintenant dans les temps présents. La fondation d’Alexandrie par Alexandre le Grand
Ce qu’est aujourd’hui la ville d’Alexandrie est assez clair par ce qui précède, mais autrefois c’était la plus grande ville de l’Egypte. En trois cent vingt avant Jésus-Christ, elle avait été construite par Alexandre le Grand, le Macédonien, en un laps de temps de dix-sept jours ; elle avait été fondée avec des murailles de six mille pieds, dont le dessin avait la forme d’une chlamyde ; les flancs qui s’étendaient en largeur pour l’entourer avaient une largeur d’environ trente stades. Elle était tout entière coupée de rues par lesquelles on pouvait circuler à cheval ou en char, et de deux voies plus larges qui s’étendaient sur plus d’un arpent et qui se coupaient l’une l’autre par le milieu, à angle droit. Elle était protégée de tous côtés, comme le dit Josèphe, par un désert infranchissable, une mer sans port d’attache possible, par des fleuves, et par des marais touffus. Il est vrai qu’avant Alexandre le Grand, il existait là, sur ce même lieu, une autre ville, appelée Noo, comme le mentionne St. Jérôme dans sa Vie et mort de Ste. Paula. Alexandre l’abattit et en reconstruisit une autre nouvelle, magnifique qui possédait de nombreux palais couvrant une grande partie de la ville. Chacun de ses rois la décorait en effet à sa guise de quelque nouvel ornement monumental et les nobles l’embellissaient d’autres édifices remarquables. C’est dans l’un de ces monuments merveilleux que fut déposé le corps d’Alexandre le Grand dans une nacelle d’or que par la suite un roi de Syrie déroba. Des admirables temples consacrés aux idoles qui y avaient été construits, nous traiterons par la suite dans la description de l’Égypte, mais l’on peut déjà cependant en prendre connaissance dans l’histoire ecclésiastique au Livre II c. 31 et suivants.
Situation géographique de la ville d’Alexandrie et son alimentation en eau
Cette ville est la métropole de toute l’Égypte, sise dans la région qui regarde la Libye dans la direction de l’Afrique, à la limite de la culture du sol, au point qu’au-delà des fortifications de la ville, du côté du coucher du soleil, s’étend à l’infini un immense désert. Elle n’est pas très éloignée non plus de l’embouchure du Nil, au point qu’à l’époque de la crue habituelle une partie du fleuve s’écoule en ville, ce qui permet à ses habitants de conserver le passage des eaux dans de vastes citernes, et des réservoirs souterrains durant toute l’année, pour leur usage. Toutes les superstructures de la ville reposent en effet sur des voûtes et des arcades profondément enfoncées dans le sol ; et c’est à travers ces passages souterrains que s’écoule l’eau du Nil. Ils n’ont pas d’autre eau potable, et pour ceux qui n’y sont pas habitués, elle est malsaine et donne des fièvres ; presque tous les galiotes de la flotte furent en effet atteints de fièvre à cause de l’eau qu’ils buvaient sans mesure durant les grosses chaleurs.
Les deux ports d’Alexandrie et son phare
Cette ville est admirablement située pour tout ce qui a trait au commerce. Elle a deux ports distincts, séparés par une étroite langue de terre, au bout de laquelle se dresse une tour d’une hauteur extraordinaire. On raconte qu’elle fut édifiée par Jules César, et les gens la nomment Fareglan, comme d’ailleurs l’ensemble du port y compris la langue de terre et les édifices qui s’y trouvent.
Le port le plus ancien (le premier port) est destiné à l’attache des navires des Chrétiens. Le second pour les navires des infidèles. La langue qui sépare les deux ports l’un de l’autre supporte un double mur bien construit avec seize tours, et à la pointe, ou au bout de la langue vers la haute mer se dresse la tour de César, tel un château et une place forte, qu’un des récents Sultans a agrandi et restauré de façon admirable convaincu par un renégat chrétien que l’on dit avoir été originaire de Oppenheim, et qui fut l’architecte de cet ouvrage. L’ouvrage terminé il disparut secrètement et réintégra le sein de l’Église. Certains estiment que Jules (César) aurait fondé cette tour en mer, à l’endroit où une table du soleil, en or, de toute beauté aurait été découverte par des pêcheurs. Jérôme en fait mention dans son Épître à Paulin, vers la fin du 1er chapitre et Valérius Maximus, au Livre IV. Des pêcheurs tirant en effet une drague en mer, un quidam passant sur le rivage acheta le lancé. Le filet retiré, ils en sortirent une table d’or de grand poids. Une controverse s’éleva alors entre les pêcheurs et celui qui avait acheté le lancé du filet ; ceux-ci déclarant n’avoir vendu que ce qu’ils avaient capturé de poissons, l’autre affirmant avoir acheté, guidé par la fortune. Étant donné la situation, vu la nouveauté du cas et l’importance de la valeur pécuniaire en jeu, l’affaire fut portée à la connaissance de tout le peuple de la ville, et l’on décida de consulter l’Apollon de Delphes pour savoir à qui la table devrait être adjugée. Celui-ci répondit qu’elle devrait être donnée à celui dont la sagesse l’emporterait sur tous les autres. Ils l’envoyèrent donc au sage de Milet qui ne se considérant pas plus digne qu’un autre l’envoya à Bias. Bias à Pittacus ; celui-ci sans désemparer, à un autre, et ainsi de suite à chacun des sept sages de la planète jusqu’à ce qu’elle parvînt en dernier lieu à Solon qui jouissait de la réputation de la plus grande sagesse. Et celui-ci envoya cette table au temple d’Apollon. D’autres auteurs prétendent que cette même table aurait été trouvée dans une autre région de la mer, dans l’île de Choa, dont au folio 155 voyez de medicis.
Cette tour que les Sarrasins nomment maintenant Fareglan, les anciens la nommaient Pharum ou Farum ce qui se prononce de la même façon, soit en grec Pharos ce qui signifie la même chose. C’est la plus haute tour à Alexandrie, et c’était une des sept merveilles du monde. Elle se dressait en effet sur quatre grands crabes de verre qui reposaient sur le fond à vingt pieds sous l’eau de la mer, et sur lesquels elle avait été construite, édifiée en énormes blocs de pierre, jusqu’en haut. À son sommet un feu ardent brillait toujours, qui, brillant au loin sur la mer, indiquait le port aux navigateurs durant la nuit, comme le mentionne le Catholicum sous la rubrique Pharos, à la lette F. Tous les savants du monde admiraient cet ouvrage, se demandant comment de si grands crabes avaient pu être fabriqués en verre, comment on avait pu les transporter sans les briser, comment les fondations posées par-dessus n’avaient pas glissé, comment le ciment avait pu prendre sous l’eau, et comment une telle masse ne pulvérisait pas le verre. C’est à cause de cette tour Pharos que les rois d’Égypte ont été appelés Pharaons ; bien plus, toute l’Égypte, à cause d’elle est parfois appelée Pharaon. La tour s’étant effondrée avec le cours du temps, lorsque Jules vint à Alexandrie contre Pompée et qu’il l’eut décapité, il édifia celle qui se dresse aujourd’hui, en la faisant construire sur le même emplacement, en sorte qu’il y ait deux ports de mer. Ces deux ports de mer sont toujours pleins de navires en provenance de l’Orient et de l’Occident, car Alexandrie reçoit des régions supérieures de l’Égypte, par la vallée du Nil, toutes sortes d’aliments en abondance, et la richesse lui est apportée des régions au-delà de la mer par la navigation.
Le commerce à Alexandrie
De toutes parts, de l’Inde, de Saba, de l’Arabie et de l’Ethiopie, de la Perse, de la Médie, et des contrées avoisinantes, toutes espèces d’aromates, de pierres précieuses, de joyaux, de richesses de l’Orient et de marchandises exotiques dont notre monde manque, sont transportées à travers la mer Rouge. C’est la route de ces nations vers chez nous. Elles sont transportées jusqu’à cette ville des régions méridionales de l’Égypte nommée Ardech, ou Thor et qui est située sur la rive même de cette mer. De là, par chameaux elles sont acheminées jusqu’au Nil et descendues par le fleuve jusqu’à Alexandrie. C’est ainsi donc qu’a lieu à cet endroit une telle affluence de peuples, Orientaux et Occidentaux, et que cette même ville est un marché ouvert pour les deux mondes. Les marchands se sont en effet divisés le monde de la façon suivante : tous les Occidentaux des régions transalpines, depuis l’océan britannique et au-delà viennent faire leur négoce en Italie, jusqu’à l’entrée de la mer Méditerranée, Gênes, Venise et autres lieux, mais ne poussent pas plus loin. Les Italiens, quant à eux, se sont saisis de la mer Méditerranée et font leur négoce à travers ses îles, jusqu’à Constantinople et les autres contrées maritimes de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, jusque de l’autre côté de la mer sans oser s’aventurer plus loin pour y faire commerce ; les ports lointains les plus souvent cités sont Beyrouth, Tripoli et Alexandrie. Quant aux Grecs, Cappadociens, Arméniens, Syriens, Palestiniens, Arabes et Égyptiens et Libyens, ils font négoce sur les rivages de la mer, à travers leurs vastes contrées jusqu’à Ardech, ou Thor, au pied du Mont Sinaï ; c’est là qu’ils prennent aux Indiens les épices aromatiques, de là qu’ils les transportent vers leurs pays, et les Égyptiens en gorgent Alexandrie. Quant aux Indiens, nous ignorons de quelles étendues de terre ils jouissent pour leur négoce. Nous savons cependant que tous les ports de mer s’enrichissent de leurs marchandises, et que les Indiens occupent la limite de la terre habitable du côté de l’Orient. Des esclaves qu’un Sultan avait en effet envoyé pour explorer les origines du Nil, cheminèrent durant trois ans jusqu’au-delà de l’Inde et déclarèrent en revenant, qu’au-delà de l’Inde il n’y avait aucune population, rien qu’une terre inhabitée, où l’ardeur du soleil était telle qu’ils n’avaient pas pu la supporter et n’avaient pu réussir à aller au-delà de la vallée du Nil à cause de la chaleur brûlante. Les navires en provenance de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe mouillent donc à ce port d’Alexandrie, mais les navires de l’océan Indien ne peuvent y parvenir comme on l’a expliqué plus haut au folio 61.
Les fortifications de la ville d’Alexandrie
C’est à cause de cette arrivée quotidienne de navires que la ville est protégée de murailles formidables, de tours et de postes de garde. À l’intérieur de la ville elle-même il y a deux hautes collines formées d’un amoncellement de terre, non par la nature mais accumulée artificiellement par l’industrie et le travail humains. Sur chaque colline se dresse une haute tour fortifiée, du haut desquelles on peut observer de loin sur la mer l’approche des navires. Dès qu’un navire est aperçu, un signal est donné par les gardes des murailles, afin d’en avertir le capitaine ou l’Amiral, préfet de la ville. Celui-ci prévenu de l’arrivée d’un ou de plusieurs navires, donne l’ordre d’apprêter une barque rapide et d’enfermer à fond de cale quatre ou cinq pigeons de son pigeonnier. Ceux qui partent en mission de reconnaissance les emportent avec eux dans la barque, et ils s’élancent au-devant des navires en approche ; ils décrivent ce dont il s’agit et renvoient les pigeons à leur maître avec un billet. Le préfet prend alors ses dispositions selon le contenu de la nouvelle reçue, ou bien il reste tranquille ou bien il s’agite, et envoie d’autres bateaux si les navires aperçus sont armés. À propos de ces pigeons-voyageurs, voyez plus haut au folio 85 a. En aucune région de ses terres ou de son royaume le Sultan ne possède une garde égale à celle d’Alexandrie. Plus qu’ailleurs en effet ils y craignent l’invasion des Chrétiens, et c’est pourquoi généralement le préfet d’Alexandrie est un homme de guerre avisé, à qui revient, selon le cours normal des choses, le sultanat après la mort du roi.
Cette ville a connu de nombreuses batailles importantes. Les Romains la ruinèrent autrefois, mais l’empereur Trajan la reconstruisit. L’an du Seigneur 1230, Pierre, frère du roi de Chypre, de nationalité française, ayant armé une flotte, l’attaqua avec les Catalans et les Francs, la démembra, y mit le feu, et en emporta un très riche butin. Elle ne s’en remit pas par la suite, et c’est pourquoi elle n’est aujourd’hui qu’une cité désolée ; chaque jour les maisons s’y écroulent les unes après les autres, et ce ne sont que de misérables ruines à l’intérieur de fortifications imposantes, la population y est peu nombreuse. À part les mosquées, les maisons des Mamelouks et des dirigeants, et les fontiques des commerçants, elle est à peu près déserte, et des maisons encore debout demeurent même sans habitants.
L’histoire religieuse d’Alexandrie
Cette cité, depuis le temps de St. Marc, l’évangéliste qui y fut le premier évêque, jusqu’à l’époque où les Sarrasins s’en emparèrent, fut un gouffre d’homme saints, remarquables par leur savoir et leurs vertus dont il faudra dire quelque chose par la suite. Elle fut pour ainsi dire l’origine de la religion, mais elle fut aussi l’origine de la désolation pour la foi. Au temps de Mahomet en effet, des troubles éclatèrent à Alexandrie entre la population et des commerçants grecs, et la population d’Alexandrie, contre eux, fit appel à l’aide de Mahomet. Celui-ci les délivra des Grecs, les soumit à son autorité, et fit disparaître la foi au Christ. Le Patriarche d’Alexandrie, Dioscore, fut en effet le premier chef de l’Eglise à s’accorder avec Mahomet et à se soumettre à sa loi ; entraînant ainsi à leur perte son Patriarcat et toute l’Égypte, et la contamination des autres parties du monde. Il y aurait à ce sujet un long traité à écrire pour celui que la chose tenterait. Cela suffit pour Alexandrie. »


272 On peut également se référer à une édition plus récente : Félix Fabri, Les errances de Frère Félix, pèlerin en Terre Sainte, en Arabie et en Égypte (1480-1483), Montpellier, 2000-2006.

273 Fabri, F., Voyage en Égypte de Félix Fabri, 1483, par J. Masson, Ifao, Le Caire, 1975, p. [I]-[V].

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​​​​​Voyageurs à Alexandrie VIe-XVIIIe siècles
Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

HANS WERLI VON ZIMBER (du 23 octobre au 14 novembre 1483)

Zimber, H. W. von, « Hans Werli von Zimber », dans S. Feyerabend (éd.), Reyszbuch desz heyligen Lands, Francfort-sur-le-Main, 1584.

Le texte qui suit est une version abrégée du récit de Félix Fabri (1483).

p. 177-180 bis :

« Le chemin bifurqua vers la droite et nous passâmes au pied de collines verdoyantes. Sur notre gauche s’étendait une vaste plaine. Elle est recouverte d’eau quand le Nil déborde et quand il se retire, il laisse une couche de sel. C’est pourquoi on aurait dit qu’il avait neigé car elle en était toute blanche. C’est un sel de bonne qualité que l’on emploie dans tout le pays. Là, nous vîmes aussi beaucoup de vieux murs, comme si c’était une ville détruite. Alexandrie était si grande qu’elle venait jusque-là.
Comment les pèlerins arrivèrent à Alexandrie
Quittant la plaine de sel, nous arrivâmes devant une montagne où il y avait beaucoup de jardins et d’arbres.
Un chemin creux la traversait, nous le prîmes jusqu’à une colline sur laquelle nous montâmes. Alors nous aperçûmes la noble ville d’Alexandrie entourée d’un côté par la grande mer et de l’autre par de magnifiques vergers où poussent tant de palmiers que l’on croirait une épaisse forêt de sapins. La campagne autour d’Alexandrie est très fertile et l’on y trouve tous les produits qui existent au monde. Comme nous approchions de la ville, les chameliers nous firent descendre des chameaux et des ânes en nous disant que d’habitude les Chrétiens n’entraient pas dans la ville sur leur monture. Nous arrivâmes à une porte que les païens fermèrent devant nous en nous montrant le fossé qui faisait le tour jusqu’à une autre porte. Nous le contournâmes donc, poursuivis par les enfants qui nous jetaient des pierres ; comme ils avaient des frondes, ils pouvaient lancer fort et loin. En outre, derrière les créneaux, des païens nous injuriaient en nous jetant des pierres. Nulle part nous ne fûmes aussi mal accueillis qu’à Alexandrie.
Après avoir fait un grand tour, nous nous trouvâmes devant une porte magnifique où se tenait un païen avec un mousquet ; avant d’entrer, nous dûmes lui payer la douane pour les chameaux et les ânes. Il n’exigea rien pour nous car cela devait être fait plus tard. Une fois la douane payée, nous passâmes par une grande et solide porte pourvue de battants de fer, de hautes tours et d’échauguettes. Nous nous engageâmes dans un tournant entre de hauts murs pour arriver devant une autre grande porte de fer qui ouvrait sur la ville ; elle était gardée par des Sarrasins armés d’arcs et de mousquets, qui nous repoussèrent. Ils firent s’agenouiller les chameaux entre les deux portes, jetèrent à terre toutes nos affaires, chassèrent les chameaux et les ânes par la première porte qu’ils verrouillèrent soigneusement. Ensuite ils repartirent sous l’autre porte vers la ville et nous enfermèrent avec nos affaires entre les deux portes en nous disant que nous devions rester là jusqu’au lendemain pour nous fouiller et nous taxer car le soleil allait se coucher et on ne pouvait pas s’occuper de nous le soir. D’une pierre, nous frappâmes la porte, en nous plaignant que nous (p. 177 bis) n’avions pas mangé depuis longtemps. Nous demandâmes aux païens de nous donner de l’eau et du pain que nous paierons le double. Alors l’un d’eux nous apporta une corbeille avec des dattes fraîches et du pain chaud du four ainsi que de l’eau. Nous lui donnâmes l’argent et nous mangeâmes ces vivres ainsi que ce que nous avions dans nos sacs. Nous nous sentions bien et tranquilles dans notre prison car personne ne pouvait venir nous y importuner. Les pèlerins qui n’arrivaient pas à dormir entre les fortifications montèrent au clair de lune sur les murailles extérieures, sur les échauguettes et les donjons. Ils furent émerveillés par les hautes tours, les murailles épaisses et les larges fossés.
Le vingt-quatrième jour d’octobre, à l’aube, nous rassemblâmes nos affaires, nous cachâmes les objets précieux et l’argent là où nous étions sûrs qu’ils n’iraient pas les chercher et nous fermâmes bien nos sacs et nos paniers. Les pèlerins, qui avaient beaucoup d’objets de valeur et d’argent, imaginèrent une foule de choses. Certains les cachèrent dans les cruches, d’autres dans le pain, d’autres les cousirent dans leurs vêtements. Je n’avais pas ces soucis car ma bourse était vide. Quelques-uns avaient des gobelets plein de baume, ils les enfouirent dans les pots de graisse. Comme nous arrangions ainsi nos affaires, le trucheman Ali nous dit qu’il serait préférable d’ouvrir les sacs et les paniers, et, de tout étaler quand ces messieurs de la douane arriveraient. Tout devait être ouvert car s’ils voyaient un sac bien fermé, ils le fouilleraient d’autant plus. Donc nous ouvrîmes et nous étalâmes tout. Lorsque le soleil fut levé, les païens arrivèrent, ouvrirent les deux portes et laissèrent entrer de nombreux chameaux chargés d’épices qui avaient attendu devant la porte extérieure. Ils fouillèrent les chameliers si soigneusement en notre présence que nous pensâmes :
« s’il en était ainsi des païens, qu’adviendra-t-il de nous, pauvres chrétiens ? » À ce moment-là arriva vers nous un mamelouk noir plein de zèle nous disant qu’il était le trucheman des Chrétiens à Alexandrie. Il se comporta très aimablement et sans flatterie. Nous lui donnâmes la lettre du sultan selon laquelle il ne fallait pas nous fouiller et nous lui demandâmes de nous aider. Il répondit ainsi : « on vous fouillera mais je demanderai à ces messieurs de vous traiter avec bienveillance ». Lorsque les païens de la douane furent sous la voûte de la porte intérieure, le trucheman, dont le nom était Schambeck, leur donna la lettre. Ils la prirent, embrassèrent le sceau du sultan et la lurent. Ceci fait, ils appelèrent mon seigneur et frère, le comte Jean de Solms, lui enlevèrent manteau et tunique, ne lui laissant que son pourpoint, puis ils le fouillèrent partout où ils pensaient trouver de l’argent ou des pierres précieuses. Ils inspectèrent ensuite ses poches, prirent l’argent qu’ils trouvèrent et l’ajoutèrent à un petit tas d’anneaux et de chaînes d’or qu’il avait sur lui et le laissèrent partir. Ils firent de même avec les seigneurs Ferdinand von Werna et Maximus von Rappenstein, avec tous les chevaliers ainsi qu’avec moi et les deux frères déchaussés. Mais ils ne s’occupèrent pas beaucoup de nous autres moines. J’avais une grande bourse, ils la palpèrent mais ne l’ouvrirent pas. Je tenais une cruche d’eau qu’un chevalier m’avait donné à porter et dans laquelle se trouvait une centaine de ducats, ils ne l’examinèrent pas. Après nous avoir tous fouillés, ils allèrent inspecter les paniers et les sacs mais ils ne s’y attardèrent pas.
Quand tout fut fini, ils appelèrent les seigneurs sur lesquels ils avaient trouvé de l’or, de l’argent et des pierres précieuses. Ils estimèrent ce que chacun possédait et ils prélevèrent une taxe peu élevée. Ensuite, ils rendirent à chacun ce qui lui appartenait à un liard près et fixèrent une taxe globale pour chaque personne sur ce que nous avions dans les paniers et dans les sacs. La taxe ne se montait pas à beaucoup ; à nous autres moines, ils nous en firent cadeau. Nous en fûmes donc quittes à bon compte, était-ce en raison de la lettre du sultan, je n’en sais rien. Nous entrâmes avec notre équipement dans la ville dont le délabrement était lamentable. Nous étions étonnés de voir qu’une ville avec de telles murailles et de belles tours magnifiques pouvait être aussi misérables et abandonnées. Nous arrivâmes à la maison du roi de Sicile où réside le consul de Catalogne, hôte des Allemands et Chrétiens. Il nous accueillit cordialement et nous donna des chambres où nous portâmes nos bagages. Nous avions terminé quand l’émir, ou capitaine d’Alexandrie nous envoya le trucheman afin de faire venir chez lui tous les pèlerins nobles. Il les reçut avec beaucoup d’honneurs, les examina sérieusement et les fit reconduire. Ensuite nous nous mîmes d’accord avec le consul pour prendre pension chez lui, toutefois le comte Jean de Solms et ses serviteurs avaient un régime particulier. Nous mangeâmes et nous bûmes, contents d’être chez les Chrétiens.
Après le repas, le trucheman vint nous dire que nous ne devions sortir de la maison que sous son escorte, autrement les gens nous feraient subir maintes tracasseries dans la rue. Contre un paiement, il nous assurerait également le libre accès à la mer jusqu’aux galères ; (p. 178) il exigea de nous treize ducats par personne. Comme il nous semblait qu’il en demandait davantage à nous qu’à d’autres pèlerins, nous ne lui donnâmes aucune réponse et nous ne sortîmes pas. Cependant nous pouvions aller en haut de la maison d’où nous apercevions, au-delà de la ville, la mer et les galères vénitiennes où nous brûlions d’envie d’aller. La maison était vaste ; beaucoup de gens, Chrétiens, païens et Juifs allaient et venaient.
Le vingt-cinquième jour, nous assistâmes à la messe dans la chapelle de la maison où un frère sicilien, de mon ordre, était chapelain. Après la messe, nous entendîmes une grande clameur et des coups de mousquet en mer. Nous montâmes sur la terrasse et nous vîmes beaucoup de bateaux de corsaires avec des païens armés qui entraient au port. C’était un grand seigneur de Barbarie en Afrique qui fut accueilli par les mamelouks d’Alexandrie. Il se rendait en pèlerinage à La Mecque sur le tombeau de Mahomet. Lui et ses gens avaient capturé en mer un petit bateau contenant treize Chrétiens qu’ils voulaient vendre à Alexandrie.
Ils en faisaient une grande fête, ils poussaient devant eux les Chrétiens enchaînés, à travers la ville. Ceci nous emplit de pitié, nous et tous les autres Chrétiens.
Le vingt-sixième jour d’octobre, un dimanche, je dis la messe dans la chapelle. Après la messe et le repas, les marins des galères vénitiennes vinrent nous vendre du vin. Ce jour-là, un grand bateau arriva de la chrétienté. Il était plein de noisettes, on estimait à notre grand étonnement qu’il y en avait pour plus de dix mille ducats. Les noisettes ne poussent pas en Orient et les païens les aiment beaucoup, elles sont pour eux une friandise coûteuse. Par ailleurs, en traversant la mer elles acquièrent la propriété de ne pas sécher, de ne pas devenir véreuses ou huileuses comme chez nous quand on les a depuis un an. Là-bas elles peuvent se conserver pendant cent ans. Le vingt-septième jour, je me levai de bonne heure selon mon habitude et je fis ma prière. Ensuite je me mis à aller et venir dans la maison pensant qu’il ne m’arriverait rien si j’allais au marché en ville. Je me persuadai donc moi-même et je me rendis au marché au milieu des païens ; je me promenai en les regardant quand j’arrivai par hasard devant une boutique où était assis Schambeck, le trucheman. Je sursautai et, tout apeuré, je lui fis un grand salut espérant ainsi qu’il serait bien disposé envers moi et qu’il ne me tiendrait pas rigueur d’être sorti sans lui. Il m’appela et il me dit en italien : « rentre et dis aux pèlerins que je viendrai après le repas chercher les treize ducats que chacun me doit ». Je le priai alors en italien comme je pouvais, d’être généreux envers moi car j’avais tout dépensé et je n’avais plus d’argent. Il répondit : « ti sei prete e non pagerai niente », c’est-à-dire « tu es religieux et prêtre, donc tu n’as rien à payer, tu ne me dois rien ». Je l’en remerciai beaucoup et je rentrai rapporter la nouvelle aux pèlerins ainsi qu’il me l’avait ordonné. L’après-midi, il vint avec son registre où étaient inscrits treize ducats, sauf pour les moines, dont on ne prenait rien, et les prêtres séculiers qui payaient la moitié. Les seigneurs durent donc payer treize ducats alors qu’auparavant les droits étaient de cinq ducats. Nous en étions très surpris, mais on nous dit que Tanguardin, le trucheman du Caire, avait écrit que nous étions de grands seigneurs fortunés qui ne regardaient pas à la dépense, donc que l’on pouvait fixer pour nous une taxe élevée. Quand Schambeck fut payé, il nous fit sortir par la porte de la ville qui menait à la mer vers les galères, et il dit aux gardes que nous avions payé et qu’ils devaient nous laisser entrer et sortir à notre grès.
Le vingt-huitième jour, fête des saints Simon et Jude, après que nous eûmes dit la messe et mangé, le trucheman nous conduisit par une longue rue jusqu’à l’endroit où sainte Catherine avait été enfermée dans un cachot douze jours et douze nuits sans manger et boire alors que Porphyre et l’impératrice voyaient et entendaient le choeur des anges près de la vierge. Le cachot existe encore et nous nous y glissâmes en invoquant la sainte. Devant le cachot se dressent deux grandes colonnes de marbre, distantes de douze pas l’une de l’autre, sur lesquelles se trouvaient les roues garnies de pointes qui devaient déchirer le corps de sainte Catherine, mais les anges du ciel brisèrent les roues et sauvèrent la sainte de ce supplice.
L’empereur la fit alors mener hors de la ville pour la décapiter. Nous allâmes également voir ce lieu où se dressent deux colonnes de marbre rouge dont l’une est renversée. Les anges vinrent là prendre le corps et la tête qu’ils transportèrent à travers les airs sur le mont Sinaï où nous étions, il y a aujourd’hui trente-cinq jours.
Ensuite, nous visitâmes, en ville, une église appelée Saint-Sabba. Elle appartient à des moines grecs caloyers et elle est située là où sainte Catherine avait vécu avant son martyre ; elle n’est pas loin de son cachot et près de là se trouve également l’emplacement où furent brûlés les cinquante notables convertis par sainte Catherine. De là nous nous rendîmes à Saint-Marc, église tenue (p. 178 bis) par les Jacobites.
C’est à cet endroit que vécut saint Marc l’Évangéliste quand il était évêque à Alexandrie et qu’il célébra la messe. C’est de là qu’il fut traîné par une corde à travers la ville jusqu’à la mer pour y être martyrisé. Nous arrivâmes dans une autre église appelée Saint-Michel, elle appartient aussi aux Jacobites et on y enterre les Chrétiens et les pèlerins qui meurent à Alexandrie. On nous montra aussi le lieu où saint Jean l’Aumônier fut supplicié.
Nous vîmes également les quatre fondiques, c’est-à-dire les quatre comptoirs des Chrétiens où quatre belles chapelles de notre rite avec des chapelains chrétiens s’y trouvent. Les Vénitiens en ont deux, les Génois une et les Catalans une. Nous nous rendîmes ensuite à l’endroit où se dressait autrefois le palais de l’empereur Alexandre le Grand. On y voit une colonne carrée et pointue faite d’un seul bloc de pierre rouge et très haute comme une tour. Les inscriptions gravées ne sont rien d’autre que des haches, des houes, des couteaux, des pelles, des chiens, des oies, des oiseaux et autres choses simples. On pense que des lettres antiques étaient représentées par de tels signes. Cette colonne est beaucoup plus haute que celle qui est à Rome derrière la basilique Saint-Pierre ; elle est appelée « l’aiguille » et qui, dit-on, se serait dressée près de celle d’Alexandrie et aurait été amenée à Rome par Alexandre le Grand. Nous vîmes beaucoup de belles mosquées un peu partout dans la ville ainsi que des restes de bâtiments en marbre qui témoignaient de la splendeur du passé. Ensuite, nous rentrâmes. Ce même jour les pèlerins virent arriver en mer un bateau chargé de marchandises, le capitaine d’Alexandrie voulut le faire capturer mais les chrétiens se défendirent avec tant d’acharnement que les païens durent regagner Alexandrie. Nous en rîmes beaucoup et nous leur dîmes qu’ils étaient courageux et forts en face des gens quand ils sont nus, mais lâches et faibles quand ils sont armés. Le soir le même bateau réussit à entrer dans le port, il était sauvé car les païens peuvent piller les bateaux quand ils sont en haute mer mais dès qu’ils sont dans le port, ils sont en sécurité. Cette nuit-là, un bateau vénitien et un bateau génois entrèrent au port, les Vénitiens avaient pillé les Génois lors de la guerre entre les Vénitiens et le duc de Ferrare. C’est également cette nuit-là que Monsieur Jean, comte de Solms, tomba malade.
Le vingt-neuvième jour d’octobre, nous allâmes en ville visiter les comptoirs et ce qui s’y vendait car à Alexandrie, il n’y a de beau que les comptoirs et les maisons des mamelouks ainsi que les mosquées. Nous sortîmes au comptoir des Génois. C’est une belle maison avec une jolie chapelle et un jardin d’agrément où poussent des plantes étranges. Il s’y trouve beaucoup de riches marchands génois qui ont un chapelain de l’ordre des Prédicateurs. Nous allâmes dans le petit comptoir des Vénitiens. Dans la cour, il y avait beaucoup de grandes balles et de sacs qui devaient être exportés, six autruches et de jeunes gazelles y couraient, beaucoup de marchands entraient et sortaient. Nous visitâmes ensuite le grand comptoir des Vénitiens où régnait une grande activité, des marchandises arrivaient et partaient continuellement, un commerce important s’y faisait. Il ressemble à un monastère et dans la cour, nous vîmes une grande quantité de cuivre qu’ils importent de nos pays. Il s’y trouvait également un cochon que nous n‘avions jamais vu de ce côté de la mer car les païens et les Sarrasins n’aiment pas ces animaux et n’en mangent pas la viande, tout comme les Juifs. Il leur est désagréable de voir là le cochon aller et venir mais les Vénitiens ont obtenu du sultan l’autorisation de le conserver, peut-être pour ennuyer les païens, car lorsque le cochon en voit un dans la cour, il court derrière lui, grogne, gémit et ne le quitte pas jusqu’à ce qu’il sorte. Les païens en ont honte et ne reviennent plus.
Dans la cour, nous aperçûmes aussi beaucoup d’autruches et un perroquet blanc comme neige, d’une grande valeur, son prix dépasse de beaucoup 50 ducats. L’oiseau savait parler l’italien d’une manière étonnante. Il y avait en outre deux léopards enchaînés. Nous allâmes ensuite au comptoir des Turcs où des marchandises étaient sans cesse chargées et déchargées, des gens imposants et graves s’y trouvaient, c’étaient des marchands turcs. Nous nous rendîmes ensuite au comptoir des Maures, où se trouvaient des quantités de choses étranges, puis au comptoir des Tartares où l’on vendait des choses magnifiques à un prix minime. Il y avait là une trentaine de garçons et des filles attendant d’être vendues. Nous regardâmes un long moment comment cette vente se faisait. Quand un inconnu se tient là, ceux que l’on veut vendre l’observent, pensant qu’il est là pour acheter. Quand un acheteur arrive, il regarde les enfants et sort du groupe celui qui lui plaît, il l’examine, le déshabille (p. 179) et remarque s’il a honte, s’il est triste ou s’il est content. Ensuite, il le cingle d’une petite baguette pour voir s’il se comporte courageusement ; il lui donne à manger pour constater s’il dévore avec gloutonnerie, il le regarde dans les yeux, lui souffle dans les oreilles, lui parle sérieusement et gaiement. Il l’observe ainsi en tout et offre un prix dans la mesure où il lui plaît. Les païens sont de grands connaisseurs, ils voient tout de suite à qui ils ont affaire. Je suis souvent resté seul dans la cour à regarder ce commerce lamentable. Après avoir visité les comptoirs, nous traversâmes le marché où l’on vendait de tout, surtout des aliments, et nous nous dirigeâmes vers la porte pour aller au bord de la mer mais, arrivés là, les païens nous fouillèrent pour voir si nous avions des marchandises sur nous et ils le firent toutes les fois que nous entrions et sortions. Je fus fouillé plus de huit fois sous la porte par les païens mais ils me laissèrent quelquefois passer sans rien faire car j’entrais et je sortais parfois dix fois par jour. Ils fouillaient également les grands gentilhommes de Venise et de Gênes, les marins et même les païens. Après avoir été fouillés, nous nous rendîmes au bord de la mer où tout était sans dessus dessous. Les marchands apportant des marchandises de la ville devaient ouvrir et vider leurs sacs sur le rivage, afin de vérifier s’ils ne chargeaient rien d’autre que ce qu’ils avaient acheté. Plus de six cent mandiants arabes miséreux entouraient les monceaux de gingembre, de clous de girofle, de noix de muscade, etc., pour essayer d’en voler. Ils portaient de petits sacs pleins de ce qu’ils avaient trouvé et chapardé. Il fallait être sur ses gardes et de temps en temps, les marchands demandaient à un mamelouk de chasser les mandiants. Une fois j’en vis un qui les faisait avancer devant lui comme des cochons en les frappant avec un bâton, si impitoyablement, comme si c’était du bétail que j’en eus pitié.
Nous retournâmes ensuite en ville et nous fûmes de nouveau fouillés. Nous arrivâmes au comptoir des Catalans où nous logions. Dans la cour, il n’y avait pas beaucoup d’allées et venues de marchands mais elle était grande et belle. Un léopard y était attaché et il déchirait tout ce qui était à sa portée. Dans la maison une Mauresque avait désobéi à la maîtresse et je la vis être battue à coup de poing, à coups de bâton et à coup de pied de telle sorte qu’un boeuf ou un cheval n’aurait pu le supporter mais elle, personne ne pouvait la maîtriser, elle griffait, mordait, déchirait, crachait, tirait la langue, saignait de toutes parts, blasphémait le nom de Dieu, louait Mahomet, se mordait les mains et les bras comme si elle avait perdu l’esprit, mais c’était seulement une crise de colère. On dut lui tirer les pieds et les mains, et, la laisser étendue sur le sol. De ma vie je ne rencontrerai quelqu’un de plus dur et de plus méchant que la Mauresque.
Le trentième jour d’octobre, deux autres galères vénitiennes appelées Trafico arrivèrent d’Afrique ; nous fûmes très contents. Le jour même, nous nous mîmes à négocier avec les patrons pour louer nos places et partir. Ils étaient cependant bien plus durs et inflexibles envers nous que les païens car ils savaient que nous étions obligés de partir avec eux. Ils exigèrent cinquante ducats par personne, certains même davantage ; ils n’agirent vraiment pas d’une manière convenable avec nous. Étant donné ce prix élevé, ce fut la faute des patrons si chaque pèlerin dut essayer de trouver une place au meilleur marché possible. Ainsi nous dûmes nous séparer et nous ne fûmes pas tous ensemble sur le même bateau car celui qui trouvait un patron complaisant, il louait chez lui, et il y avait six galères. Pour moi c’était difficile car il ne me restait que très peu d’argent, c’est pourquoi je ne me dépêchai pas de louer. Ce même jour, j’allai avec Monsieur Bernhardt von Breitenbach dans sa galère où il avait loué des places pour son maître, le comte Jean de Solms, et sa suite, ce qui faisait donc six pèlerins. C’était une belle galère toute neuve et spacieuse sur laquelle se trouvaient le capitaine de la ville, le consul d’Alexandrie et de nombreux gentilhommes de Venise, Monsieur Sébastian Conterin en était le patron.
Quand nous retournâmes en ville, j’allai au grand comptoir des Vénitiens voir Monsieur Sébastian Conterin, patron de la galère, et je pris pension sur son bateau. C’était un homme très complaisant. Quand Monsieur Hans Unger, mon compagnon, entendit cela, il loua sa place également chez lui. J’en fus très heureux car c’était un compagnon excellent. Nous fûmes donc séparés les uns des autres, ceux du premier groupe, Monsieur Hans Lazino de Hongrie et moi Félix, nous étions dans le premier bateau, celui où était le capitaine avec la noblesse. Ceux du deuxième groupe étaient avec un patron appelé Andrea de Lordan. Les deux frères déchaussés étaient avec Marco de Lordan. Ceux du troisième groupe avec Bernardino Conterin. Le louage se fit au milieu des querelles et de discussions dont je préfère ne pas en parler.
Le trente et unième jour d’octobre, veille de la Toussaint, Monsieur Bernhardt von Breitenbach me prêta de l’argent pour me permettre de retraverser la mer. Il ne voulait pas être remboursé et me le donna au nom de Dieu qui le lui rendrait dans l’autre monde. Alors j’allai en ville et j’achetai chez un Sarrazin plus de cinquante palmes et je fis faire un panier afin de les transporter. Le soir, le médecin des marchands examina le comte Jean de Solms qui était très malade mais conscient ; il nous dit qu’il ne passerait pas la nuit. Le comte se confessa avec recueillement à son confesseur, le Révérend Père Paul ainsi qu’il l’avait déjà fait à Jérusalem. Il voulait recevoir les Saints sacrements le lendemain matin, mais Dieu en décida autrement.
Le premier jour du mois de novembre est la Toussaint. Peu de temps après minuit, Monsieur Jean, comte de Solms, décéda entre les mains de son confesseur et en présence de ses serviteurs ainsi que de beaucoup de pèlerins en prières. Nous l’enveloppâmes d’un linceul, nous le mîmes en bière et nous le transportâmes dans la chapelle de la maison. Dès que le jour parut, nous célébrâmes plusieurs messes pour le repos de son âme. Ensuite, nous demandâmes au consul de Catalogne, notre hôte, comment et où nous devions l’enterrer. Il nous répondit que nous ne pouvions le faire sans l’autorisation de l’Armiregio, capitaine d’Alexandrie. Nous envoyâmes le consul chez le Mamelouk pour obtenir l’autorisation d’enterrer notre mort et il nous le donna. Nous aurions aimé porter nous-mêmes notre cher défunt à l’église Saint-Michel, mais deux païens sarrasins vinrent nous dire que c’était leur tâche et ils ne voulurent pas nous laisser faire. Ils prirent le défunt ; tous les seigneurs, les pèlerins ainsi que tous les prêtres latins d’Alexandrie, l’accompagnèrent. Je marchais devant le corps et lisait la messe des morts dans mon missel quand un païen s’approcha de moi et me cracha au visage, cela m’en coula sur la bouche. Nous arrivâmes à l’église Saint-Michel, nous célébrâmes une messe et ensuite les Jacobites soulevèrent une grande dalle sous laquelle se trouvait un tombeau magnifique. Chantant les cantiques de circonstance, nous y mîmes notre cher défunt au milieu des pleurs et de la tristesse de tous les pèlerins. Ensuite nous rentrâmes.
L’enterrement avait coûté quatorze ducats que l’on avait dû donner de côté et d’autre. Ce jour-là plusieurs pèlerins partirent d’Alexandrie avec leurs bagages, embarquèrent sur leur galère et ne revinrent plus en ville. Le deuxième jour de novembre était le jour des morts. Après la messe et le repas, Monsieur Johan, chapelain du roi de Hongrie et moi, nous allâmes nous promener dans Alexandrie et nous visitâmes bien la ville. Les autres pèlerins embarquèrent sur leur galère. Alexandrie est une grande ville, même pas un dixième en est habité et la plus grande partie tombe en ruines. Du côté de la mer, la ville est bien fortifiée, maintenant plus qu’autrefois, car le sultan Kathubee vient de faire construire un bâtiment magnifique qui va de la ville jusqu’en mer. D’après ce que l’on nous dit, il avait été conseillé par un mamelouk allemand d’Oppenheim qui, actuellement, n’est plus dans le pays. Il fit construire un château sur les rochers en mer, qui se trouvent à l’entrée du port très accidenté. Il est situé à un grand mille italien ou plus de la ville et, du château, une muraille double avec seize tours traverse la mer jusqu’au rivage vers la ville. Un gouverneur y réside et quand des bateaux entrent dans le port, ils doivent ramener les voiles devant le château pour lui faire honneur et le saluer ; si les marins ne le font pas, les gens du château tirent sur eux. On ne laisse aucun chrétien pénétrer dans le château. On ne nous laisse pas non plus monter sur les collines qui sont dans la ville car, au port, ils nous craignent beaucoup.
Dans la ville, il y a deux hautes collines artificielles faites de mains d’hommes. De leur sommet, on voit très bien la mer et un garde y est toujours en faction afin de voir ce qui arrive. Dès que les voiles sont en vue, sur la tour qui est sur la colline, il met autant de fanions qu’il aperçoit de voiles afin qu’en ville on en soit informé.
Quand le capitaine apprend que des bateaux étrangers arrivent, il y envoie, dans une embarcation, quelques-uns de ses hommes portant une cage avec trois ou quatre pigeons. Ceux-ci sont habitués à regagner leur point de départ lorsqu’on les lâche, aussi loin qu’on puisse les avoir emmenés. Lorsque les hommes apprennent une nouvelle que le capitaine doit savoir, ils écrivent un message, l’attachent sur un pigeon qu’ils lâchent et qui retourne chez le capitaine. S’ils apprennent encore quelque chose, ils lâchent un autre pigeon et le capitaine agit en conséquence. Parfois il envoie les mêmes pigeons au Caire qui lui rapportent rapidement d’autres nouvelles.
Le capitaine d’Alexandrie est très estimé (p. 180) de tous les mamelouks et quand un sultan meurt, il n’est pas loin du trône. Nous visitâmes donc la ville d’Alexandrie, c’est une noble ville dans laquelle Philadelphe, le roi d’Égypte, possédait une bibliothèque de cinquante mille livres. C’est là qu’existait aussi l’école des soixante-douze traducteurs et interprètes de la Bible. Il y avait beaucoup de saints évêques et patriarches car c’est l’un des quatre patriarcats de la chrétienté. C’est là que fut martyrisée sainte Catherine ainsi que des milliers de martyrs avant et après elle. Le troisième jour de novembre, le capitaine de notre galère la fit avancer jusqu’au nouveau château. Voyant cela, nous pensâmes qu’il voulait partir. Nous louâmes beaucoup d’ânes sur lesquels nous chargeâmes tout ce qu’avaient acheté le défunt comte de Solms, Monsieur Bernhard von Breitenbach, Monsieur Philips von Bichen, Monsieur Hans Knauss, l’interprète, Henke, le cuisinier de Monsieur de Solms et Eckhart son écuyer ainsi que toutes les affaires de Monsieur Hans, chapelain du roi de Hongrie et les miennes. Je n’avais certes pas grand-chose, mais une seule personne ne pouvait pas tout porter, rien que les palmes étaient déjà très lourdes. En outre, l’écuyer du défunt comte de Solms avait caché, dessous, les épées qu’il avait achetées car les païens ne laissent sortir du pays ni épées ni arcs, ni autres armes qu’ils prennent. Cela terminé, nous demandâmes à Schambeck, notre trucheman, de nous accompagner afin de ne pas être fouillés aux trois douanes par lesquelles il fallait passer avant d’arriver à la mer.
Lorsque nous fûmes prêts, Monsieur Hans Unger et moi, nous allâmes faire les comptes avec le consul qui était le maître de maison. Comme l’un de nous lui devait encore trois ducats, je lui demandai de se montrer généreux et il me fit cadeau des trois ducats au nom de Dieu. Nous quittâmes la maison avec toutes nos affaires et, lorsque nous arrivâmes à la première porte, les douaniers accoururent et jetèrent à terre les sacs et les paniers. Ils voulaient en couper les cordes, mais le trucheman leur jura qu’ils ne contenaient pas de marchandises et il leur donna quelques médins de notre part. Ils nous laissèrent passer et nous arrivâmes à la porte de fer. Les douaniers firent comme les précédents et nous leur donnâmes également des pourboires pour pouvoir passer. Nous arrivâmes enfin à la mer où nous déchargeâmes les ânes. Lorsque nous eûmes fait un tas de toutes nos affaires, les douaniers païens méchants et rusés accoururent et se mirent à fouiller.
Ce qu’il ne pouvait ouvrir tout de suite, ils le coupaient. Voyant cela, je sortis du tas ce qui m’appartenait et je m’assis dessus. Sur ce arriva un jeune douanier qui voulait me fouiller, je lui dis que j’étais prêtre et enlevai ma calotte pour lui montrer ma tonsure. Jusqu’à présent j’avais voyagé à travers l’Égypte sans être fouillé et je lui jurai par le Christ sur la croix que je n’avais pas de marchandises. À ces mots, il ne s’occupa plus de moi. L’écuyer du comte de Solms dut payer beaucoup pour les autres choses. Toute cette opération dura longtemps et se fit au milieu de discussions interminables. Il était déjà tard quand, le soir, nous louâmes une barque. Nous y chargeâmes nos affaires, nous embarquâmes et nous rejoignîmes les galères.
Sur le bateau, Monsieur Hans Unger et moi n’avions pas encore de place. On y était à l’étroit car il contenait beaucoup de gens et de marchandises. Nous devions donc passer la nuit, à la proue, assis sur nos affaires, les marins se firent prier longtemps mais finirent par accepter de nous laisser là. Les autres pèlerins de notre bateau, Monsieur von Breitenbach et la suite du comte de Solms avaient loué cher une place près du Calipha dans le réduit de la proue d’où l’on ramène les voiles pendant les tempêtes. Ils avaient si peu de place que nous ne pouvions rester avec eux.
Le quatrième jour de novembre, dès l’aube, mon compagnon Monsieur Hans Lazino de Hongrie et moi, nous allâmes de la proue à la poupe, c’est-à-dire de l’avant à l’arrière du bateau, là où logeaient le consul, le capitaine et le patron. Nous attendîmes devant la dunette où ils dormaient. Dès qu’ils furent levés, nous allâmes trouver le patron et nous lui demandâmes de nous donner un recoin pour nous loger sur la galère et de nous indiquer où l’on pouvait manger. Le patron appela le comete, les deux gardiens du bateau, l’écrivain, et leur ordonna de nous chercher une place en bas dans la carène afin d’y mettre nos affaires et d’y dormir. Ils nous trouvèrent un réduit spacieux et calme au fond sur les sacs d’épices, contre la paroi de la cale où l’on ne pouvait voir clair qu’avec des bougies. En outre le plafond était tellement bas que de l’échelle aux sacs, nous devions marcher à genoux dans l’obscurité sur une distance de près de dix toises. Nous en étions très mécontents, mais nous nous rendîmes bien vite compte que nous avions la meilleure place de toute la galère. Nous y transportâmes nos affaires et le garçon de cale, qui logeait près de nous, nous adressa la parole et nous promit de nous rendre tous les services (p. 180 bis) qu’il pouvait à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, ainsi il nous alluma une bougie, nous apporta du vin et du pain, et, il prit une planche de la paroi pour nous présenter ce dont nous avions besoin. Il était vraiment très serviable. Nous avions donc notre réduit, alors nous nous mîmes à ranger, clouer et accrocher nos affaires comme nous le voulions et nous installâmes notre lit sur les sacs de gingembre. Ceci terminé, nous prîmes une barque pour nous rendre à Alexandrie, nous mangeâmes chez les cuisiniers païens, nous achetâmes du pain, des bougies, des cruches et ce qu’il fallait dans notre réduit puis nous allâmes à la maison où nous étions pour prendre congé des messieurs et des dames. Nous y vîmes des fillettes païennes exécuter une danse comme je n’en ai jamais vu de ma vie et, si Dieu le veut, que j’espère ne plus jamais revoir. Je n’aime pas y penser et encore moins en parler. En regardant ces fillettes, nous comprîmes à quel point étaient débauchés les pères qui apprenaient ces danses impudiques à leurs filles. Ensuite nous regardâmes la galère où nous prîmes notre premier repas du soir avec le patron, il fit dresser une table dans la carène près de l’échelle où il y avait de la lumière et de l’air et c’est là que nous mangeâmes toujours quand nous fûmes en mer. Nous étions très satisfaits de ne pas devoir monter dans la dunette avec ces messieurs car nous vivions aussi bien qu’eux.
Le cinquième jour de novembre au matin, nous étions malades car toute la nuit le vent avait soufflé avec violence et le bateau amarré n’avait fait que tanguer et craquer. Nous restâmes donc toute la journée à bord mais deux autres pèlerins d’un autre bateau étaient partis à terre et étaient sans escorte dans un cimetière païen au bord de la mer dans lequel on leur jeta des pierres, l’un d’eux fut même sérieusement touché.
Le sixième jour, j’avais l’intention d’aller dire encore une fois la messe à Alexandrie et j’attendais une barque sur l’échelle qui descend de la poupe jusqu’à la mer. Deux jeunes Maures païens arrivèrent à ce moment, je m’assis avec eux et partis en ville dire la messe. Après cela j’allai acheter ce qu’il me fallait. Je me promenai dans le marché accompagné de Hans Knauss, l’interprète, quand Schambeck, le trucheman, vint vers nous étonné de nous voir là. Il nous dit que notre sauf-conduit était expiré depuis longtemps et il nous conseilla de rester à l’avenir sur la galère car si quelque chose da fâcheux nous arrivait en ville, personne de s’occuperait de nous. Nous montâmes donc dans une barque pour regagner la galère et nous n’allâmes plus à Alexandrie.
Le septième jour, les marins approchèrent les autres galères de la nôtre. Le vent était bon, mais les marchands n’étaient pas encore prêts. Le huitième jour de novembre, nos compagnons des autres galères vinrent nous voir, visitèrent notre installation et nous passâmes la journée ensemble.
Le neuvième jour était un dimanche. Je serais bien allé en ville pour dire la messe, mais je ne devais plus m’y risquer. Ce jour-là plusieurs patrons furent emprisonnés à Alexandrie par les païens à cause de leurs agissements.
Le dixième jour, le vent fut contraire toute la journée et lorsque la nuit tomba, les marins recouvrirent la galère d’une grande toile, allumèrent des flambeaux et se mirent à jouer de la trompette et du chalumeau, à danser et à chanter. Tout le monde assista à cette fête qu’ils faisaient pour la saint Martin dont c’était la veille.
Le onze novembre, fête de saint Martin, un bon vent se leva, les marins se mirent à appareiller et hissèrent la grande voile jusqu’à la hune. Puis ils allèrent à terre chercher de l’eau, ce qui indiquait que nous allions bientôt partir, nous en étions très heureux car nous en avions assez de rester là.
Le douzième jour, le patron et le consul auraient aimé partir, mais le capitaine voulait attendre que toutes les galères fussent prêtes. Or un patron se trouvait chez le chirurgien car il avait été blessé par un païen au cours d’une rixe et il y avait encore des choses à faire sur une autre galère. Ils étaient donc très occupés. Ce soir-là, une barque avec des sarrasins païens vint près de notre bateau, quelques marins y descendirent avec des cruches de vin ; ils rirent et s’amusèrent ensemble, mangeant et buvant. Cela se faisait presque chaque soir dès que la nuit tombait car, pendant le jour, les païens ne peuvent pas boire de vin.
Le treizième jour, une tempête éclata en mer si bien que les marins durent ramener la grande voile qu’ils avaient hissé et renforcer les ancres. Ce même soir un orfèvre italien arriva avec une personne de la ville qui troubla tout le bateau ; certains étaient heureux, mais la plupart en furent mécontents car ils craignaient que cette personne ne fût la cause de désagrément. Si certains même avaient su qu’elle serait à bord, ils ne se seraient pas embarqués sur ce bateau. Ce passager était une fille que l’orfèvre avait pris de la maison de tolérance où il l’avait peut-être mise, cela je ne le sais pas, et qu’il voulait ramener à Venise d’où elle venait.
Il était raisonnable et calme ainsi que la fille. Ils furent logés dans un endroit particulier pour ne déranger personne. Ils avaient été acceptés à bord du bateau à condition de bien se tenir. Si les chefs apprenaient que les marins se conduisaient mal et si des querelles éclataient à cause d’eux, ils devraient descendre à terre, même si c’était en Turquie. La pauvre fille passa ainsi des heures bien ennuyeuses en mer et, lorsque tout le monde descendit aux escales, elle ne bougeait pas de sa place. Sa bonne conduite lui attira les faveurs de chacun.
Du voyage en mer d’Alexandrie à Venise et en Allemagne
Le quatorzième jour de novembre, les marins de toutes les galères se mirent à appareiller. Ils remontèrent les barques, hissèrent les voiles et levèrent les ancres, il ne manquait plus qu’un bon vent. À la neuvième heure du matin, un vent léger se leva. Comme il n’était pas assez fort pour gonfler les voiles, les marins durent ramer et nous sortîmes du port, laissant Alexandrie derrière nous. Lorsque le soleil se coucha, le vent devint meilleur et il nous poussa vers le large au loin de la côte. »274


274 Traduction : G. Hurseaux (archives Sauneron, Ifao).

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​​​​​Voyageurs à Alexandrie VIe-XVIIIe siècles
Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

JOHANN VON SOLMS (1483)

Solms, J. von, « Johann von Solms », dans S. Feyerabend (éd.), Reyszbuch desz heyligen Lands, Francfort-sur-le-Main, 1584.

Le pèlerin Johann von Solms, comte et seigneur de Mützenberg, voyage en compagnie de Bernard de Breydenbach, Paul Walther et Félix Fabri. Il meurt à Alexandrie après avoir accompli le pèlerinage en Terre sainte. Les récits des voyageurs susmentionnés racontent longuement les circonstances de sa mort et son inhumation dans le cimetière de l’église de Saint-Michel. Étrangement, ce récit publié au nom de Johann von Solms raconte sa propre mort à Alexandrie et son départ à partir de cette ville à bord d’une galère !

p. 25-28 :

« …Nous nous hâtâmes pour arriver à Alexandrie et vîmes en route beaucoup de vieilles constructions comme si une grande ville avait existé là jadis. Nous arrivâmes alors sur une petite colline, d’où nous vîmes toute la ville d’Alexandrie, qui fut jadis puissante et grande, bordée d’un côté par la grande mer, de l’autre par une contrée plaisante et fertile, arrosée par les eaux du Nil lorsqu’il déborde et rendue ainsi fertile. C’est ainsi que des fruits exquis et rares y poussent, en particulier les pommes, appelées « musi », que nous avions déjà vues dans le jardin de baume, ainsi que les oranges, les dattes et les figues, etc., mais pas de poires ni de pommes. De belles maisons ou habitations de plaisance sont construites dans ces jardins. On y attrape aussi des oiseaux rares, en particulier des grives blanches et beaucoup d’autres gibiers étranges appelé léopard dont il est possible d’acheter un petit pour un ducat.
Alors que nous arrivions à la ville, les Sarrasins fermèrent la porte extérieure par laquelle nous espérions entrer, et nous dûmes donc contourner toute la ville à pied, un chemin long et pénible, jusqu’à l’autre porte, où nous trouvâmes un douanier assis, peu clément, demandant des taxes pour les hommes et les animaux.
Après avoir payé et avoir passé la première haute et grande porte en fer, nous pensions poursuivre en paix jusqu’à notre auberge. Mais en arrivant entre les hautes et puissantes murailles à la dernière grande porte en fer, nous trouvâmes rassemblés beaucoup de Sarrasins avec des masures, qui nous forcèrent à nous arrêter et qui fermaient la première et la seconde porte, de sorte que nous dûmes rester entre les deux toute la nuit, au milieu des hautes murailles et des tours, et patienter avec du pain sec et un peu d’eau. Cette même nuit, certains des nobles, qui étaient avec nous, montèrent sur le mur extérieur et regardèrent les fossés et les tours et d’autres fortifications etc. Et ils dirent ensuite que jamais ils n’avaient vu de ville si bien protégée de l’extérieur que celle-ci. À l’intérieur cependant ce n’est pas une ville mais plutôt un tas de cailloux, plein de vieilles constructions ruinées et elle est en grande partie déserte. Au matin lorsque la porte s’ouvrit, nous envoyâmes un messager dans la ville auprès de notre guide ou interprète qui y habitait, lui demandant de venir immédiatement et de nous conduire dans la ville. Lorsqu’il arriva nous lui remîmes une lettre obtenue à grands frais par le sultan et stipulant qu’on devait nous laisser avec nos hommes et nos biens, entrer et sortir d’Alexandrie librement et sans être taxés. Cette lettre fut lue par les hommes et les douaniers assis à la porte, après qu’ils en eurent baisé le sceau avec un grand respect. Ensuite ils commencèrent avec les premiers et plus nobles des pèlerins, les dévêtirent l’un après l’autre et les fouillèrent soigneusement un à un ; et ce qu’ils trouvèrent en argent ou en autres biens dans les sacs ou paniers ou sur eux-mêmes, ils le mettaient en un tas. Après avoir estimé le tout, chaque chose selon sa valeur, ils en prélevèrent la douane. C’est une douane bien lourde car on doit payer le dixième (pfennig) de tout ce que l’on fait sortir ou rentrer ; mais les prêtres peuvent entrer ou sortir sans payer de taxes. Après cela, nous arrivâmes dans la ville et nous vîmes partout tant de vieilles constructions ruinées et si peu de maisons neuves, bien construites, qu’il nous parut étrange qu’une muraille tellement belle et solide entourée une ville si pauvre et si ruinée à l’intérieur. On nous conduisit alors dans une maison du roi de Sicile, appelée le fondique des Catalans où nous y fûmes bien reçus. Les pèlerins chrétiens sont généralement hébergés à cet endroit, bien qu’il y ait aussi plusieurs autres fondiques à Alexandrie ; les Vénitiens en possèdent deux et les Génois un. Un fondique n’est pas autre chose qu’une grande maison, appelée chez nous maison de commerce, dans laquelle les marchands logent avec leur marchandise et font du négoce ; le responsable de ces fondiques s’appelle consul, auquel titre, on ajoute la provenance, comme consul vénitien, génois ou catalan, etc. Aussitôt après avoir mis nos bagages dans cette maison, on manda les pèlerins nobles et on les fit conduire, par l’interprète ou le guide d’Alexandrie, devant l’Admiraldi (qui est le responsable de la ville), nommé par le sultan pour gouverner la ville. Il les reçut toutefois avec bienveillance, s’enquérant du nom de chacun et le faisant inscrire dans un registre ; puis il les congédia. Après cela, plusieurs d’entre nous convinrent avec le consul des Catalans de manger et boire avec lui, plusieurs autres restèrent dans les pièces du seigneur de Solms et se firent préparer les repas à leur guise.
Le vingt-cinq octobre, dans la chapelle, après avoir entendu la messe qu’un prêtre de l’ordre des prédicateurs avait la charge de célébrer dans cette maison, il y eut un grand vacarme et affluence sur la mer.
Beaucoup de Sarrasins avaient abordé avec différents bateaux : des fustes, des grips et des armates, remplissant l’air (p. 26) du fracas de leurs armes, tous accompagnant un riche et puissant sarrasin venant d’Afrique et qui voulait partir vers La Mecque pour visiter la tombe de Mahomet. Ces Sarrasins avaient volé et capturé en mer un bateau dans lequel se trouvaient treize chrétiens et beaucoup de marchandises qui furent toutes saisies et les personnes furent vendues à Alexandrie. Lorsque ces Sarrasins furent à terre, tous les citoyens et les mamelouks allèrent à leur rencontre, parés de leurs armes et armures ; ils les reçurent avec beaucoup d’honneur et rentrèrent à la ville avec le butin mentionné et en faisant grand vacarme de bruit.
Le vingt-six octobre était un dimanche ; après avoir entendu la messe, nous dûmes rester toute la journée dans la maison jusqu’à ce nous eûmes acheté très cher à l’interprète d’Alexandrie un droit de passage. Après quoi, le lendemain, c’était le vingt-sept du mois mentionné, ce guide nous conduisit à la porte de la ville du côté de la mer et nous présenta aux hommes qui étaient assis là et nous donna le pouvoir d’entrer et de sortir à notre guise.
Le vingt-huit octobre, qui était le jour de saint Simon et Jude, après avoir entendu la messe, nous fûmes conduits à la prison de sainte Catherine dans laquelle, avant son martyre et sa mort, la noble et Sainte vierge resta enfermée douze jours sans nourriture, ni boisson terrestres, pour qu’elle meure de faim, mais Dieu la nourrit par l’intermédiaire d’un pigeon, comme l’indique sa légende. Dans cette prison, la reine et le chevalier Porphirius, après avoir vu une légion d’anges auprès de sainte Catherine, qui la réconfortaient et la soutenaient furent convertis par sainte Catherine à la foi chrétienne avec deux cents hommes, serviteurs du chevalier, comme on peut le lire longuement dans la légende. Après de grandes prières, on nous laissa entrer dans cette prison et nous vîmes deux colonnes en marbre (situées) à douze pas l’une de l’autre, sur lesquelles étaient fixées et posées les roues terribles avec lesquelles la Sainte vierge aurait dû être déchirée et coupée en petits morceaux. Mais lorsqu’elle appela Dieu et l’implora, les roues se brisèrent en tuant près de quatre mille païens. Au même endroit, furent également brûlés, mais sans que leurs vêtements soient endommagés, les cheveux et les corps des cinquante sages que l’empereur Maxentius avait fait venir de pays lointains pour disputer avec sainte saint Catherine. Mais remplie par Dieu d’une grâce et sagesse extraordinaires, cette dernière triompha d’eux et les confondit de sorte qu’ils ne purent plus lui répondre et qu’ils se convertissent, etc.
De là nous arrivâmes à l’endroit où se trouvait jadis le palais, maintenant ruiné, d’Alexandre le Grand. Mais pour le signaler et en conserver la mémoire, il y a là encore une très haute et grande colonne épaisse à tête pointue, taillée dans une seule pierre, et semblable de loin à une haute tour. Sa couleur est rouge et beaucoup de caractères y sont inscrits ; elle est plus grande et plus haute que la colonne ayant été jadis à Alexandrie à côté de celle-ci, qui fut transportée de là à Rome, et qui se dresse encore aujourd’hui à Saint-Pierre de Rome.
Il y a aussi une autre très haute colonne à l’extérieur de la ville d’Alexandrie qu’on appelle Pompeianam parce que Pompée la fit faire à sa mémoire ; on dit que sa tête serait à l’intérieur.
De là nous arrivâmes à une église, construite à l’endroit où sainte Catherine avait habité jadis dans un palais royal et où elle régna après son père le roi Costi. Dans cette église vivent des moines grecs. Mais le lieu et l’endroit où sainte Catherine fut décapitée est actuellement en dehors de la ville d’Alexandrie. Deux grandes colonnes en marbre y furent érigées jadis à sa mémoire. L’endroit se trouvait jadis au moment de sa mort à l’intérieur de la ville d’Alexandrie, qui était à l’époque plus grande, plus étendue et plus puissante qu’aujourd’hui.
Il y a aussi une église à Alexandrie, appelée Saint-Marc, habitée par des Jacobites, construite à l’endroit où saint Marc habita jadis et où il remplit sa charge divine. Bien qu’il se soit lui-même coupé un doigt par humilité pour ne pas devenir prêtre, il fut pourtant ordonné prêtre et évêque d’Alexandrie par la volonté et la décision divine et par la puissance de saint Pierre. À la fin, alors qu’il prêchait et officiait à cet endroit un jour de Pâques, on entoura son cou d’une corde par laquelle il fut tiré à travers la ville d’Alexandrie, pendant qu’il louait et remerciait Dieu. Ensuite il fut jeté en prison où il fut réconforté et consolé par Jésus-Christ et ses saints anges qui lui apparurent. Lorsque par la suite il fut de nouveau traîné à travers la ville avec une corde autour du cou, il dit avec grande patience : « Seigneur, je remets mon âme entre tes mains ». Ainsi il rendit l’âme à son créateur. Alors son corps fut d’abord dignement enterré dans cette église par les autres chrétiens, mais ensuite il fut emmené à Venise.
Il y a encore une autre église à Alexandrie, appelée Saint-Michel, dans laquelle habitent aussi des Jacobites.
Dans cette église se trouvent les tombes des pèlerins chrétiens qui meurent à Alexandrie. Dans cette même église fut enterré aussi, avec la plus grande peine et douleur de nous tous, notre compagnon le noble et honoré seigneur, monsieur Jean comte de Solms et seigneur de Mützenberg, le plus jeune et le plus noble parmi nous. Après une grande et grave maladie qu’il supporta patiemment, après s’être confessé et après avoir reçu tous les sacrements, (p. 27) Dieu le (seigneur) tout puissant le rappela à lui de cette vallée de larmes dans l’éternelle joie céleste. Que Dieu le (seigneur) tout puissant lui soit clément et miséricordieux.
On nous montra aussi à Alexandrie l’endroit et le lieu où saint Jean appelé le grand aumônier, qui fut jadis patriarche d’Alexandrie, souffrit mort et martyre à cause de la foi chrétienne, comme raconte sa légende.
Dans les quatre fondiques des marchands chrétiens d’Alexandrie, fondiques déjà mentionnés, il y a de belles chapelles, bien décorées, avec des chapelains et des prêtres latins, et dans lesquelles nous entendîmes souvent la messe.
Pendant la période où nous étions à Alexandrie, beaucoup de bateaux et de galères mouillèrent au port et il y eut de nombreux actes de piraterie sur la mer ; en particulier les Vénitiens, qui étaient à l’époque en guerre contre le roi de Naples, pillèrent et saisirent un grand bateau arrivé de Naples chargé de beaucoup de marchandises. Il arriva aussi une galère plein de chrétiens qui habitaient au-delà de la mer et dans laquelle se trouvaient plusieurs Allemands qui nous racontèrent qu’ils ne transportaient rien d’autre dans la galère que des noisettes, estimées à dix mille ducats, lesquelles noisettes ne poussent pas en Orient et par conséquent y valent cher ; et il nous fut dit qu’elles pourraient même y être stockées sans se gâter ou devenir véreuses comme elles le font chez nous au bout d’un an. Ces mêmes jours, des Alexandrins, naviguant sur la mer, prirent également un bateau étranger qui voulait entrer dans le port. Après l’avoir attaqué et capturé ou saisi, ils se distribuèrent le butin comme des pirates. Il semble alors que si les bateaux, qui veulent mouiller à Alexandrie, ne sont pas bien équipés en armes et en hommes, ils se font piller dans le port. Mais aussitôt arrivés dans le port, ils sont en sécurité pendant le mouillage, car les Sarrasins protègent le port avec grand soin. À cet effet il y a pour la surveillance, à l’intérieur de la ville, deux collines faites de main d’hommes, d’où la vue s’étend loin sur la mer et aussitôt que l’on aperçoit les voiles, on l’annonce à l’Amitaldo, ou plus haut fonctionnaire, qui envoie un bateau rapide pour s’informer de la qualité et de l’origine du patron ainsi que des autres (personnes) qui se trouvent à bord. Bien que ce que je vais raconter maintenant paraisse mensonger, il en est pourtant ainsi en vérité. Cet Admiraldus a continuellement auprès de lui quelques pigeons apprivoisés qui sont habitués, peu importe où on les envoie, à retourner toujours dans la résidence de l’Admiraldus. Les bateliers ainsi envoyés dans les bateaux rapides en emmènent donc deux ou trois (pigeons) dans un panier et après avoir pris tous les renseignements, ils écrivent une note, la mettent au cou d’un pigeon et le laissent s’envoler. Il s’envole alors tout droit jusqu’à l’Admiraldo et lui porte le message. Mais si après l’envol du premier pigeon survient un fait digne d’en informer l’Admiraldo, on envoie l’autre pigeon de la même façon avec une note et le troisième etc. si besoin est. Ainsi l’Admiraldus sait longtemps avant que les bateaux n’arrivent dans le port, d’où ils viennent, et qui s’y trouve etc. On nous dit aussi que ce même Admiraldus possèderait plusieurs autres pigeons qu’il enverrait de temps en temps jusqu’au Caire, lorsqu’il aurait des informations importantes pour le sultan. Mais si les bateliers, envoyés par l’Admiraldo comme mentionné ci-dessus, ne peuvent avoir les renseignements de la part de ceux qui arrivent, parce que ceux-ci ne veulent pas les donner, ils en informent, par l’intermédiaire d’un pigeon, l’Admiraldo qui envoie aussitôt beaucoup de princes armés avec l’ordre d’attaquer et de piller le bateau ; ce qu’ils n’hésitent pas à faire, à moins que ceux qui arrivent soient plus forts comme mentionné auparavant.
Le vingt-neuf octobre, nous nous promenâmes dans la ville d’Alexandrie pour visiter en particulier les marchandises dans les fondiques, qui étaient tous remplis de grandes richesses, excepté seulement le fondique des Catalans, notre auberge, dans laquelle il n’y avait qu’un féroce léopard enchaîné. Dans cette maison, on rencontre souvent aussi les chrétiens et les Sarrasins qui mangent et boivent ensemble.
Là-dedans nous vîmes se promener plusieurs oiseaux appelés autruches, qui mangeaient du fer quand on leur en jetait. Les Vénitiens élèvent aussi un cochon dans leur cour, qui est le seul que nous vîmes jamais de l’autre côté de la mer, car les Sarrasins haïssent les cochons bien plus que les Juifs. Certes, ils n’auraient pas laissé non plus vivre celui-ci dans la cour, si les Vénitiens n’avaient pas obtenu du sultan, en le priant instamment de pouvoir le garder. Les Turcs ont aussi un fondique à Alexandrie ainsi que les Maures et les Tartares dans lesquels, lorsque nous les visitâmes, il y avait quantité de marchandises et grand commerce.
Mais ce qui nous était pénible à voir c’était les gens qu’on vendait pour des sommes minimes et modiques, hommes et femmes, garçons et filles et en particulier plusieurs femmes qui avaient encore des enfants au sein. Tous, avant d’être vendus, étaient examinés pour voir s’ils étaient sains ou malades, forts ou faibles.
Les filles se faisaient honteusement dévêtir et les garçons étaient forcés de sauter et de courir ; de cette manière, on cherchait soigneusement s’ils avaient ou non un défaut quelconque. (p. 28) Tous les fondiques des chrétiens sont fermés de l’extérieur chaque nuit par les Sarrasins afin que personne ne puisse ni entrer ni sortir et (on les ferme) également chaque fois que les Sarrasins se rassemblent dans leurs mosquées ou à des fêtes particulièrement importantes. Après avoir tout visité dans la ville, nous sortîmes jusqu’à la mer où il y avait grand monde autour des marchands qui remplissaient des sacs d’épices et d’aromates. En effet, lorsque, à dos de chameaux, on emmène les épices des fondiques jusqu’à la mer, les fonctionnaires sarrasins sont toujours présents. Ils vident les sacs dans d’autres récipients et cherchent si l’on ne sort pas, sans les dédouaner, d’autres objets précieux cachés sous les épices. Quand on manipule les épices, beaucoup de pauvres gens affluent, volent et vendent aussitôt ce qui se perd par le fait de vider et de remplir.
Le 30 octobre, dernier jour du mois, arrivèrent d’Afrique deux autres galères vénitiennes, appelées galères de Traffico, qui devaient également être chargées d’épices, comme les quatre qui étaient déjà chargées. Le même jour nous conclûmes le marché, pour notre retour, avec les patrons des galères et nous les trouvâmes plus durs avec nous que les Sarrasins. Parce qu’ils savaient que nous devions partir avec eux ils demandaient des sommes exagérées, et ainsi arriva-t-il que nous nous séparâmes, certains prirent l’une des galères, les autres une autre. Moi-même avec ma suite et l’honorable Monsieur Johan, chanoine et archidiacre de Transylvanie en Hongrie, et le frère Félix, maître-lecteur de l’ordre des prédicateurs d’Ulm, nous nous engageâmes avec Monsieur Sébastien Contereni, un patron, sur la galère duquel voulait voyager aussi le commandant et consul des Vénitiens à Alexandrie. Après ce contrat, nous demeurâmes encore de nombreux jours à Alexandrie, à notre grand mécontentement, à attendre que les galères se préparent et se disposent à partir. Pendant ce temps, le seigneur de Solms, comme déjà mentionné, quitta ce monde, et nous lui témoignâmes la fidélité qui lui était due, en le soutenant dans sa maladie et en l’enterrant après sa mort comme sa noblesse et ses vertus le méritaient. Que Dieu le tout puissant soit clément et miséricordieux avec son âme. Ce seigneur mourut en chrétien le soir de la Toussaint avec une grande piété et résignation chrétienne pourvu des sacrements. Après son décès, nous quittâmes Alexandrie et nous allâmes avec nos compagnons dans la galère retenue auparavant et nous restâmes auprès du patron dans la galère où désormais nous mangeâmes, bûmes et dormîmes. Il nous avait été recommandé d’embarquer secrètement huit ou dix jours avant le départ de la galère et de ne pas sortir nos bagages (de la ville) tous à la fois, mais de les porter petit à petit, jour après jour à la galère, car les Sarrasins font très attention aux personnes et aux marchandises qui passent la douane, ils les taxent lourdement aussi bien à la porte intérieure qu’à la porte extérieure et à la mer.
Le trente et un novembre, sur l’ordre du commandant, notre galère fut amenée à la hauteur du nouveau château, car tous les bateaux étaient maintenant prêts à partir. Alors tous les pèlerins, nos compagnons, qui étaient encore dans la ville, embarquèrent chacun sur sa galère, qui toutes selon l’ordre et la consigne (reçus) devaient suivre notre galère et s’arrêter près du château. Ce dernier est un château magnifique et solide qui renferme le port et le protège. Autour du port il y a beaucoup de rochers qui assurent sa sécurité et sur lesquels s’appuie une forte muraille qui va de la ville jusqu’à la mer. À l’extrémité de ces rochers et de la muraille, dans la mer, se trouve le château mentionné ci-dessus qui fut construit par le sultan actuel, suivant le conseil et la sagesse d’un mamelouk, un Allemand d’Oppenheim, une ville sur le Rhin, située entre Mayence et Worms. Ce mamelouk a depuis longtemps quitté les païens et est revenu à la foi chrétienne, riche et bienheureux. Dans ce port, aucun bateau ne peut entrer sans baisser les voiles en vue du château en signe de révérence envers le sultan. À cet endroit, à côté du château, les galères mouillèrent quatorze jours, aussi nous nous ennuyâmes et fûmes de mauvaise humeur. Pendant ce temps-là les patrons des galères et certains d’entre nous qui retournèrent en ville furent maltraités par les Sarrasins et certains furent même blessés. En plus, il y eut de la discorde entre les patrons car quelques-uns voulaient partir, d’autres rester plus longtemps. Mais le commandant intervint et ordonna qu’aucune galère ne parte avant que toutes les galères et que tous les bateaux ne soient prêts.
Le quinze du même mois, lorsque tous les bateaux furent prêts et le vent favorable, nous levâmes l’ancre, hissâmes les voiles et quittâmes le port d’Alexandrie. Bientôt la ville et le pays disparurent à nos yeux car étant poussé par un vent puissant, nous arrivâmes rapidement en haute mer et plus particulièrement notre galère qui était à la tête de toutes les autres. Peu de jours après, nous dûmes de nouveau manger des biscottes et (ce qui nous parut étonnant en mer) on nous donna des poissons, appelés esturgeons, venant du Danube. Mais comme le Danube coule aussi à travers la Turquie, les Turcs amènent ces poissons dans ces pays, à Alexandrie et au Caire etc. et là les patrons en commandent pour leurs galères. Nous naviguâmes d’Alexandrie vers la mer appelée Carpaticum en passant par la mer appelée Icarium. »275


275 Traduction : U. Castel (archives Sauneron, Ifao).

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​​​​​Voyageurs à Alexandrie VIe-XVIIIe siècles
Corpus des récits, édition 2015. Oueded Sennoune

JOOS VAN GHISTELE (1483)

Ghistele, van J., Le voyage en Égypte de Joos van Ghistele, 1482-1483, par R. Bauwens-Préaux, Ifao, Le Caire, 1976.

Né vers 1446 dans l'une des grandes familles de Flandre, Joos van Ghistele entre au service de Charles le Téméraire qui le fait chevalier. Après la mort tragique de ce dernier, en 1477, il revient à Gand où il est élu échevin. Entre les années 1481 et 1486, il accomplit le pèlerinage à Jérusalem et envisage également de se rendre dans le pays du Prêtre-Jean (Éthiopie), mais ce souhait reste à l’état de projet. À son retour, il est à nouveau élu échevin. En 1492, il occupe les fonctions de grand-bailli de Gand et devient conseiller et chambellan de Maximilien de Habsbourg. Cette relation est rédigée par le chapelain Amboise Zeebout, qui n’a pas participé au voyage, d’après les notes et les récits de Joos van Ghistele et Van Quisthout.276

p. [111]-[130] :

Chapitre 34
Comment ils partirent de Damiette pour aller à Alexandrie et de la situation de cette ville
« Ils arrivèrent à Alexandrie qu’on appelle aussi « Conopicum » ou « Rijschijd ». Cette ville a de très belles murailles, tours et portes, de sorte que de l'extérieur c'est une belle chose à voir. Elle est beaucoup plus longue que large, et elle s'étend sur toute sa longueur au bord de la mer. Elle a de doubles murailles construites en fausses braies. Séparées l'une de l'autre d'environ cinq décamètres, se dressent de grosses et grandes tours bâties en pierre blanches.
La température est très mauvaise dans les environs, si bien que quelqu’un qui y arriverait, y resterait quelque temps et ne prendrait pas garde, surtout au froid, deviendrait facilement malade, car il y fait très chaud et parfois si froid que c’en est fort étonnant. Il y pleut également si fort que l’on peut à peine marcher dans les rues, mais la pluie ne dure pas longtemps et ne pénètre pas loin dans l’intérieur du pays où le ciel est serein.
Cette ville est entourée de sable sec sauf le long de la mer et de la Barbarie où on ne voit que des marais dans lesquels vivent de grandes quantités d’oiseaux.
Un peu plus vers la droite, sur la côte, à environ cinq milles d’Alexandrie se trouve appelée « la Tour d’Arabie » où on monte toujours la garde. C’est là dit-on, que la belle Blanchefleur fut enfermée pour être offerte à un sultan d’Égypte à cause de sa beauté277 . Un jeune homme qui l’aimait, appelé Floris, la rechercha jusque-là et fit tant qu’il arriva dans sa chambre, dans cette tour au moyen d’un panier plein de roses dans lequel il fut monté et à cause duquel il leur arriva par la suite beaucoup de souffrance et de chagrin, ainsi qu’on peut le lire avec plus de détails, dans leur histoire.
Aux alentours de cette ville poussent plus de câpriers que partout ailleurs dans cette région, ils ressemblent assez aux groseilliers et se développent en largeur, comme le fait le pourpier. Les fruits sont les câpres, qui ont de petites semences jaunes comme les chrysanthèmes, mais il faut les cueillir avant qu’ils soient mûrs.
Arrivés donc à Alexandrie, ils trouvèrent deux doubles portes s'ouvrant en sens inverse et qui sont gardées de près : on demande à chacun qui il est ; d'où il vient et ce qu'il apporte, et chacun doit donner là un centième de sa fortune et un dixième de tous ses autres biens. Toutes les lettres qu'on a sur soi sont portées au seigneur de la ville qui les examine. Cela se passe ainsi car cette ville est une ville marchande, située sur la côte, qui forme frontière et qui fourmille de riches marchands venus de toutes les nations, comme des Turcs, des Barbares, des Espagnols, des Génois, des Vénitiens, des Italiens, des Catalans, des Abyssins, des Tartares, des Persans, des idolâtres, des Arabes et de toutes autres nations imaginables ; mais en vérité, il vaut mieux penser que cette manière d’agir est due davantage à l’avidité qu’à autre chose, car la visite d’Alexandrie représente pour le seigneur de l’endroit une source inestimable de revenus.
La plupart de ces nations ont chacune leur propre maison que l’on appelle là : « Fondigoes ». Les Vénitiens en ont deux car ils y sont très nombreux. C’est là que nos voyageurs logèrent avec les marchands qui y avaient leur logis. Ceux-ci les traitèrent si bien qu’ils ne purent rien payer durant tout le temps qu’ils y passèrent. Ces fondiques ont une forme assez carrée et ressemblent très fort aux « khans », logis qu'on a décrit précédemment, mais à l'intérieur ils sont différemment conçus, avec des allées et des étages, deux ou trois l'un sur l'autre, avec des chambres tout autour où logent les marchands ; les étages inférieurs sont de simples voûtes qui s'appuient chacune sur elle-même et où chaque marchand enferme ses marchandises.
Ces endroits sont appelés là magasins. Au milieu se trouve un emplacement où les marchands apportent, échangent, emballent ou déballent leurs marchandises. Chaque soir, lorsqu'il commence à faire sombre, les serviteurs de l'émir et seigneur de la ville viennent fermer tous les fondiques, afin que les marchands ne soient pas maltraités par les païens.
Quant à l'aspect de la ville, elle semble très belle et très riche de l'extérieur, mais à l'intérieur elle n'est en grande partie qu'une pauvre chose, car sur dix maisons, à peine six tiennent debout, sauf dans la rue Saint-Marc, qui traverse la ville de part en part, et aussi dans quelques rues qui mènent aux portes de la ville. Ces rues sont fort peuplées et ont de belles et riches maisons.
Mais cette ville a un grand défaut, car elle est dépourvue d’eau pure, à l’exception de l’eau de pluie, recueillie par les citernes, ou l’eau des conduites qui coule partout sous la ville. Cette eau vient d’un canal en provenance d’un bras du Nil qui passe à Rosette. Ce canal n’est pas alimenté en eau pour que des bateaux y naviguent, sauf lorsque le fleuve est en crue. Ce canal n’arrive qu’à une lieue de la ville et l’eau y est donc amenée par un grand nombre de conduites qui traversent le sous-sol de la ville et partout, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la ville, on a construit de grands puits carrés où celui qui le veut peut puiser de l’eau. Par ces puits, on nettoie les conduites chaque année, car sinon ces dernières seraient aussitôt sales et remplies de sable et si ces conduites n’étaient pas entretenues, il faudrait aussitôt abandonner la ville.
Ils virent également dans cette ville le sultan "Mayetto"278 , dont on a parlé précédemment, qui tenait fort bien son rang et qui passait ses loisirs parmi les oiseaux de proie ; les gerfauts, les laniers et de nombreux faucons et pèlerins. Pour les soigner, il paie cinquante ou soixante hommes, mais ils chassent peu devant le fleuve ; c'est-à-dire qu'ils chassent peu le héron, mais ils chassent plutôt dans les champs les bêtes sauvages dont il y a là abondance. Ces fauconniers ne pratiquent pas la pipée, ne font pas de bruits, ou ne crient pas comme chez nous, mais ils ont de petits tambours aux flancs sur lesquels ils frappent en faisant beaucoup de bruit, ce qui est très étrange et très agréable à voir et à entendre.

Chapitre 35
Comment ils durent marchander le prix qu’ils payèrent par tête à Alexandrie et d’autres histoires Dès leur arrivée à Alexandrie et quoiqu’ils fussent accompagnés de marchands habitant la ville, nos voyageurs furent appelés, en tant que marchands, par l’interprète de cette ville, appelé « Jennibeey », un mameluk. Celui-ci leur demanda d’où ils venaient et où ils voulaient aller. Ils répondirent qu’ils venaient de Candie et qu’ils venaient faire quelques achats. Là-dessus, il répliqua que c’était faux, qu’ils venaient de Jérusalem et du Caire, il leur dit aussi combien de temps ils étaient restés dans ces villes et qu’il désirait cinq ducats par personne pour son droit ; mais entre-temps ils parlèrent des marchands avec qui ils étaient venus et d’autres choses, de telles sorte qu’il se contenta finalement de deux ducats, en laissant tomber le droit au seigneur. Et s’ils continuaient à se conduire comme des marchands sans être reconnus, lui-même se tairait volontiers, dit-il, mais s’ils étaient reconnus, cela leur coûterait dix fois plus cher. Pendant qu’ils étaient dans cette ville, il arriva une chose triste à voir. De Barbarie vinrent dix fustes et deux belles galères, remplies d’hommes d’armes appartenant au roi de Tunis, avec à leur tête un grand seigneur de ce roi, qui voulait aller à La Mecque, où Mahomet fut enterré. Ils avaient fait prisonnier en pleine mer, en dehors du port d’Alexandrie, un petit bateau chrétien qui arrivait de Sicile avec du blé et d’autres marchandises, et, cet exploit accompli, ils débarquèrent à Alexandrie où on leur fit fête et leur offrit bonne chère. Le seigneur du château et presque toute la population allèrent à leur rencontre et les menèrent ainsi en triomphe à l’intérieur de la ville, tout en criant, chantant, jouant de la trompette, tant et si bien que l’on n’entendait ni ne voyait plus rien. Tous les compagnons de guerre, les pirates et les autres marchaient en tête, avec leurs épées et leurs boucliers, tout en se battant et en sautant, selon la coutume de ce pays. Les archers suivaient en ordre, derrière eux venaient les seigneurs du bateau, ainsi que les seigneurs de la ville, avec leurs mameluks et derrière venaient enfin les prisonniers, au nombre de vingt-trois, attachés l’un à l’autre par une grosse chaîne au cou. Les soldats et les enfants les frappaient tellement que ce spectacle faisait pitié à tout le monde. Ils traversèrent ainsi, au son des trompettes toute la ville pour qu’on puisse bien les voir. Le seigneur et d’autres hommes d’armes furent menés à la cour du seigneur de la ville. Quelques prisonniers furent, d’après ce que l’on raconte, tués, et les autres furent emmenés en Barbarie. Nos pèlerins, ainsi que d’autres marchands, firent de leur mieux pour en acheter quelques-uns, mais cela ne réussit pas.

Chapitre 36
Des églises, endroits et choses que l’on voit à Alexandrie, ainsi que des pigeons qui portent des lettres Pendant qu’ils séjournaient à Alexandrie, on les emmena visiter la ville. Et en allant à la porte de « Rousette », ils rencontrèrent d’abord une église appelée Saint-Saba qui se trouvait à main gauche dans la rue, c’était une fort belle bâtisse qui ressemblait à un couvent grec. Au milieu il y a une sorte de chaire maçonnée en pierre, à laquelle on accède des deux côtés par huit marches. Cette chaire est si haute qu’un homme peut passer debout en dessous. Elle est couverte tout autour de plaques de marbre blanc. C’est là qu’il chante l’Évangile et que se déroulent beaucoup d’autres services religieux, suivant leurs rites. Le choeur est fermé, suivant l’usage grec, et à gauche du choeur, il y a une chapelle avec un autel. À main gauche dans cette chapelle pend une statue de Marie peinte jusque sous les épaules, c’est une des statues faites par saint Luc, comme on le dit de la statue de « Sardenay »279 et de celle qui est à Rome. Elle est peinte en couleur brune, qui ressemble à la couleur de la chair, car un peu de rouge perce à travers le brun, le nez est long, le menton a une fossette et quelques petites fossettes creusent également les joues, la bouche est petite, les lèvres sont rouge cerise, les yeux sont noirs et l'expression du visage est assez noble, telle est donc l'apparence de cette statue.
À l’endroit où se trouve cette église, la pure sainte Catherine pleura quelque temps lorsqu’elle vint de Chypre, après la mort de son père.
De cet endroit, on les mena vers la rue de Saint-Marc, la plus belle de toute la ville et le long de laquelle le saint évangéliste saint Marc fut traîné, attaché à la queue d’un cheval, jusqu’à l’extérieur de la porte qui mène à Rosette, jusqu’à un endroit où se trouve l’église construite en l’honneur du saint chevalier saint Georges. Là, le saint évangéliste fut décapité et transporté ensuite à Venise, d’après ce qu’on raconte.
Arrivés environ au milieu de cette rue, dans une petite rue de traverse, à gauche, ils virent le cachot dans lequel sainte Catherine fut emprisonnée.
C'est une petite pièce voûtée où on loge à présent diverses bêtes. À droite en entrant, derrière la porte, il y a un trou dans le mur, on ne peut pas le fermer en le maçonnant d’après les dires des chrétiens. Il semble que c’était jadis une porte qui a été maintenant entièrement maçonnée à l’exception de ce trou. On raconte que c’est par ce trou que sainte Catherine prêchait souvent le peuple et répandait la parole de Dieu. Juste devant cette prison se dressent deux colonnes de marbre, chacune d'un côté de cette petite rue, elles ont quelques petites taches rouges et ont sensiblement la couleur de la pierre qui se trouve à Jérusalem à l'endroit où Saint Matthias fut choisi comme apôtre, après que Judas se fut pendu. Ces colonnes ont une hauteur d'environ six brasses. Elles semblent avoir été maçonnées à moitié dans le mur de cette maison et à moitié en dehors. C'est à ces colonnes, dit-on, que furent attachées les roues avec lesquelles la sainte vierge Catherine aurait été martyrisée, elle y fut décapitée, et portée par les anges de là jusqu'au mont Sinaï où son corps fut ensuite trouvé et amené à l'endroit où on le visite aujourd'hui, ainsi qu'on va le décrire ci-après plus longuement.
On raconte aussi que les païens ont souvent essayé d’enlever les colonnes mais ils n’y sont jamais parvenus, car ils furent chaque fois retenus par de telles entraves qu’ils les laissèrent à leur place et n’y touchèrent plus. Quoi que d’aucuns disent qu’elle fut décapitée à cet endroit, d’autres cependant prétendent que le supplice eut lieu en dehors de la ville, là où se trouvent encore deux belles colonnes.
Dans cette même rue, que l’on appelle le grand « Besaer280 » de Saint-Marc, il y a encore une autre église, construite en l’honneur de saint Marc, à l’endroit où il habita et où il fut prisonnier, le jour de Pâques, alors qu’il disait la messe. Il fut ensuite traîné par terre, une corde au cou, tout le long de cette rue, jusqu’à l’endroit où il fut décapité et enterré jusqu’à ce que son corps fût transporté à Venise.
Cette église est tenue par des chrétiens jacobites.
Ensuite nos voyageurs furent conduits à une autre église encore, dédiée à saint Michel, également tenue par les mêmes chrétiens. Ils y virent le tombeau du comte Jean de Solms qui était arrivé là en venant de Jérusalem et du monastère de Sainte-Catherine et du Caire avec d’autres nobles, pour retourner chez lui à bord de galères d’Alexandrie et de « Trasigo » qui étaient là en ce moment ; parmi ces seigneurs, il y avait Bernard van Breydenbach, Philippe van Bicken, Maxime Smasmus Van Koppelsteyn, Fernand van Mernawe, Jaspar van Bulach, Joris Marcx, Nicolas de Groote, Henri van Schwenberg, Zegemont van Marszbach, Pierre Velsch, Jean Basinus, un jacobin et deux moines franciscains appelés Thomas et Paul.
Nos voyageurs connaissaient ces deux derniers car ils les avaient souvent rencontrés à Jérusalem.
On leur montra également un endroit où se trouvaient beaucoup d’édifices plus vieux encore et délabrés. Il y avait là une pierre carrée, de couleur rouge, si haute qu’un bon lanceur pourrait à peine lancer sa fronde par-dessus. La base de cette pierre est assez large et le sommet est pointu. Sur tous les côtés sont gravés d’étranges animaux, des oiseaux et d’autres figures qui tiennent lieu de lettres, si bien que personne ne peut les lire à présent, tout comme ceux qu’on peut voir dans les grandes pyramides et les vieilles chapelles de l’autre côté du Nil. Cette pierre ressemble beaucoup à celle qui se trouve à Matarièh281 ; il en existe trois semblables dans le pays, à savoir les deux précitées et une troisième à Constantinople282 pour montrer l’étendue de sa puissance. On lit des histoires analogues au sujet d’Alexandre, de Jules César, d’Hercule et de biens d’autres princes célèbres.
Dans cette ville il y a deux hautes collines, faites avec grand labeur et grand art. Sur l’une se trouve une grande tour carrée où l’on monte toujours la garde, et lorsque les veilleurs aperçoivent des bateaux, ils font des signes à l’aide de petits drapeaux qu’ils élèvent et indiquent ainsi leur nombre et leur pays d’origine.
Dans cette ville ainsi que dans d'autres endroits en Egypte, on a recours à un moyen très étonnant, et c'est le suivant. Les grands seigneurs, les marchands et d'autres encore ont généralement tous les pigeons apprivoisés qu'ils envoient porter des lettres et qui reviennent ensuite à l'endroit d'où ils sont partis.
De cette façon, dès que les marchands aperçoivent des signes envoyés par les veilleurs, ils vont aussitôt trouver le seigneur de la ville et lui demandent de bien vouloir leur prêter une de ses barques à rames pour aller à la rencontre de ces bateaux et les saluer courtoisement.
Dès qu'ils ont la permission, ils mettent des hommes dans la barque et rament vers les grands bateaux qui sont encore loin en pleine mer, et ils emmènent avec eux un des pigeons apprivoisés. Arrivés aux bateaux, ils s'informent des marchandises que ceux-ci apportent et ils écrivent aussitôt une petite lettre qu'ils suspendent au cou du pigeon ou sous son aile et le laissent s'envoler ; le pigeon revient aussitôt à la maison où il a été élevé. Les marchands, qui l'attendent, l'attrapent et examinent la lettre, et s'ils pensent que cela peut leur être utile, ils prennent aussitôt un autre pigeon et le font voler vers le Caire ou vers Damiette pour avertir leurs collègues de l'arrivée des marchandises et pour qu'ils soient sur leur garde. De même les seigneurs s'envoient l'un l'autre des pigeons dès qu'ils en ont besoin. Il y a là énormément de pigeons qui sont utilisés pour les messages courts et rapides, mais quoique diverses personnes aient des pigeons, personne ne peut les faire voler avec des lettres sans la permission du seigneur de la ville.

Chapitre 37
De diverses curiosités situées en dehors d’Alexandrie
Lorsqu'un Chrétien vient pour la première fois à Alexandrie et veut aller se promener en dehors de la ville, il doit donner pour ce premier voyage un demi-ducat, et ensuite il peut sortir aussi souvent qu'il veut, sauf les pèlerins, car ceux-ci ne peuvent sortir sans la permission du seigneur de la ville.
Et, une fois à l'extérieur du côté de la mer, les chrétiens ne peuvent pas non plus dépasser certaines limites vers la gauche, qui sont d'ailleurs indiquées, étant donné qu'on ne veut pas que soient vues la ville et l'étendue de sable située entre la mer et la ville car il suffirait de peu de chose pour transformer cette étendue de sable en île, en la coupant du continent, et ensuite il suffirait d'en faire une place-forte dirigée contre la ville.
Mais en tout cas, il est permis d’aller jusqu’au vieux château, qui est un bâtiment très solide avec une grosse et forte tour, mais pas plus loin. Et, plus loin, en direction de la mer, à environ six ou sept portées de trait, le sultan actuel a fait construire un nouveau et beau château, appelé « Le Ferrelon ». Ce château est situé de façon presque semblable à la manière néerlandaise, si bien que de là on peut bombarder tous les navires qui se trouvent dans le port. Il a toujours un capitaine propre qui ne dépend pas du seigneur de la ville.
On a construit des murs qui touchent presque au vieux château, avec de solides tours, séparées l’une de l’autre par quinze ou seize décamètres. Cette promenade est très belle, particulièrement lorsqu’arrivent des navires étrangers, elle permet aussi de voir à quelle nationalité appartiennent ces étrangers.
Sur l'étendue de sable dont on vient de parler, il y a un moulin-à-vent, en pierre blanche, comme on en voit beaucoup en Artois, mais en Égypte, c'est une curiosité car on n'en trouve pas un dans tout le pays.
De l’autre côté d’Alexandrie et à environ une portée de trait des portes se dresse, sur une colline de sable, une colonne faite d’une seule pierre, très grande et extraordinairement haute si bien qu’un bon frondeur ne pourrait lancer une pierre au-dessus ; cette colonne est si grosse que six brasses suffiraient à peine à en faire le tour. Au sommet et à la base, elle a un double pied. Elle s’appelle la colonne de Pompée, parce que sa tête et les cendres de son corps, amenées par un de ses chevaliers appelé Putrecordus283 , y furent déposées.
On raconte aussi que sur cette colonne se trouvait une idole qui tomba par terre et se brisa sous l’effet de la prière de la chaste et cultivée sainte Catherine. Celle-ci surpassait en connaissances tous les docteurs et femmes savantes qui ont jamais existé, comme la fille de « Tiri »284 , la mère de « Dionisii »285 , « Calpurina »286 , « Siterea »287 , « Ithobertina » ou « Lesbia »288 , « Sappho »289 , « Centona »290 , qui a écrit en remployant des vers de Virgile, « Aresia », encore appelée « Androgenes », « Gaeya » qui parle bien, « Forne », « Angeriona » la doctoresse291 , la nymphe « Carmentis »292 , que l’on appelle « Nicostrata », qui inventa la première l’alphabet latin, « Minerve » qui inventa les chiffres et la manière de tisser les draps, « Noema », soeur de « Tubals » et de Cérès, et encore bien d’autres qu’il serait trop d’énumérer ici et qui ne surpassèrent pas en connaissances la chaste vierge sainte Catherine. »

Chapitre 38.
De divers endroits qu'ils visitèrent après avoir quitté Alexandrie et en retournant au Caire Après que nos voyageurs eurent séjourné quelques jours dans cette ville et eurent fait bonne chère, ils demandèrent aux commerçants avec qui ils étaient venus des conseils afin de pouvoir retourner au Caire et terminer leur voyage. Les commerçants les leur donnèrent volontiers et ils prêtèrent un de leurs serviteurs qui connaissait bien la langue (du pays).
Après avoir fait leurs bagages et pris congé, ils franchirent les portes de la ville, et, laissant à main droite la colonne de Pompée, ils prirent le chemin vers la gauche en direction de la mer. Ils arrivèrent ainsi à une montagne de sable, pas très haute, qui s'étend sur cinq ou six milles et sur laquelle on ne voit que de grands tas d'édifices en ruines, extraordinairement grands et gros. Le long de ce chemin qui mène à Rosette se trouve une espèce de fortification presque remplie de sable et sur laquelle il y a de grandes et grosses fondations de murs. On raconte que là s'élevait jadis la plus vieille ville d'Alexandrie, que le roi Alexandre fit construire d'après une de ses villes situées en Macédoine et appelée Pella, par une personne appelée "Demoratus", ainsi que Vitruve en parle in Prologo primi libri de Architectura. C'était la capitale de toute l'Égypte, où résidèrent divers rois, tous appelés Ptolémée.
À cet endroit se trouvait une des bibliothèques les plus célèbres, elle contenait des ouvrages sur toutes les sciences, écrits dans toutes les langues connues à ce moment dans le monde entier. Mais à l'époque où les Romains prirent la ville, ainsi qu'on peut le lire chez les divers savants, la bibliothèque fut brûlée et pillée de fond en comble.
On dit aussi que dans cette vieille ville existait une île appelée "Farus", sur laquelle se trouvait une tour, le long de la côte et où on montait toujours la garde. Cette tour reposait sur quatre voûtes de verre qui semblaient la soutenir à elles seules. Certains disent que c'est le roi Ptolémée Philadelphe qui la fit construire, d'autres disent que c'est Alexandre. Et c'est l'une des sept merveilles du monde dont parlent les savants et, plus longuement Pline.
Après avoir parlé ici d'Alexandrie, il faut dire qu'il y a dans le monde, il est vrai, beaucoup de villes appelées Alexandrie, comme Alexandrie en Égypte dont on a parlé maintenant : il y a une autre Alexandrie en Asie, près de l'endroit où se trouvait jadis la grande et célèbre ville de Troie et une troisième en Scythie sur le fleuve "Tanays", qui séparait l'Europe et l'Asie, ainsi que le raconte plus en détail Quint-Curce et Justin.
À cet endroit se trouve encore, lorsqu'il a beaucoup plu et que la terre est un peu ouverte, beaucoup de vieilles pièces qui n'ont plus de valeur, de beaux camées, des cornalines et d'autres pierres sculptées en diverses figures faite par une femme appelée "Marsia" qui surpassait dans cet art tout le monde et dont on parle beaucoup dans divers livres. Les gens de l'endroit en apportent chaque jour beaucoup à Alexandrie et les y vendent très bon marché.
Après voir dépassé cet endroit, on arrive à un beau plateau, si égal qu'on pourrait rouler jusqu'à son sommet, et qui s'étend sur environ six milles.
Ensuite ils descendirent vers la gauche et arrivèrent tout de suite à la mer qu'on longe pendant dix milles jusqu'à une ville appelée Rosette, en laissant à gauche la mer et à droite un grand massif de sable plein de dattiers. Après avoir dépassé ce massif, ils laissèrent la mer à main droite et continuèrent ainsi à avancer jusqu'à la ville de Rosette, qui est un bel endroit habité, mais qui n'a ni portes ni murs. »


276 Ghistele, van J., Le voyage en Égypte de Joos van Ghistele, 1482-1483, par R. Bauwens-Préaux, Ifao, Le Caire, 1976, p. [I]-[XI].

277 Allusion au roman moyen-néerlandais « Floris en Blancefloer » écrit par Diederik van Assenede vers 1250. Blanchefleur ne fut pas vendue à un sultan d’Égypte mais à l’émir de Babylone. Toutes les notes de ce texte sont de R. Bauwens-Préaux.

278 « Il s’agirait du sultan Ahmed al-Mueyyed qui après avoir régné quatre mois renonça au trône et passa le reste de sa vie à Alexandrie. »

279 Lieu non indentifié qui doit se trouver entre Damas et Hama.

280 Du persan, marché.

281 Obélisque de Sésostris Ier à Héliopolis.

282 Il s’agit d’un obélisque de Thoutmosis III érigé à Constantinople par Théodose II.

283 Il s’agit d’un officier de Pompée, appelé Cordus, cf. notamment Lucain, Guerre civile, 8, 715.

284 Didon la Phénicienne (Tyr).

285 Sémélé.

286 Elle épousa Jules César en 59 av. J. -C.

287 Cythérée ou Vénus, dont le lieu de naissance passait pour être l’île de Cythère.

288 La femme dont s’éprit Catulle porta le sobriquet de Lesbia, son nom réel étant Clodia.

289 Poètesse de Lesbos.

290 La poètesse Proba composa vers 360 de notre ère un Cento virgilien.

291 Déesse romaine de la douleur.

292 Joua un rôle de prophétesse.

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ANTONIO EL CRUZADO (1483)

El Cruzado, A., Misterios o estaciones de Jerusalem y de toda la tierra Sancta, Séville, 1515.

Antonio el Cruzado, frère des ordres mineurs, est originaire de Séville.293

Non paginé
« De la ciudad de Alexandria
La ciudad de Alexandria es ciudad imperial y fue de las ciudades solennes del mundo, es esta ciudad florecio mucho la cristiandad y fue cabeça y sumdamnero de los santos padres de Egypto segun que se lee en viris patru ca aun agora e delrredor del aquesta dicha ciudad ay ciertos monesterios en el torno y circuyto della al modo del bivir de los antiguos padres. En esta ciudad fue derramada mucha sangre y rpianos294 confessando la ley de rpo295 : entre los quales en esta ciudad es una calle que traviessa la ciudad por medio de las solennes calles cue pueden ser en ciudad del mundo la qual se llama la calle del san marcos : en esta calle fue sant marcos evangelista apedreado : y junto a esta calle esta la carcel en que fue ecarcelada santa catalina : la qual oy en dia los moros tienen cerrada : y un moro tiene la llave y ha cuidado de abrir la cava y cuando los rpianos296 assi pegrinos como navegantes que vienen a esta dicha ciudad y quieren entrar a visitar esta bendita carcel : y reciben del cada uno algun tributo no es cosa de terminada : saluo cada uno como se conviene con el dicho moro. Alla puerta de esta dicha carcel son dos colunas o marmoles bien solennes en grossura y en altura : son puestos a manera de horca en los quales fueron puestas las ruedas de las navajas : y esto es quasi en medio de la ciudad : y por que a questa ciudad es toda de terrados : o a manera de açoteas : assi que toda la gente tambien se passean por encima de las casas como por encima de la tierra : y porque esta era muger y de rato valer y saber dieron orden que este instrumento o suplicio fuesse en medio de la ciudad porque todas las mugeres assi viejas como moças recibiessen castigo en una tan cruel muerte como ordenavan dar a esta senora : assi que las dichas colunas senore avan todas las casas de la ciudad. E porque he avido proposito de no entender en este breve tratado saluo de las cosas spirituales no quiero mas decir de aquesta ciudad : della yo podria decir muchas cosas ; no solamente desta mas y otras ciudades de Egypto que son en tierra santa. »


293 Garcia-Romeral, C., Diccionario de viajeros españoles desde la edad media a 1970, Madrid, 2004, p. 57.

294 On doit lire cristianos.

295 On doit lire cristo.

296 On doit lire cristianos.

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FRANCESCO SURIANO (1481-1484)

Suriano, F., Il trattato di Terra Santa e dell’ Oriente di Frate Francesco Suriano, Missionario e viaggiatore del secolo XV (Siria, Palestina, Arabia, Egitto, Abissinia, ecc.), par G. Golubovich, Milan, 1900.

Le Vénitien Francisco Suriano (1450-1529) voyage tout d’abord comme marchand, avant de devenir moine de l’ordre des observantins de saint François en 1475. Ce récit est écrit à la demande d’une religieuse du couvent de Sainte-Lucie à Foligno. Plus tard, en 1514-1515, il devient émissaire du pape pour les Maronites et supérieur d’un couvent en Ombrie en 1528-1529.297

p. 17-18 :

Chapitre IX « Dépense des pèlerins qui vont à Alexandrie et de là à Jérusalem.
Tout d’abord : à l’émir de la ville : 6 ducats
Au Nader de la ville : 3 ducats
Au Grand Diodar : un demi-ducat
Au Nachibeger : un ducat
Au Luelli : un ducat
Au Nachib : un ducat
Au secrétaire de l’émir : un ducat
Aux colombiers, gardiens de la porte : un ducat
Au scrivan de la porte intérieure : un ducat
Au Turciman du Sultan : un ducat
Au Meseto de la marine : un ducat
Au Macademo de Dachtum : quatre gros
Aux protonotari de la marine : cinq gros
Au fontegar (gardien du comptoir) : deux gros
Pour le sauf-conduit, quand ils le demandent : un ducat
Lorsque les pèlerins partent au Caire ils donnent tous ensemble aux différentes personnes c’est-à-dire au Nachi, au Bezes, au Grand Diodar, aux assistants de l’émir, sept ducats.
Au Mamelouk qui les accompagne jusqu’au Caire, cinq ducats.
Au grand Turciman du Sultan, en rentrant au Caire, chaque pèlerin paye cinq ducats.
Lorsqu’ils passent par la porte de la marine à Alexandrie, ils sont inspectés et s’ils transportent de l’argent, ils doivent payer un ducat pour cent. »

p. 182-183 :

« De ce fleuve, on envoie l’eau à Alexandrie par un très grand canal creusé à main d’hommes. C’est sur ce canal, au moment de cette inondation, que les germes des Mores et les barques vont et viennent transportant les marchandises du Caire ; cette eau alimente la ville toute l’année. Et il est extraordinaire de voir l’allégresse et la joie de tous les Alexandrins, lorsque arrive cette eau. A ce moment-là, on attrape beaucoup de crocodiles. »

p. 186-188 »

Chapitre CXXXIV
Commencent les pèlerinages de la ville d’Alexandrie d’Égypte
« Il y a, dans la ville d’Alexandrie, l’église Saint-Georges, qui fut d’abord la maison où naquit saint-Jean l’Aumônier.
Item, l’église de Saint-Sabas
Item, l’endroit où fut martyrisée sainte Catherine, vierge et martyre, là il y a une indulgence plénière.
Item, la prison où elle demeura douze jours ; près de cette prison il y a deux colonnes ; là Maxence déposa les roues pour le martyriser.
Item, près des murs de la ville, à l’extérieur, il y a une très grande colonne, au-dessous de laquelle se trouvait autrefois l’idole que Maxence faisait adorer ; là on montre l’endroit où se tenait sainte Catherine lorsqu’elle reprochait à Maxence sa stupidité.
Item, à l’église de Saint-Marc l’Evangéliste, où il fut décapité et enseveli.
Item, une longue et large rue, qui passe au milieu de la ville, appelée Brecholi, tout au long de laquelle saint Marc fut traîné, attaché à la queue d’un cheval, jusqu’au milieu où il fut martyrisé, par des endroits escarpés et rocheux.

Chapitre CXXXV
De la grande et noble ville d’Alexandrie
La ville d’Alexandrie est grande ; elle a un pourtour de six milles et demi. Elle est entourée de murailles et de braies jusqu’à nos jours. Bien qu’autrefois elle ait été une ville de premier plan et très célèbre, de nos jours c’est une ville en ruine et peu habitée ; si ce n’était en raison de la quantité de marchandises qui y parviennent et pour être le port de la ville du Caire, elle serait totalement inhabitée à cause de son climat désastreux. Cette ville, jusqu’à nos jours, est agrémentée de nombreux jardins, possède des fruits en abondance, mais il n’y a pas de vigne ni de grenades. Il y a très peu de viande, une assez grande quantité d’oiseaux, peu de blé, mais beaucoup de riz et les meilleurs câpres du monde.
Dans cette ville, qui est très ancienne, ont été martyrisés plusieurs saints. Cette ville est à quatre-vingt-dix milles du Caire et à une journée de Rosette, une des embouchures où le Nil se jette dans la mer Méditerranée. Il y a dans cette ville un château où habite l’émir de la ville. Dans la cour du château, il y a une aiguille, comme celle de Saint-Pierre de Rome, mais plus belle car elle est entièrement gravée de figures en relief. Cette ville a deux ports : l’un s’appelle le vieux-port qui est grand et en sécurité, là on ne laisse entrer aucun navire chrétien. L’autre port est grand et assez sûr, le sultan y a fait faire une entrée très fortifiée qui est comme une forteresse du port, en un lieu appelé Faviglione ou plutôt Pharion, où anciennement une lanterne y était allumée chaque nuit pour la sécurité et la sauvegarde des navires qui y arrivaient. On apercevait sa lumière en haute mer. On faisait ainsi car toute l’Égypte est bien plus basse que la mer et il était facile de périr. Pour la sécurité, les marins se dirigent à l’aide d’une sonde (ou bolide) : autant de pas mesure la profondeur, autant de milles ils sont éloignés de la terre. Mais depuis la construction de ce bâtiment, les navires chrétiens n’y rentrent plus car ils ne pourraient plus en sortir comme ils le veulent.
Dans cette ville, chaque nation chrétienne a son Fontego, l’endroit où sont les marchands. Les Vénitiens qui commercent plus que les autres ont deux Fontichi, un grand et un petit.
Je pourrais raconter beaucoup plus de choses sur cette ville car j’y suis allé plusieurs fois entre mille quatre cent soixante-deux, date de mon premier voyage, et mille cinq cent trois. Lorsque je fus gardien la première fois au mont Sion, je me rendis à Alexandrie pour prêcher le carême, du temps de Aluvise Rimondi, le Magnifique, très digne consul de l’Illustrissime Seigneurie de Venise. »298


297 Bellorini, T., Hoade, E., Bagatti, B., Fra Francesco Suriano. Treatise on the Holy Land, Publications of the Studium Biblicum Franciscanum 8, Jérusalem, 1949, p. 1-11.
Schur, N., Jerusalem in pilgrims and travellers’s accounts, a thematic bibliography of western christian itineraries, 1300-1917, Jérusalem, 1980, p. 150.

298 Traduction : C. Burri, N. Sauneron (archives Sauneron, Ifao).

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GEROLAMO DE CASTELIONE (1486)

Castelione, G. de, Trattato della parte ultra mare zioe Terra Santa, Milan, 1491.

Le frère Gerolamo de Castelione est natif de Milan.299 Comme il a été spécifié, ce pèlerin reproduit la relation de Niccolo de Poggibonsi (1349). Se référer à la notice de ce dernier auteur.

p. 33b-34b :

Chapitre 131. De la noble ville d’Alexandrie
« La ville d’Alexandrie est belle ; elle est située au bord de la mer. De superbes et hautes murailles entourent la ville. À l’intérieur de la ville se trouvent de splendides maisons et de beaux palais. Au flanc de la ville se trouve un port magnifique ; là coule un fleuve majestueux, lequel prend sa source au paradis terrestre ; il s’appelle Nil. La ville possède de beaux entrepôts de marchandises, tenus par des chrétiens et autres nations. Elle est à une distance de trois cents milles de la ville du Sultan, Le Caire. Et c’est toujours par ledit fleuve que l’on y parvient. Une série de sanctuaires se trouve dans la ville.

Chapitre 132. De la pierre sur laquelle fut tranchée la tête de saint Jean-Baptiste et où furent décapités sainte Catherine et saint Marc.
Dans la ville d’Alexandrie, il y a une église de Saint-Jean-Baptiste dans laquelle se trouve une pierre sur laquelle fut tranchée la tête de saint Jean-Baptiste. Cette pierre fut transférée de la ville de Sébaste au lieu susdit. Aucun Sarrasin ne peut y accéder et ceci par miracle divin. À proximité de cette pierre se trouve l’endroit ou plutôt la maison où habita sainte Catherine. Cette maison est actuellement habitée par un amiral des Sarrasins. En parcourant cette rue, on tourne à main gauche. Là se trouvent deux colonnes près d’un palais. C’est ici que fut décapitée la vénérable sainte Catherine. À cet endroit fut bâtie une église en l’honneur de sainte Catherine. À présent, des Sarrasins y habitent. À cet endroit, on obtient une indulgence en rémission de ses péchés. Dans ladite rue il y a une église où se trouve l’endroit où fut décapité saint Marc l’Evangéliste. Là on a une indulgence de 7 ans.

Chapitre 133. Comment je suis allé au Caire de Babylone.
À un demi-mille, hors de la ville, se trouve l’endroit où se réfugia saint Athanase lorsqu’il fut recherché sous le règne de l’Empereur Constantin. C’est là qu’il fit cette profession de foi : “Quicumque...”. Ici on a une indulgence de 7 ans.
Je partis d’Alexandrie après avoir visité ces lieux saints. À un demi-mille de distance se trouve un fleuve, appelé Nil, qui descend du paradis terrestre. Là je m’embarquai sur une petite barque appelé « djerme » appartenant à des Sarrasins et nous fîmes voile vers la grande cité du Caire de Babylone. »300


299 Amat di San Filippo, P., « Biografia dei viaggiatori italiani colla bibliografia delle loro opere », dans P. Amat di San Filippo et G. Uzielli (éd.), Studi biografici e bibliografici sulla storia della geografia in Italia I, Rome, 1882-1884, p. 170-173. 300 Traduction : S. Sauneron (archives

300 Traduction : S. Sauneron (archives Sauneron, Ifao).

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OBADIAH JARÉ DE BERTINORO (1488)

Jaré de Bertinoro, O., « Obadiah Jaré de Bertinoro », dans E. N. Adler, Jewish travellers, New Delhi, 1995.

Le rabbin Obadiah Jaré de Bertinoro est originaire du Nord de l’Italie et émigre en Palestine en 1487. Il est considéré comme un grand savant. Son récit se compose d’une série de trois lettres dans lesquelles ses voyages sont mentionnés. Il semble avoir vécu à Jérusalem jusqu’à sa mort aux environs de 1500.301

p. 220-223 :

« Nous arrivâmes à Alexandrie, le 14 Shebat, fatigués et épuisés. Là Dieu nous favorisa aux yeux d’un homme généreux, très aimé même des arabes nommé R. Moses Grosso, le guide des Vénitiens. Il vînt à notre rencontre et nous délivra des Arabes qui demeuraient à l’entrée de la ville et qui pillaient les Juifs étrangers pour leur plaisir. Il m’emmena chez lui et c’est là que je dus habiter durant mon séjour à Alexandrie ; je lus avec lui un livre sur la Cabbale qu’il possédait, car il chérissait cette science. Ainsi pendant cette lecture, je lui plus, je gagnai son estime et nous liâmes amitié.
Le jour du Sabbat, il donna un dîner où il invita le Shepardi qui était venu avec moi, ses deux fils étaient aussi déjà présents lorsqu’il m’introduisit dans la salle à manger.
Le déroulement du repas traditionnel du Sabbat chez les Juifs se passe de la façon suivante dans tous les pays arabes. Ils s’asseyent en cercle sur un tapis, le serveur se tient à côté des convives ; toutes sortes de fruits de saison sont posés sur ce napperon. Alors, l’hôte prend un verre de vin, prononce la bénédiction de la sanctification (Kiddush) et le vide complètement. Puis le serveur prend le verre de l’hôte pour le proposer, toujours rempli, à toute l’assemblée afin que chacun le vide successivement. Ensuite, l’hôte prend deux ou trois fruits, en mange, et boit un second (p. 221) verre de vin pendant que les invités prononcent : « Santé et Vie ». Quiconque est assis à côté de lui prend un fruit et le serveur lui remplit un second verre en lui disant : « À votre plaisir », l’assemblée se joint à lui en prononçant : « Santé et vie » et on continue ainsi à tour de rôle. Puis une seconde variété de fruit est distribuée avec un autre verre rempli ; on continue ainsi jusqu’à ce que chacun ait vidé au moins six ou sept verres. Parfois, ils boivent même en sentant des fleurs fournies à cette occasion ; ces fleurs sont les dudaim que Rashi traduit en arabe par jasmin ; c’est une plante qui produit uniquement des blossoms d’un parfum délicieux et rafraîchissant. Le vin est exceptionnellement fort, surtout à Jérusalem où on le boit non-mélangé. Lorsque tout le monde en a bu en abondance, on apporte un grand plat de viande, chacun tend sa main, prend ce qu’il veut et mange vite, car ils ne sont pas très gros mangeurs. R. Moses nous offrit des sucreries, du gingembre frais, des dattes, du raisin, des amandes et des douceurs aux graines de coriandre. Un verre de vin est bu avec chaque sorte. Ensuite, suivit un vin de raisin très bon, puis du vin blanc de Crète et de nouveau du vin local. Je bus avec eux, ce qui m’égaya. Dans le pays des Arabes, il y a une autre coutume. Ils vont tous au bain le vendredi, puis, à leur retour les femmes leur servent du vin qu’ils boivent en grande quantité. Ensuite, on annonce le dîner. On mange quand il fait encore jour, avant la tombée de la nuit. Puis tout le monde se rend à la synagogue proprement et soigneusement vêtu. On commence par réciter des psaumes puis par exprimer sa reconnaissance à Dieu. La prière du soir s’achève deux heures après le crépuscule. Une fois qu’on rentre à la maison, on répète le Kiddush, on ne mange qu’un morceau de pain de la taille d’une olive, et on demande grâce à Dieu après le repas.
[Dans tout ce territoire, la prière du mincha est lu en privé le vendredi, sauf à Jérusalem, où les Ashkenazis (Allemands) (p. 222) ont cessé d’utiliser cette coutume ; la prière du mincha et du soir sont dites avec Minyan autant qu’avec nous. Ils mangent la nuit. La prière du soir ne commence que lorsque les étoiles sont visibles. Dans ces endroits, le Sabbat est plus strictement tenu qu’ailleurs. Personne ne quitte sa maison pendant le Sabbat, sauf pour aller à la synagogue ou au Beth Hamidrash (Maison de l’Étude). Il faut mentionner que personne n’allume de feu pendant le Sabbat ou n’a une lumière qui a été rallumée même par un Gentil. Tous ceux qui sont capables de lire les Saintes Écritures lisent toute la journée après avoir cuvé leur vin.]302
À Alexandrie, il y a environ vingt-cinq familles [juives] et deux vieilles synagogues. L'une est très grande et un peu endommagée, l'autre est plus petite. La plupart des personnes prient dans la petite [synagogue] parce qu'elle porte le nom du prophète Elie ; on dit que ce dernier apparut une fois dans l’angle sud-est où une lumière brûle constamment à présent. On dit qu’il réapparut à un vieil homme, il y a vingt ans. Dieu sait la vérité ! Dans tous les pays arabes, aucun homme ne pénètre dans une synagogue avec des chaussures aux pieds ; même en payant une visite, les chaussures doivent rester à l’extérieur, à la porte. Tout le monde s’asseoit par terre sur des nattes ou des tapis.
Alexandrie est une grande ville entourée de murs et encerclée par la mer, bien que les deux-tiers soient maintenant détruits et que beaucoup de maisons soient inhabitées. Les cours des maisons habitées sont pavées de mosaïques ; des pêchers et des dattiers y sont au milieu. Toutes les maisons sont grandes et belles, mais les habitants sont peu nombreux, à cause de l'atmosphère malsaine qui règne ici depuis beaucoup d’années. On dit que ceux qui ne sont pas habitués à l’air, et qui restent longtemps, meurent ou du moins tombent malades. La plupart des habitants ont des maladies d'yeux.
Les marchands viennent de toutes parts ; à présent, il y a quatre consuls : (p. 223) de Venise, de Gênes, de Catalogne et d’Ancône. Les marchands de toutes les nations doivent traiter avec eux. Les chrétiens sont obligés de s'enfermer dans leurs maisons tous les soirs. Les Arabes ferment les rues de l'extérieur et les rouvrent de nouveau chaque matin. Il en est de même vendredi, de midi au soir : pendant que les Arabes sont dans leurs maisons de prières, les chrétiens doivent rester dans leurs maisons, et celui qui est vu dans la rue, ne doit s'en prendre qu'à lui-même s'il est maltraité.
Le roi d’Égypte reçoit une somme d’argent importante grâce aux taxes sur les marchandises qui viennent à Alexandrie ; la taxe est très haute. On doit même verser deux pour cent sur la monnaie qu’on apporte. Quant à moi, avec l’aide de Dieu, je n’étais pas obligé de payer un droit d’entrer pour mon argent. Les contrebandiers ne subissent pas de peine spéciale de la part des douaniers égyptiens. »303


301 Shatzmiller, J., « Obadiah de Bertinoro », dans D. Regnier-Bohler, Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XII-XVIe siècle, Paris, 1997, p. 1358.

302 Ce paragraphe entre crochets est absent dans les éditions antérieures. Traduction : O. Sennoune.

303 Traduction : S. Fadel (archives Sauneron, Ifao).

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FLORENTIN ANONYME (du 19 au 22 juillet 1489)

Florentin anonyme, Illustrazioni in un anonimo viaggiatore del secolo XV, par G. Mariti, Livourne, 1785.

Prêtre voyageant avec un compagnon.

p. 11-15 :

« Giunti in Alessandria furono condotti davanti l’Almiraldo, o sia Governatore della Città, il quale aveva una gran Guardia di Mamalucchi, i quali ognuno sa che erano in origine Schiavi Cristiani allevati da piccoli ragazzi nella religione Maomettana, ed i quali ascendevano poi secondo la loro abilità, e talento alle maggiori cariche del regno, per cui il governo dell’ Egitto si disse poi il Governo deu Mamalucchi.
L’Almiraldo volle intendere da loro chi erano, ed in sua presenza fece aprire le lettere che seco avevano, e le fece poi leggere per vedere, e intendere se le medesime contenevano niente di sospetto.
Furono poi licenziati, e con certi Fiorentini che Mercanzie se ne andarono al Fondaco dei Castelani, ove furono molto bene accolti. I Veneziani, i Genovesi, e gli Anconetani similmente avevano in Alessandria i loro Fondachi, e i loro respettivi consoli. Chi non vi aveva console se ne stava, come segue anche presentemente in tutto il Levante, sotto la protezione di quel console a cui è raccomandata la sua Nazione, o in mancanza di cio si mette sotto quella Protezione, che piu gli fa comodo.
La parola Fondaco della quale si serve qui il nostro Scrittore esprime quei luoghi ove abitavano i Mercanti Cristiani per ragione di traffico, e dove erano i magazzini delle loro mercanzie, e le botteghe loro.
Mercatorum officina, cosi spiega questa voce il Muratori nelle sue Antichità Italiane, dove molto aggiustatamente releva esser questa una voce Araba che significa bottega di Mercante ; ed il Gollio presso lo stesso Muratori osservo, che l’Arabo Fondaqon est publicum Mercatorum hospitium, ubi cum suis Mercibus versantur.
Soggiugne il nostro Anonimo che tali Fondachi erano fatti a guisa di Casseri. Questa che è altresi una voce Araba, osserva lo stesso Muratori che a noi su trasportata dagli Arabi, e che significa presso di loro castello, fortificazione, e presso gli stessi nostri Istorici Fiorentini non manco tal voce per esprimere la cosa stessa, ma voce pero sempre originaria Araba.
È verissimo poi che tali Fondachi che si osservano tuttavi nelle città del Levante sono ordinariamente fabbriche riqudrate, e tutte rinchiuse da un muro castellano, e nelle quali si entra soltanto per une, o due porte, o piu secondo il bisogno, e l’estensione di tali luoghi ; e le quali la notte stanno serrate. Al presente pero si chiamano piu comunemente tali fabbriche colla denominazione di Kan, o Campo.
È un privilegio particolare che il Governo del Gran Signore accorda alle Nazioni Cristiane di avere i loro Kan, ove se vogliono stanno riunite tutte le Nazioni Europee, e dove stando la notte serrati sono anche piu sicuri da qualunque attentato, quantunque non venga loro proibito di uscire tutte le volte che vogliono, e a qualunque ora.
Nel tempo che i Principi Latini furono Padroni della costa della Soria usavano pure tali Fondachi, ed allora ciascuna Nazione Cristiana vi aveva il proprio Fondaco, ove esercitavano anche giurisdizione, e dove ciascheduno si governava colle proprie Leggi, il che fu poi appunto una delle causa per cui nel 1291 persero i Latini la Città di Acri, mentre disuniti di leggi, e di costumi era impossibile che piu potessero sostenersi in quelle Parti contro le forze riunite del Soldano Egiziano Melec-Seraf.
Il Fiorentino sbarco pure il regalo che andava al Soldano di Egitto, ed era questa una Lettiera riposta in piu casse.
S’intende dal nostro Viaggiatore che in Alessandria le monete pagavano all’entrare due per cento, dazio singolare, ed assai grave.
Parti poi di Alessandria per andare al Cairo il di 22 di Luglio 1489. Per uscire di Alessandria gli bisognava pagare Ducati tredici, ma egli ne fu esente mediante l’essere in compagnia del Fiorentino che passava al Cairo col regalo. »

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WOLF VON ZÜLNHART (décembre 1495)

Zülnhart, W. von, Reise Zülnharts nach Jerusalem, 1495, Augsburg, Stadtbibliothek Augsburg, 4° cod. Aug. 93.

Non paginé :

« Au lever du jour, nous partîmes sur des montures jusqu’à Alexandrie et nous y arrivâmes aux alentours de midi. Lorsque nous arrivâmes devant la porte, on laissa entrer les Mamelouks, quand à moi, on ne voulait pas me laisser entrer par la même porte. Je devais passer par une autre [en étant] accompagné d’un jeune garçon qui devait me montrer le chemin jusqu’à l’autre porte. Je donnai un madon au jeune garçon afin qu’il me montra le chemin jusqu’à la porte. Mais dès que le jeune garçon obtint le madon, il se sauva. Je longeai la muraille tout seul sur ma monture jusque devant la porte. Arrivé à la porte, je dus descendre du mulet et l’on m’emmena. Une fois à terre, j’ai dû ouvrir mon sac et mes bagages ; j’ai dû laisser fouiller toutes mes affaires. Quand ils finirent de fouiller toutes mes affaires, je dus me déshabiller et ils me fouillèrent partout ; ils trouvèrent sur moi plusieurs choses pour lesquelles j’ai dû donner un ducat. De plus, ils me volèrent aussi un autre ducat et je dus leur donner encore X autres madon. Quand ils me fouillèrent, ils trouvèrent sur moi II lettres que m’avait données le truzelman du sultan que je devais remettre, à Alexandrie, à deux commerçants de Venise dans le petit fontico. Muni de ces lettres, ils me conduisirent devant l’armazy d’Alexandrie ; toutes les lettres trouvées sur quelqu’un sont décachetées et lues par l’armazy. Ainsi, je devais aussi me présenter devant lui avec les lettres, mais l’armazy n’était pas là jusqu’à la nuit. Quand l’armazy arriva, je dus donner à quelqu’un un madon pour qu’il aille chercher un truzelman qui lit les lettres.
Quand il lut les lettres, ils m’amenèrent dans le petit fontico des Vénitiens, et là, les mêmes commerçants m’hébergèrent et m’accueillirent de façon agréable et honnête.
À Alexandrie, il y a IIII fondiques, les Vénitiens en ont deux, un grand et un petit ; dans le grand ils ont une église et un prêtre qui lit la messe presque tous les jours. Par ailleurs, il y en a encore deux autres, celui des Génois et celui des Catalans.
À Alexandrie il y a II colonnes304 qui sont faites de marbre rouge, grandes et élevées. Sur les colonnes, se trouvait la roue où sainte Catherine fut jadis martyrisée, et à côté, se trouve la prison où il fut enfermé. À Alexandrie il existe aussi une église du nom de Saint-Saba ; à l’intérieur se trouve une image très pieuse de la Vierge peinte par saint Luc. Les commerçants se rendent tous les matins dans cette église. Dans la ville il y a aussi une église du nom de Saint-Marc. Devant la ville, au dehors, au bord de la mer, il y a une église qui s’appelle aussi Saint-Marc, c’est là qu’il fut tué. Derrière le grand fontico des Vénitiens, se trouve le lieu où saint Marc fut capturé et depuis ce lieu-là, il fut traîné jusqu’à l’église devant la ville. À Alexandrie, il y a aussi une grande maison où se trouve un cloître ; sainte Catherine y aurait habité. C’était un grand bâtiment avec des murs épais et forts.
Devant la ville au bord de la mer, vers le ponant, il y a la porte de la Mer, c’est là que les navires déchargent.
C’est une très belle porte, à cet endroit précis, la ville est très belle grâce à ces murailles. Au bord de la ville devant la ville, il y a un beau château, d’où ils peuvent défendre et attaquer la Porte de la Mer. De l’autre côté du château et de la ville, il y a une autre Porte de la Mer, là, aucun Chrétien n’a le droit d’y aller ou de décharger parce qu’un présage des païens affirment que les Chrétiens prendraient la ville à cet endroit.
Alexandrie est une ville très ancienne et très grande, mais très ruinée ; maintenant la ville n’est plus jolie.
À Alexandrie, il y a deux montagnes dans la ville et aucun Chrétien n’a le droit d’y monter ; sur une des deux, vers la mer, il y a une tour où on monte la garde et sur l’autre il n’y a rien. Les deux sont hautes.
Dans la ville, il y a aussi une pierre haute et pointue, à proximité de l’église Saint-Marc devant la ville, qui s’appelle aiguille de pharaon, comme il y en a une aussi au Caire derrière le jardin de Balsam.
Il y a aussi une église qui s’appelle Saint-Michel.
Nous quittâmes Alexandrie, le samedi à midi sur un bateau. Dans mon groupe, il y avait un Vénitien et un Napolitain accompagnés de deux valets. Ainsi nous naviguâmes avec un bon vent jusqu’à lundi midi ; nous arrivâmes à Rhodes avant Noël, le 22 du mois. »305


304 Dans le texte allemand, on lit Schulen (écoles) qui doit être pris pour Säulen (colonnes).

305 Traduction : K. Machinek.

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ARNOLD VON HARFF (1497)

Harff, A. von, The Pilgrimage of Arnold von Harff from Cologne, through Italy, Syria, Egypt, Arabia, Ethiopia, Nubia, Palestine, Turkey, France and Spain, 1496-1499, par M. Letts, New York, 1990.

Arnold von Harff (1471-1505), originaire du Rhin inférieur, est chancelier au service du duc de Jülich. À l’âge de 27 ans, il accomplit un voyage qui dure trois ans. Son périple sort du cadre du simple pèlerinage. Il part de Cologne en direction d’Alexandrie, puis, avant de visiter la Terre sainte, il remonte le Nil, l’Éthiopie pour se rendre jusqu’à Madagascar. 306

p. 92-96 :

« Item de ce port nous naviguâmes en six jours par un vent favorable jusqu’à Alexandrie. Itemalors que nous nous approchions de la ville d'Alexandrie et que nous nous trouvions à trente milles italiens, le gouverneur d’Alexandrie, qu’on appelle Armereyo, nous envoya une délégation. L’Armereyo est choisi parmi les Mamelouks (qui sont les renégats chrétiens) et il est envoyé chaque année par le Sultan du Caire à Alexandrie pour gouverner la ville. Item il nous fit inspecter et nous demander qui nous étions et ce que nous voulions. Nous répondîmes que nous étions Vénitiens et que nous transportions de la marchandise.
Immédiatement les païens de l’Armereyo notèrent ces paroles sur une petite lettre qu’ils fixèrent sous l’aile des pigeons apprivoisés, qu’ils avaient apporté dans une corbeille et les laissèrent s’envoler. L’oiseau fut aussitôt dans le palais de l’Armereyo, apportant à ce dernier le message le renseignant sur nos personnes et sur les marchandises que nous avions chargées. Il fit connaître ces renseignements immédiatement au Sultan et à ce qu’on me dit de la même façon, c’est-à-dire à l’aide de pigeons volant entre d’Alexandrie et le Caire, où le Sultan tient sa cour, ce que pourtant je n’ai pas vu de mes propres yeux.
Item lorsque nous arrivâmes dans le port d’Alexandrie, qui est très vaste, nous passâmes en bateau devant un château fort qui se trouve dans la mer. Il a un double mur qui va du château jusqu’à la terre ferme tandis qu’il est flanqué de seize tours bien solides et fut construit récemment par Qayt Bay, le père du jeune sultan.
En passant devant le château nous devions baisser notre grande voile en signe de respect pour ce château.
On tira alors à partir de ce dernier mainte salve en signe de respect pour (p. 93) les Vénitiens ; nous en fîmes de même à partir de notre bateau. Item que nous eûmes jeté l’ancre dans le port d’Alexandrie, personne ne fut autorisé à quitter le bateau sauf le patron et mon dragoman, qui était un Mamelouk donc un des leurs. Ils se rendirent en ville auprès de l’Armarigo afin d’y demander pour nous un sauf-conduit tel qu’on en donnait aux marchands vénitiens. Chacun devait verser deux ducats, somme que les marchands vénitiens paient en général dans les villes païennes pour un sauf-conduit mais sur le prix de chaque cargaison qu’ils apportent ou transportent, ils doivent céder dix de chaque cent ducats au Sultan. S’ils avaient su que j’étais un pèlerin, j’aurais dû payer cinq ducats et j’aurais cessé d’être dans les bonnes grâces du seigneur à cause de ce subterfuge. Itemnous arrivâmes donc en ville et logeâmes dans le fondique vénitien, qui est un entrepôt de marchandises et dont les Vénitiens en possèdent deux dans cette ville, leurs serviteurs y étant logés aussi. Ceux-ci nous rendirent grand honneur nous servant des repas et des boissons pour un ducat la semaine. Item ce Fondique ou entrepôts sont fermés chaque soir du dehors par les païens et ouverts tôt le lendemain.
Après être resté deux jours dans le fondique pour me reposer je traversai à titre de marchand avec les autres la ville pour y bien examiner toute chose. J’observai et je pensai qu’Alexandrie n’est pas plus petite que Cologne. Pourtant l’intérieur de la ville est très délabré à cause de tous ces édifices tombés en ruine, mais elle a toujours des murs solides, des tours et fossés construits à la manière de chez nous aménagés quand la ville était encore chrétienne.
(p. 94) Item dans cette ville il y a deux collines artificielles, dont l’une est à peu près au centre de la ville et l’autre à un endroit plus élevé, sur laquelle se dresse une tour carrée. Sur cette tour est postée une sentinelle qui annonce l’arrivée des bateaux s’approchant de la ville. Autant qu’il en voit venir autant il dresse de drapeaux sur la tour. L’Armarigo envoie (alors) immédiatement des messagers avec des corbeilles de pigeons apprivoisés, comme je l’ai décrit plus haut, afin de voir quels bateaux s’approchent.
Item aux alentours de cette ville il y a un grand nombre de plaisants et beaux jardins ayant de jolis pavillons.
Ils y poussent une grande quantité de fruits rares, des oranges, des limons, des dattes, des canéficiers, des citrons, des figues, des bananes ainsi que d’autres fruits étranges qui tous sont très sucrés. Item à cause des grandes chaleurs dans ces pays, il n’y croît ni pommes, ni poires, ni prunes, ni cerises qui sont du froid par nature.
Itemvoici les lieux saints qu’on m’a montrés dans cette ville. On me conduisit à une petite grotte voûtée souterraine dans laquelle sainte Catherine resta prisonnière pendant douze jours sans prendre aucune nourriture corporelle. Avant d’entrer on doit payer un madyn, dont vingt-six valent un scheraff, ce dernier étant un florin païen, l’équivalent d’un ducat et frappé par le sultan. Item tout près de là se trouvent deux piliers de marbre rouge distants de douze pas l’un de l’autre, sur lesquels se trouvait la roue avec les couteaux tranchants qui auraient servi à martyriser sainte Catherine. Item en dehors de la ville il y a encore deux piliers de marbre rouge, dont l’un était de mon temps tombé (p. 95) par terre. En ce lieu, on trancha la vénérable tête de sainte Catherine. L’ange transporta son corps avec la tête, à quinze jours de voyage d’ici, à travers le désert Arabique, vers le Sud, sur une haute montagne appelé Mont Sinaï que je décrirai plus tard. Item en ville se trouve une église dédiée à St. Saba où sainte Catherine avait sa demeure. Il y a aussi une peinture de notre Sainte Vierge peinte d’après nature par saint Luc. Cette église appartient aux Grecs.
Item dans cette ville se trouve aussi une église dédiée à saint Marc, dans laquelle il a vécu longtemps et où il a été martyrisé et enterré. Maintenant elle est habitée par des chrétiens appelés Jacobites. Item une autre église appelée Saint-Michel appartient aussi aux Jacobites. C’est ici que l’on enterre les marchands ou pèlerins chrétiens de notre pays.
Item à Alexandrie, se trouvent de belles mosquées, qui sont les églises des païens et dans lesquelles ils font leurs offrandes à Dieu du royaume des cieux et à Mohamed leur prophète.
Item dans cette ville il y a six fondiques ou entrepôts où les Vénitiens, les Génois, les Catalans, les Turcs, les Maures, et les Tartares en possèdent un chacun dans lesquels ils commercent avec beaucoup d’animation, achetant et vendant de la marchandise. Aussi des hommes et des femmes chrétiens, des garçons et des jeunes filles qu’on a capturées en pays chrétiens y sont vendus quotidiennement à vil prix, pour quinze, vingt ou trente ducats, d’après ce qu’ils ont estimé. Tout d’abord ils inspectent tous leurs membres, selon s’ils sont en bonne santé, forts, malades, boiteux ou faibles, puis ils les achètent. Item j’ai aussi vu se vendre beaucoup de grives blanches dont on attrape de grandes quantités dans les jardins à l’aide de filets.
Item j’ai aperçu aussi beaucoup de grosses autruches se vendre et un grand nombre de léopards dont j’ai vu un jeune se vendre pour un ducat. Item le léopard est un animal terrible à voir. Il a une tête et un cou qui (p. 96) ressemble à celui du lion et un pelage rougeâtre avec des taches noires recouvrant son corps, de cette façon. (dessin)
Item cette ville d’Alexandrie se trouve en Syrie confinant en pays d’Égypte. Le grand roi Alexandre, duquel elle a gardé le nom, commença sa construction. Item il pleut très rarement dans cette ville, mais pendant la saison où le Nil déborde, il couvre le pays entier faisant ainsi pousser les récoltes. D’ailleurs les habitants n’ont pas d’eau douce dans la ville et pour cette raison, quand il pleut, ils la stockent dans des citernes.
Item quand nous eûmes tout bien inspecté nous négociâmes avec un mokari, (celui qui loue des ânes) pour que les ânes nous transportent d’Alexandrie à Rosette, à quarante milles le long de la mer. »307


306 Schur, N., Jerusalem in pilgrims and travellers’s accounts, a thematic bibliography of western christian itineraries, 1300-1917, Jérusalem, 1980, p. 147.

307 Traduction : P. Bleser (archives Sauneron, Ifao).
Tardivement, nous avons eu connaissance d’une édition plus récente de ce récit de voyage : Bleser, P., « Le pèlerinage du chevalier Arnold von Harff », dans Zum Bild Ägyptens im Mittelalter und in der Renaissance. Comment se représente-t-on l'Égypte au Moyen Âge et à la Renaissance ?, OBO 95, Göttingen, 1990, p. 59-141.

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16e siècle

PIERRE MARTYRE D’ANGHIERA (du 23 décembre 1501 au 16 janvier 1502)

Martyre d’Anghiera, P., Relationi del S. Pietro Martire milanese delle cose notabili della provincia dell’Egitto scritte in lingua Latina alli Serenisse di felici memoria Re Catolici D. Fernando e D. Isabella & hora recata nella Italiana, par C. Passi, Venise, 1564.

Pierre d’Anghiera, issu d’une des des plus illustres familles de Milan, naît en 1455 à Arona sur le lac Majeur.
En 1477, il se rend à Rome et se met au service du cardinal Ascanio Sforza Visconti puis de l'archevêque de Milan. Il y reste six ans et entretient des relations avec les littérateurs les plus distingués. Il se rend en Espagne en 1487 et entre au service du roi Ferdinand et de la reine Isabelle. Il quitte ensuite les armes pour l'état ecclésiastique. Il est chargé par la reine d'enseigner les belles lettres aux jeunes seigneurs de la cour.
En 1501, le roi Ferdinand l’envoie en mission auprès du sultan d'Égypte Qānṣūh al-Ġawrī pour le disculper des accusations portées contre lui par les Maures réfugiés d’Espagne et pour protéger les intérêts des pèlerins en Terre sainte. À son retour, le roi le fait conseiller pour les affaires de l'Inde et le nomme prieur de l'église de Grenade en 1505. Après la mort du roi, Pierre d’Anghiera conserve un crédit auprès du nouveau roi et obtient une riche abbaye de l'empereur Charles-Quint. Il meurt à Grenade en 1526.308

p. 22b-23 :

« Chapitre VIII. Description faite par le sieur Pietro Martire sur l’état de la ville d’Alexandrie, et le mauvais traitement que font subir les Mamelouks aux habitants pour obtenir de l’argent
J’eus l’autorisation de l’Amiral d’Alexandrie de pouvoir descendre à terre, car sans cela ils ne permettent à personne de débarquer. Et je pris logement chez un certain Filipo da Pareda, de Barcelone, consul des nations espagnole et française dans cette région. Dès mon entrée à Alexandrie, il expédia un messager au Caire (qui fut l’ancienne Babylone, et qui, à présent, est la capitale et le siège royal des provinces d’Egypte, de Judée et de Syrie) pour informer le sultan de mon arrivée ; car il est de coutume que toute personne qui veut aller au Caire attende d’abord un sauf-conduit du sultan avant de s’acheminer vers le Caire.
Donc, en attendant ce sauf-conduit, je commençai à observer les climats et à considérer à quel point Alexandrie était à cet égard éloignée, car elle constitue le troisième climat après Méroé ; et je sus qu’à cette période, dès que l’hiver arrive dans nos régions d’Europe, les hirondelles et les milans (qui en Espagne s’appellent milans royaux) ainsi que les autres oiseaux migrateurs viennent hiverner à Alexandrie ; en pleins mois de décembre et janvier, ils avaient de beaux arbres et jardins couverts de verdure.
Le sixième jour suivant mon entrée à Alexandrie, ne pouvant plus passer mon temps à ne rien faire, je commençai à me promener à travers la ville. Lorsque je vis cette ville, qui fut jadis si renommée et si grande, peuplée de tant d’habitants, si belle, si riche, siège des Ptolémées rois d’Égypte, maintenant à ce point ruinée et désolée, et en grande partie inhabitée, je fus saisi d’une telle pitié devant son malheur que j’en pleurai. Ô malheureuse cité, quelles murailles épaisses, quelles vastes rues, quelles belles façades de maison, qui montaient vers le ciel, quels grands arcs de portes, sont devenus cendre et ne laissent plus voir aucune trace ! je cherchais sans cesse d’où était venue cette ruine lamentable, et différentes raisons m’en étaient présentées. Certains pensaient que cette ruine était venue suite à une grande peste ; d’autres des guerres et des émeutes de ses habitants ; mais la plus grande partie s’accordait à dire que le dépeuplement était dû à la cruauté des califes et des sultans qui se succédèrent dans cet État, aux califes, après que le siège royal eut été transféré au Caire ; et surtout à la tyrannie cruelle des esclaves mamlouks. De fait, à l’élection de chaque nouveau sultan, ces pauvres gens qui habitent Alexandrie sont dépouillés et écorchés vifs, selon le bon plaisir des Mamlouks – comme si c’étaient des animaux mis en vente ; tout cela, parce que la ville d’Alexandrie, à part Damas en Syrie, est la ville la plus commerçante et la plus affairée qui existe dans tout le royaume du Sultan. Il y eut même certains sultans, informés par des dénonciateurs secrets, qui leur enlevèrent leur argent par la torture sans donner d’autre raison que celle-ci : “Nous voulons de l’argent”.
C’est pourquoi tous les marchands ou autres riches habitants de la région s’attendent continuellement, nuit et jour, à mourir, à cause des richesses que l’on croit qu’ils possèdent ; ils en tremblent et mènent une vie malheureuse, et sont tourmentés de mille soucis. De là vient le fait que de nos jours il se fait peu de commerce et qu’on ne trouve pas de richesses visibles, sinon en petit nombre ; parce que les marchands font tous semblant d’être pauvres, et vivent et s’habillent modestement faisant croire qu’ils ont des choses plus ordinaires qu’à l’accoutumée, pour ne pas être soupçonnés d’être riches. Mais j’en ai assez dit pour le moment sur les choses d’Alexandrie. »309


308 Weiss, M., « Anghiera, Pietro Martire d’ », dans L.-G. Michaud et J.-Fr. Michaud (éd.), Biographie Universelle ancienne et moderne 2, Paris, 1811, p. 169-170.

309 Traduction : C. Burri, N. Sauneron (archives Sauneron, Ifao).

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GIOVANNI DANESE (du 31 mars au 10 avril et du 23 juillet au 14 août 1502)

Pellegrini, D. M., « Viaggio al Cairo di Giovanni Danese », Giornale dell’italiana letteratura, 1805, p. 99-133.

Benedetto Sanudo est envoyé en 1502 par la République de Venise comme ambassadeur auprès du Sultan Qānṣūh al-Ġawrī. Il a pour aumônier Giovanni Danese, un chanoine de Saint-Marc, auteur cette relation écrite dans son propre dialecte.310

p. 123-124 :

« À cette heure-là, nous levâmes l’ancre et arrivâmes à la troisième heure du jour au port d’Alexandrie, où nous demeurâmes toute la journée et la nuit suivante ; la distance entre Alexandrie et Cao Salomon est de 500 milles.
Le 1er avril, son excellence l’Ambassadeur descendit du navire à la première heure du jour. Là, notre Consul d’Alexandrie, ainsi que les marchands et les deux amiraux de terre vinrent au port accueillir son Excellence, et tous ensemble, nous allâmes accompagner l’Amiral Chef à son domicile, puis nous rentrâmes à notre demeure qui avait été préparée pour nous, depuis longtemps.
Le 2 avril, le matin après la messe, son Excellence l’Ambassadeur, accompagné du Consul, des marchands et de toute sa suite, alla rendre visite à l’amiral de terre et lui présenta les lettres de créances de notre Illustre Nation, Une fois la visite terminée, nous partîmes et nous allâmes voir l’autre Amiral du Pharion auquel furent présentées également les mêmes lettres de la Nation Vénitienne.
Le 7 avril, un courrier du Gouvernement vint à Alexandrie, porteur des lettres du Sultan, lequel donnait l’ordre aux Amiraux de faire décharger tous les effets de notre Ambassadeur, sans aucune vexation mais au contraire de les débarquer librement des galères.
Le 8 avril, on déchargea les marchandises nommées plus haut, et le même jour, on offrit aux Amiraux d’Alexandrie, déjà nommés, les cadeaux, c’est-à-dire des draps de différente qualité et diverses formes de fromages.
Le 10, à 9 heures, nous partîmes à cheval d’Alexandrie pour aller à Rosette. »

p. 131-133 :

« Le 23 [juillet], environ à la 6e heure, nous quittâmes Rossetto pour rejoindre Alexandrie, et à la 24e heure, nous fûmes à Bichier où nous nous reposâmes jusqu’à minuit. À cette heure-là nous reprîmes notre route et parvînmes à Alexandrie avant le lever du soleil, le 24. Ce jour-là, nous demeurâmes, hors de la porte d’Alexandrie jusqu’à la 3e heure du jour, en attendant que l’émir d’Alexandrie sortit de la ville pour venir chercher un vêtement que lui avait envoyé le sultan. S’étant habillé selon sa coutume, nous rentrâmes avec lui à Alexandrie où nous demeurâmes jusqu’au 3 du mois d’août.
Alexandrie est une grande cité et même la première en Égypte. Là, nous vîmes, entre autres, une pyramide, d’un seul bloc, si haute qu’elle dépasse en hauteur les murs de la ville, large de chaque côté de 6 pieds et recouverte de signes, soit des arbalètes, des arcs, des flèches, des ailes d’oiseaux et autres diverses décorations sculptées sur cette dite colonne ou pyramide.
Hors d’Alexandrie, nous vîmes aussi, dans les jardins, une colonne de pierre, semblable à nos deux colonnes de la place Saint-Marc mais au grain plus fin que les nôtres. Cette colonne est si grande, que les deux nôtres (réunies) n’atteignent pas une de cette sorte. Elle est très finement gravée et supporte un chapiteau proportionné au fût ; en bas il y a trois bases superposées. La première, au sol, était faite en une pierre blanche carrée, qui mesurait de chaque côté deux pas et un pied, et, elle était haute de 3 pieds.
Au-dessus, il y avait une autre base, dont les côtés avaient les mêmes dimensions que la première, mais haute d’un pas et 4 pieds, d’un seul bloc ; elle était du même grain de pierre que la colonne. La troisième base était ronde et haute de 4 pieds, du même grain de pierre que la colonne. La circonférence de cette colonne est de 4 pas. Elle était si haute qu’à notre départ d’Alexandrie, à un mille de distance, la ville disparaissait peu à peu, mais nous continuions à voir la colonne.
Le 3 août, nous embarquâmes sur notre navire, mais nous fûmes obligés de rester dans le port d’Alexandrie à cause des vents contraires jusqu’au 7 du mois.
Le 7 août, environ à une demie heure après le lever du soleil, nous sortîmes du port et nous arrivâmes aux rochers de Bichieri, à peu près à la 6e heure, où nous trouvâmes le bateau de Zustignani de 600 tonnes qui avait été attaqué par les bateaux des Rhodiens ; nous le remorquâmes jusqu’à Alexandrie où nous restâmes jusqu’au 14 août.
Le 14, à environ la 2e heure du jour, nous sortîmes de nouveau du port et nous atteignîmes Cao Chilindonia le 18 à 7 heures de la nuit où nous demeurâmes jusqu’au matin. »311


310 Archives Sauneron (Ifao).

311 Traduction : C. Burri, N. Sauneron (archives Sauneron, Ifao).

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LUDOVICO DI VARTHEMA (1502-1503)

Varthema, L. di, Les Voyages de Ludovico di Varthema ou le Viateur, en la plus grande partie d’Orient, par J. Balarin de Raconis et Ch. Schefer, Paris, 1888.

Au cours de ses longs voyages, Ludovico di Varthema (1470-1517) s’engage dans une troupe de mamelouks après s’être converti à l’islam. En tant que musulman, il accomplit le pèlerinage à La Mecque. Il est ainsi le premier européen connu à pénétrer dans les lieux saints de cette ville. Ayant déserté après avoir été suspecté d’être un espion chrétien, il est emprisonné à Aden d’où il réussit à s’évader grâce au concours d’une des femmes du sultan. Son ouvrage est un immense succès.312

p. 6-7 :

« Et ayant espoir au divin secours de la mer, nous partîmes de Venise avec la faveur des vents. A iceulx estendant les voyles, feismes tant par nos journées que nous arrivasmes en Alexandrie, cité d'Egypte, et oncques homme essardé313 désirant la belle eaue de fontaine n'eust tant de désir d'icelle contrée ; et entrant en la rivière du Nil, partis de là tant que je arrivay au Caire.»


312 Amat di San Filippo, P., « Biografia dei viaggiatori italiani colla bibliografia delle loro opere », dans P. Amat di San Filippo et G. Uzielli (éd.), Studi biografici e bibliografici sulla storia della geografia in Italia I, Rome, 1882-1884, p. 224-238.

313 Assoiffé.

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MARTIN BAUMGARTEN (du 9 au 22 septembre 1507)

Baumgarten, M., The travels of Martin Baumgarten, a Nobleman of Germany, through Egypt, Arabia, Palestine, and Syria, Londres, 1752.

Né à Kufstein, dans le Tyrol autrichien, Martin Baumgarten (1473-1535) est membre de la noblesse où il apparaît parmi les chevaliers de cette région. Son récit et celui de Georges de Gaming sont identiques. Ces deux pèlerins embarquent sur le même bateau qui ramène en Égypte Taġrī Birdī, ambassadeur du sultan mamelouk Qānṣūh al-Ġawrī auprès des Vénitiens.314 D’après le récit de Diego de Mérida315 (1507-1512) – voir infra – Taġrī Birdī, malgré son nom turc, serait un marrane d’origine catalane. Le terme marrane désigne un juif converti.


314 Heyd, W. von, « Baumgarten, Martin Ritter von », ADB 2, Leipzig, 1875, p. 160-161. Schefer, Ch., Le Voyage d'Outremer : Égypte, Mont Sinay, Palestine de Jean Thenaud, suivi de la Relation de l'ambassade de Domenico Trevisan auprès du soudan d'Égypte, 1512, Paris, 1884, p. LI-LII.

315 Dams, T., « Le voyage en Orient de Diego de Mérida (1507-1512) », Mélanges de science religieuse 46/3, 1989, p. 133.

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GEORGES DE GAMING (du 9 au 22 septembre 1507)

Gemnicensis, G., « Ven. Georgii Prioris Gemnicensis Ordinis Carthusiani Austria Ephemeris sive Diarium Peregrinationis transmarinae, Videlicet Aegypti, Montis Sinai, Terrae Sanctae, Ac Syriae », dans B. Pez, P. Hueber (éd.), Thesaurus anecdotorum novissimus II/3, Augsburg, 1721, p. 453-635.

Le prieur Georges, de l’ordre des chartreux de la ville de Gaming en Autriche, est au service du chevalier Martin Baumgarten. Il meurt en 1541.

p. 391-393 (Martin Baumgarten) et p. 470-475 (Georges de Gaming) :

« Le neuvième jour, vers midi le guetteur cria qu’il apercevait Alexandrie devant nous. À cette nouvelle, nous fûmes transportés de joie, espérant être parvenus à la fin de ce périple et dangereux voyage. Nous exprimâmes notre joie en élevant vers Dieu l’offrande de notre reconnaissance.
Dans la soirée, nous arrivâmes à Alexandrie et en passant à la hauteur de la tour nommée Pharos qui est en même temps une défense et un ornement du port, nous larguâmes toutes nos voiles (selon la coutume) pour rendre nos devoirs au sultan, puis nous pénétrâmes ensuite dans notre havre longuement désiré. Nous précédant de peu, Gamali, amiral de la flotte turque avait débarqué l’ambassadeur turc auprès du sultan et avait jeté l’ancre au milieu du port. Poussé dans le port par un coup de vent plutôt frais, nous bousculâmes ses navires : là-dessus, pensant que nous l’avions fait exprès, les Turcs se précipitèrent sur leurs armes et avec un grand cri s’apprêtèrent à nous attaquer. Mais comprenant par nos cris angoissés ce qui s’était passé, craignant également les lois et les privilèges du port, ils jugèrent préférable de nous laisser tranquilles. Nous nous dégageâmes d’eux avec beaucoup de mal et nous trouvâmes un point d’ancrage.
Cette nuit-là, nous dormîmes peu ou pas du tout car les Turcs nous dérangèrent par le vacarme confus des instruments musicaux et des voix qui leur sont propres, nous demandant d’en faire autant et nous insultant pendant que nous nous obligions à garder notre calme.
Le dixième jour vers le lever du soleil, l’ambassadeur du Sultan, Tongobardin que nous avions amené avec nous depuis Venise descendit à terre. Toute la jeunesse de la ville vint se presser autour de lui pour le voir et lui présenter ses humbles hommages. Le chef de la ville accompagné d’une énorme foule de Mamelouks, tous bien montés, ainsi qu’un très grand nombre de personnes faisant un tapage confus et désagréable avec leurs tambours et autres instruments qu’ils avaient, le reçurent très magnifiquement ; et le consul vénitien qui est le protecteur et le juge entre les sujets de cette république dans ces régions ayant richement décoré un bon nombre de bateaux avec des banderoles, trompettes, etc… accompagna l’ambassadeur à terre, au grand étonnement et émerveillement des barbares. Et en plus tous les bateaux qui étaient dans le port rendirent hommage à Tongobardin, en tirant un nombre infini de coups de canon et emplirent l’air de leur bruit, de leur feu, de leur fumée et des cris de leurs hommes.
Le onzième jour nous allâmes à l’auberge vénitienne et quittâmes la mer pour quelque temps ; et parce qu’avec nos habits, nous ressemblions plus à des marchands qu’à des étrangers, nous avions à notre gré toute liberté d’entrer et de sortir. D’ailleurs nous avions apporté très peu d’argent avec nous, ayant pris à Venise des lettres de change ; sinon, il aurait fallu payer une douane considérable, car les Sarrasins font une fouille profonde. Nous arrivâmes néanmoins à sauver une grande partie de ce que nous apportions en le cachant dans un cochon, animal qu’ils exècrent plus que toute chose. Entre-temps, avec l’aide d’un guide vénitien, nous visitâmes les plus beaux endroits de la ville où nous remarquâmes un grand nombre de choses dignes d’être notées, que je raconterais après avoir rendu compte de l’origine de la ville.
Description d’Alexandrie, la pyramide qui s’y trouve. Les églises chrétiennes. Les anciens sages. Le trafic, l’utilité des pigeons. Le port. Bénéfices tirés des noisettes et des châtaignes. La trahison de Tongobardin.
Alexandrie, la plus grande ville d’Égypte, fut construite par Alexandre le Grand, trois cent vingt ans avant la naissance de Jésus Christ, sur la côte de la mer égyptienne dans cette partie de l’Afrique qui s’étend près de l’embouchure du Nil que certains appellent le canopique et d’autres Héracléenne. Cette cité fut fondée par Alexandre de sorte qu’elle porte son nom et recèle sa tombe ; il est dit que Jules César est venu y faire ses dévotions. Elle est entourée d’un vaste désert et d’un rivage sans port, de rivières et de marais boisés. Les rois successifs, comme le relate Diodore de Sicile, ont largement contribué à l’accroissement de cette ville par les dons qu’ils firent et les ornements qu’ils lui accordèrent ; ainsi donc à la longue, selon certains elle (p. 392) devint la plus illustre cité dans le monde. Sa longueur comme le relate Joseph était de 30 furlongs.
Tout est creux dans le sous-sol ; il y a des aqueducs partant du Nil et menant à de nombreuses maisons privées, à l’intérieur desquelles l’eau leur est amenée ; laquelle eau se dépose et se clarifie en peu de minutes et elle est utilisée par les chefs de famille, leurs enfants et leurs serviteurs : car celle qui est puisée dans le Nil est pleine de vase et de boue qu’elle apporte un grand nombre de maladies à ceux qui la boivent ; mais les plus pauvres sont contraints de l’employer, car il n’y a pas une fontaine publique dans toute la cité.
En ce moment elle est magnifique du dehors ; les murs qui sont très larges, sont ainsi bien bâtis, solides et hauts et les tourelles qui les surmontent sont nombreuses ; mais à l’intérieur, au lieu d’une cité on ne voit rien qu’un prodigieux amas de pierres. Il est rare de voir une rue entière, mais il y a de larges passages, des cours, quelques maisons entières.
Là où s’élevait autrefois le palais d’Alexandre, il y a maintenant un obélisque dressé de marbre rouge et solide, de onze mains au carré à la base, d’une hauteur merveilleuse se terminant en pointe ; et surtout de haut en bas, est décoré de nombreuses figures, de créatures vivantes et d’autres choses, démontrant clairement que les Égyptiens de l’ancien temps employaient cela au lieu de lettres.
Il y en a qui disent que l’obélisque de Rome, à Saint-Pierre, dans lequel les ossements de Jules César sont conservés s’élevait autrefois près de celui dont je parle maintenant ; mais celui-ci dépasse de beaucoup celui-là également en hauteur et épaisseur.
Il y a encore à voir à Alexandrie quelques églises chrétiennes, parmi d’autres celle de Saint-Saba appartenant aux Grecs. Et dans un autre endroit celle de Saint-Marc, qui dit-on fut le premier à avoir jamais prêché l’Évangile dans ces régions. Et à cet endroit, on vous montre un bassin dans lequel, disent-ils, cet apôtre baptisait. Derrière l’autel de cette église, on peut voir d’anciens manuscrits contenant les travaux d’Athanase, Cyrille, Irenée et quelques autres, tous pourris et mangés par les mites, et certains d’entre eux sont presque entièrement brûlés. Autrefois dans cette cité plusieurs savants éminents et devins florissaient, tel Philon le Juif qui écrivit plusieurs choses très utiles ; Origène le prêtre, Athanase, ce célèbre et fidèle évêque de cet endroit ; Dydime, Théophile, Jean l’Aumônier et plusieurs autres qu’il serait fastidieux de mentionner. Et ici s’épanouirent les soixante-dix interprètes à l’époque de Ptolémée Philadelphe.
De nos jours, on peut voir ici de grandes quantités de plusieurs sortes de produits rapportés de la plupart des endroits du monde. Ici les marchands de Venise ont deux entrepôts remplis d’une grande quantité de produits, sur lesquels le consul qui est un homme de grande autorité a pouvoir. Les Génois également, ainsi que les Turcs et les Scythes qui ont appris à manier l’or, ont quelques entrepôts à eux que les Maures prennent la précaution de fermer chaque nuit.
Il y a aussi à l’intérieur des murs, deux collines artificielles élevées si haut que du sommet de celles-ci on peut voir les bateaux à une grande distance.
Ils disent aussi qu’à l’occasion, ils peuvent envoyer des lettres d’Alexandrie au Caire par les pigeons auxquels ils les attachent et qu’ils élèvent dans ce but. Cela, bien que je ne l’aie pas vu moi-même, cependant j’avais de bonnes raisons d’y croire, étant renseigné à ce sujet de manière convaincante ; et par ailleurs comme Pline le raconte, au siège de Mutina, Brutus attacha une lettre au pied d’un pigeon, et par ce moyen l’envoya au camp du consul.
Au dehors des murs de la cité on peut voir la colonne de Pompée de soixante coudées de haut, au-dessous de laquelle, ils disent, repose sa tête. Ceci pour la citer. Quant au port, il est tellement compliqué, que même en temps de paix, il n’est pas facile d’y entrer ; car non seulement son entrée n’est pas droite, mais est aussi tortueuse, à cause de quelques rochers et pierres qui sont cachés sous l’eau. Sa partie gauche est renfermée par des digues artificielles ; sur la droite, se trouve l’île de Pharos, sur laquelle il y a une tour et un fort portant ce nom. Cette tour était autrefois considérée comme une des sept merveilles du monde, étant si prodigieusement haute que les marins pouvaient voir la lumière qui était à son sommet à une distance de quarante milles, ou presque, et d’après elle, diriger leur route vers la terre. Le port à l’intérieur est très sûr, avec à peu près 3 milles et demie de tour ; là sont apportées des autres parties du monde toutes sortes de marchandises que ce pays désire, et de là est exporté vers ces pays tout ce qui n’est pas consommé de sa propre production.
Pendant que nous étions un jour à une fête avec les marchands, entre autres choses, un certain vénitien nous dit qu’en une année, par le chargement d’un bateau de noisettes d’Apulie, il pouvait gagner dix mille couronnes ; et qu’envoyant un bateau chargé de châtaignes, chaque année, à Tripoli de Syrie, il pouvait se faire douze mille couronnes. La raison en était que les Maures, les Égyptiens, les Syriens et autres gens de la religion mahométane, employaient beaucoup cette sorte de fruit ; car bien qu’ils aient d’excellents fruits chez eux, et d’une grande variété, cependant ils se gâtent rapidement. Par conséquent ce qu’ils ne consomment pas en été, ils l’exportent dans d’autres pays : et tout l’hiver, particulièrement durant leur mois de jeûne, ils vivent de ces noix étrangères que leur pays ne produit pas ; transportées dans d’autres pays, elles ne se gâtent pas facilement (p. 393) pendant longtemps ; elles ne sont pas non plus détruites par la vermine, comme chez nous.
Dans l’intervalle nous nous approvisionnâmes de toutes choses nécessaires à notre voyage ; et étant recommandés à Tongobardin, un Mamelouk, et ayant de fréquentes occasions de bavarder avec lui familièrement, nous lui fîmes un cadeau de cinquante de ces pièces d’or qu’ils appellent des Seraphs, pour que sous sa faveur et sa protection, nous pussions voyager avec plus de sécurité. Cet argent n’était pas plus que ce qu’il avait longtemps attendu de nous ; car il était toujours très accessible et affable envers nous et, souvent, il nous proposa tous les services dont il avait le pouvoir. Mais pas plus tôt eut-il notre argent dans sa poche, dont l’espoir l’avait rendu si courtois, qu’il commença à nous mépriser et à nous regarder de haut ; cependant, nous fîmes semblant de tout prendre du très bon côté, considérant que nous étions des étrangers.

Ils partent et arrivent à Rosette. Description du Nil et de l’Égypte.

Le 22 septembre, le matin de bonne heure, nous montâmes sur nos mules en compagnie de quelques marchands italiens et nous partîmes pour Rosette en ayant un Mamelouk pour nous guider. »316


316 Traduction : C. Normand (archives Sauneron, Ifao).

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JEAN THENAUD (du 3 février au 18 mars 1512)

Schefer, Ch., Le Voyage d'Outremer : Égypte, Mont Sinay, Palestine de Jean Thenaud, suivi de la Relation de l'ambassade de Domenico Trevisan auprès du soudan d'Égypte, 1512, Paris, 1884.

Jean Thenaud, gardien du couvent des Cordeliers d'Angoulême, est l’un des protégés de Louise de Savoie et de son fils François d'Angoulême. Louise de Savoie profite de l'envoi de l’ambassade d’André le Roy pour charger Jean Thenaud de se rendre à Jérusalem, afin de prier pour elle dans les sanctuaires des Lieux saints, et, à l'exemple des Rois Mages, de déposer, en son nom, sur la crèche du Sauveur à Bethléhem, de l'or, de l'encens et de la myrrhe.317

p. 20-28 :

« Le vingt sixiesme de febvrier, saillismes dudict lieu ayant vent à poupe si tresfort, que nonobstant toutes les voiles ployées, pour une nuict fismes six vingtz milles. Et le vingt et neufviesme dudict moys au matin, decouvrismes le Pharillon d’Alexandrie, les montaignes, tours, musquettes et piramides d’icelle, et vismes hors du port la nef de la Trimoïlle que n’avoye veu dès Vaye et Gennes, qui là estoit arrivée le soir avant vespres, à laquelle mismes l’ancre, car elle n’osoit entrer au port sans saufconduict ; ésquelz bateaux furent envoyez d’une nef à l’autre pour parlementer. En l’ung d’eulx me mis pour aller veoir M. l’ambassadeur, maistre François de Bonjehan et toute la belle compaignie à laquelle me convenoit joindre. Là sceu comme aulcuns de ladicte nef estoyent demourez en rhodes, mesmement monsieur le baron d’Estaing ; et bientost que fuz en icelle, survint le viguer de Castres qui avoit esté envoyé vers l’admiral, garny du saufconduict, parquoy fismes voille pour entrer au port. Mais ainsi que l’ancre eut esté mise, nostre nef de la Trimoïlle donna contre terre si grans coups que cuidions qu’elle se rompist et estre tous perduz.
Les Mores et Turcqs qui estoyent en terre et qui n’en cuidoyent pas moins, vindrent à si grant foulle au navire pour le piller que eusmes grande peine à les mettre hors ; mais ladicte nef fut recullée facillement sur ladicte ancre. Pour cestuy inconvenient, la nef ne tira artillerie pour saluer la ville, mais le tout remis au lendemain, qui fut le IIIe de febvrier auquel jour prinsmes terre, tyrantes les nefz de la Trimoïlle, de la Vacquerre qui appartenoit au Consul et la Ragusoise, grande quantité de bombardes. Au devant de nous vint l’admiral d’Alexandrie bien monté, accompaigné de mammeluz pour nous recueillir, qui fist dire par son truchement qui estoit juif comment le Souldan estoyt moult joyeulx dont ung si grant et puissant prince que le Roy de France qui avoit subjugué toutes les Italies avoit envoyé devers luy, et que fissions aussi asseurez comme si nous estions en France.
Toute la nuit, sur les fondictz des Castellans et Genefvois l’on avoit fait feuz de joye. L’ambassadeur fist par ledict truchement remercier l’admiral plus de cinquante mille voltes. Après ce, nous fusmes conduictz en la maison du consul des Castellans Phelippe de Peretz, auquel lieu estoit un beau banquet preparé, garny de mains bons poissons, confection, fruictz et de bons vins. Les coffres et bagaiges furent conduitz dès le port audict logis par deux cameaulx pour lesquelz furent payez cinquante seraphs d’or, car telle est la coustume.
Et vouloyent ceulx de la douanne visiter lesdictz coffres pour recueillir de devoir de l’entrée, ce qui ne leur fut permis.
L’admiral envoya le jour ensuivant à l’ambassadeur presens de poissons et fruictz, esperant en recueillir ung plus grant, selon la mode d’iceluy pays, ce qui fut faict. Et combien que le sien ne vaulsist six ducatz, on luy en fist ung de draps, huiles, miel, cire et fourmaiges qui vailloit près de deux cens ducatz, duquel peu se contenta.
Nous demourasmes en ladicte cité d’Alexandrie jusques au XVIIIe dudict moys de mars. Et n’est ladict cité au lieu où premierement elle fut fondée par le monarche Alexandre, mais assez près dudict lieu.
En icelle sont deux petites montaignes artificielement faictes pour donner enseigne à ceulx qui sont sur la mer ; et au devant est la tour et chasteau du Pharillon ainsi nommé pour la tour de Pharus qui jadis estoit nombrée entre les sept merveilles du monde, tant pour sa hauteur que fondement ; car elle estoit profundement en mer assise sur trois chancres de voirre, et le feu qui estoit à la syme se voyoit de nuict de trente milles en mer. Mais où jadis estoit une isle, à present l’on y va à pied sec, par terre. Il y a ung vieulx port bien seur près la dicte ville auquel ne permettent les Mores aller les chrestiens, car ilz disent leur pays par icelluy port devoir estre conquis des chrestiens.
En cestuy chasteau est, de par le Souldan ung admiral qui ne doit jamais permettre celuy d'Alexandrie y entrer. Et ne veult le dict Souldan, le chasteau estre aprovisionné fors pour deux jours de peur que ceulx du lieu ayent intelligence à ses ennemis. Combien que Alexandrie soit moult belle, grande et forte de murailles, si est elle toute ruinée par le dedans, car dès icelluy temps que ung Roy de Chippre, Jacques de Lusignan l’eust gastée, oncques puis ne fut totallement ediffiée ; et n’y a en icelle plus de deux mille maisons.
Ceste cité est toute creuse et plaine de cisternes pour garder l’eaue que l’on faict venir par dessoubz terre quand le Nil croist. A ceste cause est malsaine, et qui leur trencheroit ledict conduict, la ville seroit bientost perdue. Près la maison de l’admiral est une piramide plus haute que celle qui est jouxte saincte Pierre de Romme, en laquelle sont engravez plusieurs caracteres, oyseaulx et bestes selon l’antique mode et les saintes lettres des Egiptiens. Item : hors a cité sont deux moult sumptueuses coulompnes : en l’une fist mettre en ung vaisseau d’or Ptolomée le corps du Roy Alexandre et ordonna sa sculpture là près dudict Roy.
Mais alors que Cesar estoit en Egypte, il voulut veoir le corps d’Alexandre ; et de celuy de Ptolomée n’en tint compte ne extimation, en disant vouloir visiter les princes par loz et renom vivans, et non ceulx desquelz la gloire avecques le corpz est ensepvelie.
Ung tyrant prince d’Ethiopie après qu’il eut degasté Egipte, viola ledict sepulchre, duquel il emporta l’or et mist le corps en sepulchre de voirre dont bien tost après, divinement fut pugny comme sacrilege violateur des sepulchres. Sur l’autre coulompne fist mettre le piteux et chevaleureux Cesar, le chef de Pompée que le Roy d’Egipte (duquel Pompée jadis étoit tuteur) avoit fait trencher pour cuider complaire à Cesar. Au circuyt sont plusieurs beaux jardins plains de fruictiers, d'herbes, poupons318, pateques, cassiers, palmes et aultres choses singulieres.
Au dedans de la ville sont plusieurs eglises comme Sainct Michel et Sainct Marc que tiennent les chrestiens de la ceinture.
Item : Sainct Sabe où sont enterrés les Latins par ainsi qu'ilz payent quatorze ducatz à l'admiral pour droict de sepulture. A l'ocasion de ceste eglise, jadis fut grande contention entre les Veniciens et Genefvois, pour laquelle finer319 fut determiné qu'elle seroit commune à tous Latins. C’estoit jadis la patriarchalle eglise où prescha sainct Iehan l’evangeliste, sainct Iehan l’aumosnier, Astanase, Origene et plusieurs aultres docteurs, que les Sarrazins n’ont sceu prophaner, car ilz ont voulu faire souvent boucherie d’icelle ; mais, en voulant detailler les chairs, ilz se coupoient bras, mains, ou se coupoient les gorges et ventres, comme enragez et demoniaques. Puis, l’ont voulu faire musquete ; mais ceulx qui montoient és tours pour crier à l’oration se gettoit du hault en bas. Item : quant l’ont voulu ruiner, n’ont peu pour plusieurs prodiges qui s’apparoissoient. En ladicte ville se monstroyt le lieu du martyre de la glorieuse saincte Katherine, les coulompnes où furent mises les rhoues et la prison.
Item : sont quatre fondictz, deux appartenans ès Veniciens, le tiers est pour les Genevois et le quart pour les Castellans. En iceulx sont les logis des marchans et belles chapelles èsquels sont enfermez de nuict les marchans par les Mores. De tout ce qui entroit au port et ville de Alexandrie le souldan en prent tribut. A ceste cause sa douanne est affermée, par chascun an, deux cens cinquante mille seraphs d'or. Et combien que les chrestiens soient mal traictez audict lieu, toutesfois le proffict à celuy qui scet320 le traffic de marchandise est si grant que les marchans ont, tout temps, vouloir de retourner, car ils gaignent cent pour cent et plus, en marchandises qui icy sont desperées321 et de peu de valeur. Là aussi sont les pois et mesures plus grandes.
Le jeudy dix huictiesme de mars, après midy partismes d’Alexandrie accompaignez de deux mamelus : le bagaige se portoit une partie par mer, l’autre par terre. Par mer se portoient vins, coffres, draps, pelleteries et aultres maintes choses dont devoit estres faict present au Souldan. Chascune botte de vin qui entroit au Cayre devoit de tribut XIII ducatz, fors celluy des ambassadeurs et de leur train, pour lequel n’est rien payé.
A ceste cause, sous l’ombre de l’ambassade, seis porter IIII bottes ou tonneaulx de vin sur lesquelz, oultre ce que donnay és religieux de Hierusalem estans en prison au Cayre, c’est assavoir deux charges et une que retins pour moy, y prouffitay jusques à la montance de L seraphs d’or. Au partir de Alexandrie payoit chascune compaignie XIIII ducatz ; un seul autant que dix mille et dix mille ne payent plus que ung. »


317 Schefer, Ch., Le Voyage d'Outremer : Égypte, Mont Sinay, Palestine de Jean Thenaud, suivi de la Relation de l'ambassade de Domenico Trevisan auprès du soudan d'Égypte, 1512, Paris, 1884, p. LXIX.

318 Melons.

319 Finir.

320 Se livre.

321 Communes.

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ZACCARIA PAGANI (du 17 au 28 avril 1512)

Schefer, Ch., Le Voyage d'Outremer : Égypte, Mont Sinay, Palestine de Jean Thenaud, suivi de la Relation de l'ambassade de Domenico Trevisan auprès du soudan d'Égypte, 1512, Paris, 1884.

Zaccaria Pagani appartient à une noble famille de Bellune (Vénétie). Il quitte sa ville natale pour Venise où il s’attache à Andrea de Franceschi, secrétaire ducal de cette ville, qui utilise ses services dans les différentes missions dont il est chargé par le sénat. En 1512, il fait partie de l’ambassade de Domenico Trevisan, chevalier et procureur.322

p. 171-177 :

« Nous passâmes la nuit à bord, et le samedi 17, à une heure de jour, deux grandes embarcations de navires qui étaient dans le port vinrent chercher l’ambassadeur. Elles étaient ornées et disposées en façon de palischermes, avec des dorures et couvertes de velours et de drap écarlate. L’ambassadeur avait des motifs sérieux pour ne point permettre aux galères de dépasser le Pharillon.
Les embarcations prirent donc l’ambassadeur et le conduisirent à terre. Il se rendit à cheval à la marine où il rencontra l’amiral et le diodar suivis d’une multitude infinie de cavaliers et de piétons. L’ambassadeur trouva sept chevaux que l’on avait amenés ; il monta sur l’un d’eux : six personnes de sa suite en firent autant, et on se mit en marche deux par deux. L’amiral tenait la droite de l’ambassadeur ; on entra ainsi dans la ville.
Les rues étaient remplies de monde ; à une portée d’arbalète des fondouqs des Vénitiens, les maisons étaient tapissées de drap écarlate. A l’entrée de la deuxième porte, là où les maisons commençaient à être tendues, on lisait une inscription portant ces mots : Hæc dies quam fecit Dominus, exultemus et lætemur in ea ; benedictus qui venit in nomine Domini, et on voyait les armoiries de Sa Magnificence. La porte du petit fondouq était couverte de velours cramoisi et d’étoffes de soie. On y avait placé les armes de l’ambassadeur et l’inscription suivante : Cogitantes in nos mala fiant sicut pulvis ante faciem venti, etc.
L’ambassadeur et sa suite se rendirent à cheval à la résidence de l’amiral : arrivés là, celui-ci se sépara de l’ambassadeur et entra à cheval dans son palais. On fit mettre pied à terre en dehors à l’ambassadeur et à sa suite et on les fit attendre pendant quelques instants. Nous fûmes ensuite introduits dans une grande cour à ciel ouvert. L’amiral attendant l’ambassadeur était assis dans une petite galerie sur un tapis étendue sur une estrade, haute de deux pieds, que l’on appelle en ce pays-ci mastabé. On avait disposé en dehors de la galerie une autre mastabé pour l’ambassadeur.
Quand celui-ci fut arrivé près de l’amiral, on lui fit prendre place avant qu’il ne parlât : il s’assit donc et présenta alors, de la part du doge, une lettre de créance qui fut ouverte par l’amiral, lue par notre secrétaire, et interprétée par le drogman. On échangea de part et d’autre des paroles extrêmement amicales.
L’ambassadeur prit ensuite congé et se rendit, accompagné d’une suite très nombreuse, à la demeure qui lui avait été assignée. C’était une des plus belles maisons de la ville. Celui qui l’avait fait construire avait dû dépenser, au jugement de bien des gens, chose incroyable ! plus de soixante-dix mille ducats. Le sol était couvert de mosaïques de marbre, de porphyre et d’autres pierres de prix. Les portes, incrustées d’ébéne et d’ivoire, valaient chacune un puits rempli d’or, et il y en avait plus de soixante dans cette maison.
La construction différait complètement de ce que l’on voit chez nous. Il n’y avait point de dorures à l’intérieur, mais seulement des sculptutes et des peintures en bleu d’outre mer.
J’exposai l’état présent d’Alexandrie. Cette ville fut bâtie par Alexandre le Grand. Elle a plus d’étendue que Trévise et elle est beaucoup plus longue que large ; les neuf dixièmes sont en ruines. Jamais on ne vit pareille décadence ; la dévastation de Candie n’approche pas celle-ci. Un pareil anéantissement a pour cause les violences et les exactions des souverains qui tyrannisent et dépouillent leurs sujets au point de les forcer à abandonner leur patrie et leurs foyers : les maisons perdent leurs habitants et, au bout de peu de temps, elles s’écroulent.
Une grande partie de la ville est construite sur des souterrains ; on voit deux buttes appelées vulgairement « montagnes des Décombres. » La prison dans laquelle fut enfermée sainte Catherine existe encore ; j’ai voulu y entrer par dévotion. Tout près se dressent deux grandes colonnes sur lesquelles fut placée la roue, instrument du martyre de la sainte. On voit aussi au milieu d’une rue, nommée rue de Saint-Marc, une pierre semblable à une meule sur laquelle cet évangéliste a eu la tête tranchée.
On remarque encore deux obélisques comme ceux de Saint-Pierre à Rome : l’un est debout et l’autre renversé à terre.
Les chrétiens possèdent trois églises à Alexandrie. L’une, sous le vocable de Saint-Saba, est desservie par deux frères de l’ordre de Saint-Dominique ; les deux autres, celles de Saint-Marc et de Saint-Michel, sont gouvernées par des moines chrétiens de la Ceinture. En dehors des murs, on voit une grande colonne où fut décapitée Pompée qui se réfugia en Égypte après s’être enfui de Rome.
Les bazars que nous appelons chez nous botteghe di merci sont fort nombreux. Alexandrie possède deux ports, le meilleur est appelé le Port-Vieux ; l’entrée en est interdite aux navires chrétiens ; l’autre est le Port-Neuf. Le passage est défendu par le Pharillon, château muni d’artillerie qui ne permet pas de sortir aux bâtimens qui n’ont point obtenu l’autorisation du soudan. L’entrée a plus de largeur qu’une portée d’arbalète.
La ville n’a point de faubourg ; en dehors des murs, il y a quelques petits bois où l’on recueille les câpres connues sous le nom de câpres d’Alexandrie.
A la distance de quinze milles de la ville, se trouve un souterrain dans lequel, chaque année, au moment de la crue du Nil qui jamais ne fait défaut et commence environ dans les premiers jours de juin, se déverse l’eau de ce fleuve. Elle est amenée dans la ville par des conduits placés au-dessus du sol et distribuées dans tous les quartiers. On se sert pendant toute l’année de cette eau que l’on prend aux conduits pour la mettre dans des puits. Sans l’inondation du Nil, il serait impossible de vivre dans ce pays, parce qu’il n’y pleut que rarement.
Le lendemain de notre arrivée, l’amiral envoya en cadeau à l’ambassadeur dix moutons, trois corbeilles de pains, un panier de citrons, trois paniers de raves et trois paniers de pois frais ; en outre, deux porcs, deux corbeilles d’oranges, quatre corbeilles de radis et dix couples de poulets. Le porteur de ce présent reçut quatre ducats à titre de gratification.
Après le dîner, l’ambassadeur envoya à l’amiral un présent dont le détail est consigné ci-après ; il fut porté par des personnes de la suite de l’ambassadeur, à l’exception des fromages dont les matelots furent chargés.
Drap d’or à fleurs pour une robe, onze aunes et demie ;
Drap d’or uni, onze aunes ;
Satin orange, deux coupons, vingt-trois aunes ;
Satin couleur d’argent, onze aunes ;
Ecarlate pour vêtement, trois coupons, quinze aunes ;
Drap violet, deux coupons, quinze aunes ;
Six fromages de Plaisance, pesant chacun quarante livres.
Notre drogman présenta ce cadeau à l’amiral et reçut une gratification de vingt ducats.
Le 19, l’ambassadeur se rendit chez l’amiral pour y recevoir une lettre du grand soudan, à lui adressée.
Cette lettre, dont le contenu est inséré dans cette relation, était enfermée dans une enveloppe semblable à celles dans lesquelles on met chez nous les papiers notariés ou les actes constitutifs d’une dot. Les lignes étaient séparées l’une de l’autre par la largeur de quatre doigts et la lettre était fermée avec de la colle. Le grand diodar en donna lecture et notre drogman en fit la traduction. On fit tenir l’ambassadeur debout pour témoigner le respect dû à une missive du souverain ; l’amiral la remit ensuite à l’ambassadeur qui la porta à ses lèvres et à son front, selon l’usage du pays. L’ambassadeur s’approcha alors de l’amiral, lui prit la main, la baisa et prit congé pour s’en retourner.
D’après le conseil de l’amiral, nous séjournâmes à Alexandrie jusqu’au 28 avril à cause de certains Arabes nomades, et du bruit répandu que le Soudan devait venir dans cette ville. Ces deux motifs nous déterminèrent à retarder notre départ.
Nous nous mîmes en route le 28 avril, après nous être procuré vingt chameaux et avoir envoyé par mer, à la bouche de Rosette, une germe chargée de nos bagages et du vin destiné à notre consommation. »


322 Schefer, Ch., Le Voyage d'Outremer : Égypte, Mont Sinay, Palestine de Jean Thenaud, suivi de la Relation de l'ambassade de Domenico Trevisan auprès du soudan d'Égypte, 1512, Paris, 1884, p. LXXVIII.

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DIEGO DE MÉRIDA (1512)

Mérida, D. de, « Viaje a Oriente », Analecta Sacra Terraconensis 18, 1945, p. 115-187.

Diego de Mérida est un moine hiéronymite de Guadalupe (province de Càceres, au sud-ouest de Madrid).

p. 179-181 :

« Chapitre XLIX. Comment je suis arrivé à Alexandrie. Des choses merveilleuses de cette ville qui fut merveilleuse dans un autre temps.
Les frères franciscains et moi sommes arrivés à Alexandrie pour confesser les chrétiens latins et pour leur communiquer les sacrements, parce que les chrétiens autochtones, qui sont plus de cinq cents habitants, ont leurs curés et leurs clergés. Parmi les Latins beaucoup sont aussi bien marchands que d’autres sont hommes de la mer. Il y a aussi deux frères franciscains, moi et un dominicain, qui fîmes tous les offices de l’Église à partir du jour des Rameaux jusqu’au jour de Corpus Christi et jusqu’à la fête de saint Pierre et saint Paul. Le frère dominicain et moi ne fûmes pas prisonniers comme le furent les franciscains, sauf que nous attendions le passage parce qu’aucune nave n’entrait ni ne sortait d’Alexandrie. Ensuite, quelques naves ont eu l’autorisation de partir ; de là, nous allâmes, le frère dominicain et moi, à Rhodes. Je ne veux pas manquer de dire ce que j’ai vu à Alexandrie. Auparavant, ce fut une ville merveilleuse qui fut fondée par Alexandre le Grand. Ici, se trouvait son sarcophage en métal. À l’extérieur, se trouve une colonne de Pompée et à l’intérieur de la ville, il y a deux aiguilles comme celles de Rome.
Le mur et la barbacane sont aussi entiers et blancs que le jour où ils furent construits, ils ne leur manquent pas un créneau. À l’intérieur de la ville, il y a deux collines. Les portes de la ville sont toujours fermées. Je n’ai vu nulle part ailleurs de telles portes si fortes ; les tours, les murs et les portes, qui sont fermées, sont si grandes et si hautes que c’est une chose merveilleuse. Il y a cinquante-sept alcaydes323, …
Il y a une rue qui est la plus longue de toutes et qui mesure trois milles d’une porte à l’autre. Comme je l’ai mentionné, toutes les portes sont fermées, surtout depuis que le Roi de Castille a conquis la Barbarie, il n’y a que deux portes qui sont ouvertes ; l’une est celle qui va au Caire et l’autre qui va aux douanes.
À partir du moment où les Latins entrent à l’intérieur, nous ne pouvons plus jamais sortir hors de la ville sauf jusqu’à la mer. Il y a beaucoup de gardes (p. 180) et de contrôle aux portes qui font peur. Ils fouillent tous ceux qui viennent du Caire et qui entrent à Alexandrie, qu’il soit Maure, Chrétien ou Juif, et les font se dévêtir (parlant avec pudeur) jusqu’à être seulement avec leurs vêtements inférieurs. Ce que j’ai vu par expérience, pour voir et savoir quelles sont les choses que l’on ramène du Caire et si elles appartiennent à l’Amarillo ou à des Mamelouks. Ils vérifient s’ils échangent des lettres avec Rhodes, la France ou l’Espagne. Tout ce qu’ils trouvent est apporté auprès du maître d’Alexandrie, Mamelouk de la Charqiah ayant le droit de porter une corne dans sa parure, qui vérifie s’il n’y a pas des choses suspectes.
J’ai vu de nombreuses fois à Alexandrie, presque chaque jour, la prison de sainte Catherine et deux grandes colonnes sur lesquelles étaient les roues. Pour voir la prison qui est sous scellé, on paie un maidin qui est la moitié d’un réal. J’ai vu aussi la grande rue que j’ai citée dans laquelle fut conduit saint Marc pour le martyriser et j’ai vu la pierre sur laquelle ils lui coupèrent la tête selon la tradition.
À Alexandrie, il n’y a pas plus de quatre églises. L’une est celle des Latins et des Grecs et les autres sont celles des chrétiens autochtones. Parmi des trois églises, une fut la première à Alexandrie ; dans celle-ci fut enterré à l’origine le corps de saint Marc qui fut par la suite enlevé et transporté à Venise pour être patron des Vénitiens et pour avoir de nombreux royaumes et de seigneuries. Un Juif de Cafra, près de Merida, a dit qu’il mourut ainsi :
Je jure sur Dieu que saint Marc est mon parent. Il a progressé après avoir été Juif puis cordonnier. Ah ! Si mes peines étaient comme les siennes. Je jure sur Dieu que je ne ferai plus de chaussures ni de bottes ! Chapitre L. Alexandrie est une chose très puissante qui paraît avoir été un village de C MIL foyers et qui aujourd’hui n’aurait pas plus de VIII MIL foyers :
Quand le roi d’Espagne fit la grande armada, les Maures eurent peur et cinq cents Mamelouks vinrent à Alexandrie en plus de ceux qui y étaient pour la préserver. Tous les chrétiens latins, mais pas les chrétiens autochtones, étaient enfermés chaque nuit dans trois maisons qui s’appellent hondigos ou alhondigos. J’ai vu ici une vente aux enchères des armes qui se sont perdues dans la guerre de Berberia. J’ai vu un basilic324 qui est un type de polucra spécial parce que les gens parmi les Maures qui viennent de Berberia sont très nombreux. C’est une chose frappante que ces nombreux Grenadins qui ont de la famille chrétienne en Espagne, ils viennent voir (p. 181) les Espagnols et nous embrassent avec beaucoup d’amour et nous invitent presque de force chez eux pour se détendre, il en est de même pour les gens d’Oran.
La ville d’Alexandrie est très ordonnée dans les maisons, ceci montre qu’elle fut auparavant une grande ville de C MIL foyers d’après ce qu’il y reste en ruine. Aujourd’hui il n’y a pas plus de VIII MIL foyers. Il faut savoir qu’Alexandrie est un port, une Échelle et la Porte de l’Égypte. Si elle est prise, c’est la perte de l’Égypte. Elle a deux grands ports profonds. Par un port, entrent les naves des Chrétiens et des Turcs, et par l’autre port, entrent les naves des Maures. Il est facile d’entrer dans ces deux ports, mais vous ne pouvez pas sortir sans autorisation parce que deux châteaux se trouvent de part et d’autre avec des grands canons.
Alexandrie est très puissante et il est difficile de la conquérir. Mais il est encore plus difficile de la ravitailler.
La raison en est qu’Alexandrie n’a pas d’autre eau à boire que celle du Nil qui vient par des conduites d’eau sous terre sur plus de cent milles. Quand les Maures le voudraient, ils pourraient couper le ravitaillement en eau de la ville et ils ne leur resteraient que les citernes pleines d’eau. Mais au moment où leur eau sera épuisée, il faudra commencer à prier parce que si on creuse un puits de C MIL stades de profondeur, l’eau aura le goût du sel à cause de la mer qui est très profonde. Alexandrie est sur le sable.
Il y a beaucoup d’épices et beaucoup de cana fistola qui poussent là-bas. Pour un ducat, on achète autant que l’on peut en emporter sur soi-même. Si j’avais un messager à disposition, il est certain que je pourrais vous envoyer un grand coffre de ces produits. Mais Dieu est témoin que ce que j’envoie maintenant, je l’envoie à perte. Il est certain que le marchand du caliz qui le transporte est un homme particulier et très honnête ; il s’appelle Marco Salvado (d’autres l’appellent Salvador) ; il m’a promis de l’envoyer à Séville parce que là, il peut arriver jusqu’à Guadalupe. Plaise à Dieu qu’il en soit ainsi ! »325


323 Chefs de gardes de forteresse.

324 Arme.

325 Traduction : J. C. Moreno Garcia, O. Sennoune. Tardivement, nous avons eu connaissance de l’édition de ce récit de voyage : Dams, T., « Le voyage en Orient de Diego de Mérida (1507-1512) », Mélanges de science religieuse 46/3, 1989, p. 131-157 ; 47/3, 1990, p. 134-156. La partie concernant Alexandrie se trouve dans le numéro 47/3 entre les pages 147 et 150.

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AL-WAZZĀN (JEAN LEON L'AFRICAIN) (1517)

ḤASAN B. MUḤAMMAD AL-WAZZĀN AL-FĀSĪ

Al-Wazzān, Jean Léon l’Africain, Description de l’Afrique, par A. Épaulard, Paris, 1956.

Léon l’Africain naît à Grenade entre 1489 et 1495 dans une famille qui émigre après la prise de Grenade par les Rois Catholiques en 1492. Il est élevé à Fès où il reçoit une bonne instruction, puis entre de bonne heure au service du gouvernement. Il accompagne à Tombouctou un de ses oncles envoyé comme ambassadeur et parcourt le Maroc pour accomplir diverses missions diplomatiques. En 1515, il effectue une dernière mission qui le conduit en Orient par Alger, Tunis et la Tripolitaine. On sait qu’il se trouve en Égypte en 1517 avant d’accomplir le pèlerinage à La Mecque. De retour, en passant par Tripoli et Tunis, il est capturé en mer par des Siciliens qui l’emmènent à Naples en 1520 et de là à Rome où il se convertit au christianisme. Le pape Léon X lui donne son propre nom de baptême : Johannes Leo.
Léon l’Africain achève la rédaction de son manuscrit Descrittione dell’Africa en 1526.326

p. 495-498 (tome II) :

« La grande ville d’Alexandrie fut, comme on le sait, fondée par Alexandre le Grand qui la construisit sur des plans de célèbres et habiles architectes dans un beau site, sur une pointe s’avançant dans la mer Méditerranée, à 40 milles, à l’ouest du Nil. Ce fut, sans aucun doute, par l’importance et la beauté de ses palais et de ses maisons, une ville plus noble que toute autre. Elle conserva cette renommée bien longtemps, jusqu’à ce qu’elle tombât aux mains des Mahométans.
Depuis, au cours des années, elle diminua d’importance et perdit son ancienne noblesse parce qu’elle n’y eut plus un marchand de Grèce ou d’Europe qui put y faire du commerce, si bien qu’elle devint presqu’inhabitée. Mais un astucieux pontife mahométan prétendit, par un habile mensonge, que Mahomet, dans une prophétie, avait accordé de multiples indulgences à la population d’Alexandrie, à ceux qui y viendraient un jour assurer la garde de la ville et à ceux qui y feraient des aumônes. Au bout de peu de temps, il la remplit ainsi d’habitants, de gens étrangers au pays et de personnes de toute sorte venues pour ces indulgences. Tout ce monde aménagea des logements dans les tours du mur d’enceinte, construisit plusieurs collèges pour les étudiants ès-lettres et aussi plusieurs monastères pour les religieux venus par dévotion.
La ville est de forme carrée, avec quatre portes, l'une à l'Est, du côté du Nil, l'autre au Sud, vers le lac dit Buchaira, la troisième à l'Ouest du côté du désert de Barca, la quatrième vers la marine où se trouve le port.
C’est à la porte de la Marine que se tiennent les gardes et les commis de la douane, lesquels fouillent les gens jusque dans leurs culottes, parce qu’à la douane de cette ville les dinars eux-mêmes paient un tant pour cent comme si c’était des marchandises. Il existe en outre près des murs deux portes réunies entre elles par une avenue et une très forte citadelle placée à l'entrée du port appelé Marsa el Borgi, c'est-à-dire le port de la tour, dans lequel mouillent les plus beaux navires et ceux qui ont le plus d'importance, tels que les vaisseaux vénitiens, génois et ragusains, ainsi que d’autres bateaux européens. On voit venir d’habitude à Alexandrie jusqu’à des navires de Flandres, d’Angleterre, de Biscaye, de Portugal et de toutes les côtes d’Europe ; mais les plus nombreux sont les bateaux italiens, surtout ceux des Pouilles et de Sicile, et aussi ceux de Grèce, c’est-à-dire turcs, qui arrivent ensemble dans ce port pour s’y mettre à l’abri des corsaires et de la tempête. Il y a un autre port appelé Marsa es Silsela, ce qui signifie le port de la chaîne, où mouillent les navires qui viennent de Berbérie, de Gerbo et d’autres lieux. À l’intérieur de la ville il y a une très haute colline qui ressemble à celle du Testaccio de Rome, dans laquelle on trouve de nombreux vases antiques et, à la vérité, c'est un monticule artificiel. Sur cette hauteur se trouve une petite tour où se tient constamment un guetteur qui surveille les navires qui passent. Pour chaque navire qu'il signale aux fonctionnaires, il touche une certaine prime ; s'il s'endort ou va se promener et qu'il arrive quelque bateau qu'il n'ait pas signalé aux employés de la douane, ce guetteur est condamné à une amende du double de sa prime, amende qui est versée à la caisse du soudan.
Presque toutes les maisons d’Alexandrie sont bâties sur des citernes à voûtes soutenues par des colonnes et des arcs. L’eau du Nil arrive jusque dans ces citernes. En effet, lors de la crue, l’eau vient par un canal artificiel creusé dans la plaine, du Nil jusqu’à Alexandrie où elle entre en passant sous le mur de la ville, pour se jeter, comme nous venons de le dire, dans les citernes.
En ce qui concerne ses ressources, Alexandrie est située au milieu d’un désert de sable, si bien qu’elle ne possède ni terrains de cultures, ni vignes, ni vergers. Le blé y est apporté de 40 milles de là. Il est vrai que près du canal qui amène l’eau du Nil il existe quelques petits jardins potagers mais leurs produits sont plutôt pernicieux, car à l’époque où on les consomme, les gens sont pour la plupart atteints de fièvre ou d’autres maladies. À six milles environ de la ville, vers l’ouest, on trouve de très antiques édifices parmi lesquels une colonne très grosse et très haute qui porte en arabe le nom d’Hemadussaoari, c’est-à-dire colonnes des mâts. On trouve en effet écrit dans les ouvrages qui traitent des choses admirables du monde qu’au temps d’Alexandre un philosophe nommé Ptolémée l’érigea pour assurer la sécurité de la ville vis-à-vis de l’ennemi. Il fit placer au sommet de cette colonne un grand miroir d’acier, de sorte que tout bateau qui passait à côté de ce miroir prenait feu immédiatement si l’on découvrait le miroir. Mais le miroir fut abîmé à l’époque où les Mahométans entrèrent en Afrique et la légende rapporte qu’il fut détérioré par un Juif qui le frotta à l’ail.
Il existe encore à Alexandrie, parmi ses anciens bâtiments, beaucoup de ces chrétiens que l’on nomme Jacobites. Ils ont une église à eux, laquelle, bien des fois reconstruite, persiste de nos jours, où fut jadis enseveli le corps de saint Marc L’Évangéliste qui fut traîtreusement enlevé en 829 par des marchands vénitiens et transporté à Venise. Tous ces Jacobites sont marchands et artisans et paient le tribut au souverain du Caire.
Il ne faut pas omettre de mentionner qu'au centre de la ville, au milieu des ruines, il y a une maisonnette basse, comme une sorte de chapelle, dans laquelle se trouve une tombe très vénérée par les Mahométans, où l'on entretient des lumières nuit et jour. On dit que c'est le tombeau d'Alexandre le Grand, qui fut prophète et roi d'après Mahomet dans le Coran327. Beaucoup d'étrangers viennent de lointains pays pour voir ce tombeau et y faire leurs dévotions. Ils y laissent des aumônes très considérables.
Je m’abstiens de parler de beaucoup d’autres choses notables afin de ne pas grossir cet ouvrage qui deviendrait ennuyeux et fastidieux pour le lecteur. »


326 Al-Wazzān, Jean Léon l’Africain, Description de l’Afrique, par A. Épaulard, Paris, 1956, p. VII-IX.

327 Divers commentateurs voient dans le personnage nommé Ḏū al-Qarnayn – mentionné dans le Coran (sourate XVIII, 82, 93) – Alexandre le Grand.

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PĪRĪ RE’ĪS (1517)

B. ḤAǦǦĪ MEḤMED

Mantran, R., « La description des côtes de l’Égypte dans le Kitāb-i bahriye de Pīrī Reis », AnIsl 17, 1981, p. 287-310.

Marin et cartographe turc, Pīrī Re’īs naît probablement à Gallipoli vers 1465. C’est auprès de son oncle, Kāmal Re’īs, que Pīrī Re’īs apprend le métier de marin. Pendant les expéditions, il acquiert une excellente connaissance de l’art de la navigation et de la Méditerranée. En 1495, le sultan somme Kāmal Re’īs de servir dans la marine ottomane. Pīrī Re’īs participe aux côtés de son oncle à plusieurs missions maritimes jusqu’à la mort de ce dernier en 1510 ou 1511. À partir de cette date, Pīrī Re’īs passe la plupart de son temps à Gallipoli pour réaliser des cartes marines. En 1513, il produit sa première oeuvre qui représente une carte du monde dont une partie seulement est conservée. On y observe l’Atlantique avec les parties adjacentes de l’Europe et de l’Afrique et le nouveau monde. Pīrī Re’īs affirme qu’il s’est servi de sources orientales et occidentales (cartes portugaises et de Christophe Colomb) pour la réaliser. Quelques années plus tard, en 1521, il achève un livre sur la navigation, Kitāb-i bahriye, qu’il remanie en 1526. Cette oeuvre, dont la partie sur Alexandrie est présentée ci-dessous, propose à la fois des cartes et un texte. En 1547, il est nommé amiral de la flotte de l’Égypte et de l’Inde. Après une défaite dans le golfe persique, il est condamné à mort en 1553-1554 au Caire.328

p. 295-298 :

« Dans les chroniques, il apparaît qu’Alexandrie est une ville qui a été construite dans les temps anciens. On dit qu’Alexandre aux deux cornes ayant trouvé cette ville en ruines la fit construire. Après l’époque du Saint Prophète - sur Lui le Salut ! - quelques-uns de ses compagnons vinrent vivre dans cette ville ; c’est pourquoi elle est un foyer de saints personnages. Plus particulièrement, elle est la clé de la mer du monde arabe ; la totalité de son rempart de tours mesure huit milles ; mais l’intérieur de ce rempart est maintenant en ruine ; presque en bordure de mer, ainsi que près de la porte de Rosette, il y avait encore quelques éléments en place ; le reste était détruit et en ruine ; cependant on a reconstruit le rempart de tours et les ruines sont maintenant peu nombreuses. Devant cette forteresse, il y a deux ports. Par la terre, la distance entre ces deux ports est d’un mille, mais par mer, de l’entrée d’un port à l’entrée de l’autre, il y a cinq milles. Le port situé à l’ouest est appelé Porto Vâkî, ce qui veut dire Ancien Port ; mais les Arabes le nomment Port de l’Ouest (Garb Limani).
Il y a aussi un port devant la partie Est de la ville ; la majorité des navires relâchent dans ce port situé à l’est, mais ce n’est pas un très bon port et les navires qui y stationnent doivent veiller à l’arrimage de l’ancre car il y a des sables mouvants, et c’est dangereux. En outre ce port est rempli de vers rongeurs qui attaquent le bois du navire. Bref, ce n’est pas un port tranquille. Cependant c’est une échelle, et l’on y vient pour faire du commerce.
À l’intérieur du port il y a deux rochers qui n’apparaissent pas à la surface de l’eau, il faut faire attention. On arrive à jeter l’ancre et éviter l’un des rochers en le contournant par le sud-ouest, vers une grande tour ; l’autre, non loin de la mer libre, se trouve à côté des brisants qui sont devant la ville. On entre dans le port par le milieu de ses brisants signalés avec ce rocher. À deux milles de la ville, au nord-nord-ouest, il y a un cap qui ressemble à une île. Au-dessus de ce cap se dresse une belle forteresse avec rempart et tour ; de nombreux canons veillent sur le port ; les navires étrangers ne s’y arrêtent pas. Devant cette forteresse il y a un petit îlot appelé Maymûna.
Entre cet îlot et la forteresse, les caïques passent, mais non les gros navires, car il y a des hauts-fonds. On dit que dans les temps passés, sur cet îlot, il y avait un miroir et que les navires venant de la mer se voyaient dans ce miroir. En mer, à l’est-nord-est de Maymûna, il y a un haut-fond avec quatre brasses d’eau.
Si, venant de la mer on désire connaître le repère d’Alexandrie, on aperçoit d’abord une éminence en forme de tente – que l’on appelle la Colline du Lac ; en avançant davantage, on voit une autre éminence ; au-dessus de la hauteur en forme de tente se dresse une tour ; au temps des Çīndī329, on surveillait depuis cette tour les navires venant du large ; autant l’on apercevait de navires, autant on élevait de pavillons ; ainsi la population de la ville et celle de la tour du port, savaient combien de navires arrivaient du large. Ensuite lorsque ces navires entraient au port, depuis la tour on tirait le canon en guise de bienvenue, puis on percevait une pièce d’or du navire parce qu’on avait tiré le canon.
Maintenant la tour qui est sur cette éminence est en ruines. Le dessus de la colline qui est à l’est est tout plat, et sur cette colline on a construit un moulin à vent.
Après avoir vu ces deux collines, on se rapproche un peu de la côte et l’on distingue complètement le port et le fort ; il y a aussi un repère qui consiste en ce que, en cet endroit, la mer n’est pas trouble ; au contraire, l’eau est claire.
Si, à dix milles au large du fort d’Alexandrie, c’est-à-dire au nord, on jette la sonde, on trouve du sable mou ; certains croient que la sonde n’a pas trouvé le fond et ne s’en préoccupent pas. À trente milles au large, il y a du sable mêlé à du corail. La côte en face de l’ancienne Alexandrie est de sable fin et chaud.
Ensuite, hors de l’entrée du port d’Alexandrie sur trois milles en mer, il y a des écueils. À sept ou huit milles au large se trouve un bon lieu d’ancrage.
Depuis la forteresse de l’actuelle Alexandrie jusqu’à Aboukir, il y a trente milles. Les côtes sont constituées par des hauts-fonds, les lieux ne sont pas bons et les navires ne peuvent stationner. Cependant il existe un petit port naturel où il est possible aux caïques et aux germes de s’arrêter. On donne le nom de Kürük Hudâd à ce petit port qui se situe entre un rocher semblable à une île et le rivage. On y entre par l’est. Au large de ce petit port, près d’Aboukir, il y a un rocher que l’on voit à la surface de l’eau : on l’appelle le Rocher d’Ibn Asli ; les navires peuvent passer entre lui et la côte, c’est encore profond ; les gens d’Aboukir l’appellent aussi Ukthaynî. Près de ce rocher et d’Aboukir, il y a deux écueils, visibles ; les marins peuvent passer entre ces écueils et la côte, c’est assez profond. Que cela soit ainsi connu. C’est tout. »


328 Soucek, S., « Pīrī Re’īs », EI2 VIII, Leyde, 1995, p. 317-319.

329 Mamelouks. Note de J.-L. Bacqué-Grammont.

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ANTONIO TENREIRO (1523-1524)

Tenreiro, A., Itinerario de Antonio Tenrreyo que da India veo por terra a este Reyno de Portugue, Cimbra, 1565.

Antonio Tenreiro voyage avec l’ambassade portugaise de Balthasar Pessoa à la cour Safavide de Tabriz envoyée par le roi et gouverneur Lopo Vaz de Sampaio.330

Folio 79 et 81

« De la ville d’Alexandrie en Égypte
Alexandrie est une grande ville située du côté du ponant éloignée de la mer Méditerranée d’un tir d’une baliste. Elle est entourée de désert près de la baie de la mer. Elle est encerclée de murs de pierres et d’édifices très anciens en de pierres de jaspe à certains endroits. Cette ville est dotée de nombreuses rues belles, droites et larges, ainsi que de petites maisonnettes de pierres et de chaux. Il y a d’autres constructions sous le sol de la même taille que les petites maisonnettes situées au-dessus. Ces constructions semblent très anciennes et bien édifiées. Les habitants, chrétiens et Maures qui ne représentent pas le dixième car ils sont sujets aux maladies. S’il n’y avait pas ce bon port, il me semble qu’elle ne serait pas habitée car il n’y a pas d’eau potable à boire sinon l’eau qui vient du Nil lors de la crue et qui remplit les canaux qui alimentent toutes les citernes qui sont innombrables. Les personnes qui y vivent ne boivent que l’eau qui date de deux ou trois ans car on dit que les eaux nouvelles du fleuve rendent malades et font mourir les gens car (le fleuve) est mal habité. Quand j’arrivai là, j’eus la fièvre. Il semble qu’il y avait de beau vestige autour. Mais déjà en ce temps, ce que je vis était presque détruit et désert. Il y vient de nombreux vaisseaux et navires de toute part de l’Europe qui ont leurs sièges dans cette ville qu’ils appellent consulats. Ici, il y a le gouverneur avec quelques cavaliers pour le grand Turc. Il y a une forteresse qui est édifiée dans cette mer dans une baie qui entoure le port du côté du ponant. Il y a un capitaine de lancier et quelques canons qui y sont en continu. Quand j’arrivai en ces lieux, je ne pus trouver d’embarcation prête pour partir en Europe parce qu’elles étaient toutes occupées à vendre leurs marchandises. En ce temps-là, il y avait aussi une armada de Barra violette dans laquelle je vis de nombreux chrétiens ferrés, mal traités par les Turcs, qui viennent en gage avec les marchandises de la ville mentionnée comme rançon. Quand je les vis ainsi maltraités et prisonniers, j’éprouvai de la peine. Ayant le désir de partir de cette ville, je m’embarquai sur une petite nave, qui partait rapidement pour aller sur l’île de Chypre. (Cette nave) appartenait à un Grec qui avait dans ce port des affaires en suspens avec les Turcs, qui avaient ici un galion ; ils voulaient s’en emparer dans la mer pour se venger. Nous embarquâmes le plus secrètement que nous pûmes. Nous (folio 81) levâmes l’ancre pour faire le voyage, mais vinrent vers nous trois ou quatre barques turques armées que le Grec très courageux voulut attendre ; ayant confiance au bon vent qu’on avait, il laissa entrer dans la nave une des barques. (Le Grec) avait de bonnes paroles mais eux, orgueilleux, en rajoutèrent, et, vinrent à l’intérieur. Mais nous les mirent dehors très fâchés. Je me vis en grand danger duquel Dieu m’en libéra. De la balustrade, nous vîmes les luttes, ils tirèrent et prévinrent les barques pour nous attaquer.
Grâce au bon vent, nous disparument victorieusement. En navigant par la dite mer en cinq jours et cinq nuits, nous arrivâmes à l’île de Chypre, au port nommé Alamizo. »331


330 Tenreiro, A., Itinerario de Antonio Tenrreyo que da India veo por terra a este Reyno de Portugue, Cimbra, 1565, p. 3, 20-21, 33.

331 Traduction : A. S. Fonseca, I. Halflants, A. Sennoune.

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NOÉ BIANCO (1527)

Bianco, N., Viaggio da Venetia al Santo Sepolcro et al Monte Sinai co’l dissegno delle città, castelli, ville, chiese, monasteri, isole, porti,, & fiumi... composto dal R. P. F. Noé dell’ordine di S. Francesco, Venise, 1619.

Comme il a été spécifié plus haut, ce pèlerin reproduit la description que le voyageur Niccolo de Poggibonsi écrivit lors de son pèlerinage en 1349.

Non paginé :

« Je vous parlerai de la ville d’Alexandrie et de son emplacement. Alexandrie est une ville majestueuse, entourée de murailles. À l’intérieur de la ville se trouvent de belles maisons et des palais, cette ville est située au bord de la mer et elle est munie d’un beau port.
Ce fleuve appelé Nison passe au milieu de la ville et prend sa source au paradis terrestre.
Dans cette ville, il y a un grand nombre de marchands et d’autres personnes. Cette ville est à trois cents milles de Babylone où réside le sultan.
De la pierre où fut coupée la tête de saint-Jean-Baptiste
À Alexandrie il y a l’église de Saint-Jean-Baptiste ; dans cette église se trouve la pierre sur laquelle fut coupée sa sainte tête. Cette pierre fut transportée de la ville de Sébaste de Samarie et placée dans cette église de Saint-Jean. Le fait qu’aucun Sarrasin ne puisse s’asseoir sur cette pierre car dès qu’il s’assoit, il se remplit d’ampoules à cause de la vapeur qui se dégage de cette pierre, est un miracle évident.
Du lieu où fut décapitée sainte Catherine Vierge et martyre
Près de cet endroit se trouvent les maisons qui appartenaient à sainte Catherine, où demeure l’émir des Sarrasins ; continuant le chemin dans la rue principale de la ville, à main gauche il y a deux colonnes de marbre près d’une grande maison au bord d’une place. Ici fut tranchée la tête de sainte Catherine. À cet endroit, les chrétiens firent construire une église, mais de nos jours les Sarrasins y demeurent. On dit qu’ici il y a indulgence plénière.
Dans cette rue déjà citée, il y a l’église où fut décapité le glorieux saint Marc. Cette église est belle et les Grecs y officient ; on y gagne une indulgence de 7 ans et 70 jours
Vient ensuite l’endroit où se réfugia le bienheureux saint Athanase, par crainte de la persécution de l’empereur de Constantinople. Là pour affirmer la foi chrétienne, il inscrivit ce symbole qui dit “Tous ceux qui veulent être sauvés etc.” Cet endroit est à un demi-mille de la ville d’Alexandrie.
Lorsque je quittai la ville d’Alexandrie, j’allai à Babylone et au Caire ; après avoir cherché ces villes et ces lieux, nous partîmes de cette ville d’Alexandrie pour aller au Caire ; en chemin, à un demi-mille, nous trouvâmes le port du fleuve Fison ; là nous nous embarquâmes sur un navire syrien et nous fîmes voile vers le Caire et Babylone. »332


332 Traduction : C. Burri, N. Sauneron (archives Sauneron, Ifao).

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GREFFIN AFFAGART (du 24 au 28 août 1533)

Affagart, G., Relation de Terre Sainte (1533-1534) par Greffin Affagart, par J. Chavanon, Paris, 1902.

Greffin Affagart, seigneur de Courteilles (Sarthe), riche gentilhomme du Maine, entreprend en 1533, un pèlerinage en Terre sainte. Lors d’un précédent pèlerinage, il obtient le titre de Chevalier du Saint-Sépulcre.333

p. 49-55 :

« Alexandrie fut premièrement édifiée par le grand roy Alexandre, et la nomma par son nom. C’est la cité capitale et patriarchalle de l’Egypte en la partie de l’Asie, soubz la seigneurye du grand Turc depuys que le père du Turc eut faict mourir le Souldan, et aussi tout le royaulme d’Egypte, de Asie et de Sirie et de toute la Grèce ; et combien qu’elle soyt la plus noble cité et principalle, si n’esse pas la plus grande car elle fut destruite, long temps a, pour roy de Cypre nommé Jacques de Lusignan, et oncques puys ne fut totalement réédifiée. Elle est assez de belle apparence par dehors en murailles et tours et principalement vers le port, mays par dedans y a de grands ruynes ; la cité est toute creuse par dedans et plaine de cyternes pour recepvoir l’eaue que l’on faict venir par desoubz terre quant le Nyle croist, et pour ceste cause est mal saine spéciallement aux estrangiers, et si seroyt facile à prendre qui leur trancheroyt le dict conduyt d’eau, car ilz n’en pouroient avoir dedans.
Il y a en la cité d'Alexandrie de plusieurs nations de habitants comme Turcs, Mores, Juifs, chréstiens grecs, chrestiens de la seincture, chrestiens jacobites et chrestiens latins, lesquels ont en la ville quatre fondicques, c'est-à-dire quatre lieulx determinéz pour habiter et exercer leurs marchandises, auquelz lieux sont encloux334 comme ung monastère. Les Venissiens en tiennent deux, les Genevoys tiennent la tierce et les Françoys tiennent la quarte que les Castellans soulloient335 tenir.
Et y a ung consul député du roy de France pour recepvoir les marchans françoys qui là arivent et pour les adresser à leurs affaires, lequel nous reçeut très humainement en son logeys, et là, nous rafraichismes quatre ou cinq jours, car nous estions fort fachez et ennuyez de la mer, et principallement le bon seigneur de la Rivière, lequel estoyt tout mallade ; et en ce temps que nous demeurasmes en Alexandrie visitasmes les lieulx saincts et autres choses dignes de mémoire.
Premièrement nous visitasmes l’église de Sainct-Marc en laquelle demeurent aucuns chrestiens hérétiques nommez Jacobites. En ce lieu demouroyt monsieur sainct Marc l’évangéliste estant évesque de Alexandrie.
Nous vismes le lieu où fut ensevely après son glorieux martire, et a demouré son précieulx corps jusques à tant que les Vénitiens le enlevèrent cauteleusement, et finement le portèrent à Venise.
Il y a en Alexandrie le lieu ou sainct jehan l’aulmousnier, arcevesque, fut martirisé pour la foy de Jésus